L’auteur montre le rôle important joué par la Kabylie dans la préparation puis la lutte pour l’indépendance algérienne et dans l’avènement d’une véritable démocratie dans l’Algérie d’aujourd’hui. Les deux principaux lieutenants de Messali Hadj, le père du nationalisme algérien, dans les années trente, furent des Kabyles : Amar Imache et Belkacem Radjef.

Déjà ils durent affronter leur chef sur la conception que celui-ci voulait donner au nationalisme algérien et sur la revendication de l’identité berbère. Plus tard cette question resurgit dans ce qu’il est convenu d’appeler la " crise berbériste " (1948-1949). Les personnalités d’Amirouche, de Abane Ramdane et de Krim Belkacem, tous trois originaires de Kabylie, marquèrent à leur tour le déroulement de la guerre d’indépendance. Avec la libération, ce furent encore des hommes politiques kabyles qui mirent en avant les questions de la pluralité, de l’identité et de la démocratie dans un pays en proie au totalitarisme.

Awal, cahier d’études berbères, n°25, Paris, 2002

Chaque moment fort de la vie intérieure en Kabylie (protestations, marches, grèves, émeutes), ravive les références anciennes d’engagement politique de cette région d’Algérie. Les événements récents, en forme de gigantesque explosion sociale, s’inscrivent ainsi dans une chaîne historique tout au long du XXe siècle, mais il s’agit d’une chaîne parfois lacunaire, quelquefois sanglante, et entrecoupée de trouées démocratiques, de relâchements. Pour la reconstituer, il nous faut suivre les parcours de figures essentielles issues de la région de Kabylie, et qui ont joué un rôle fondamental dans la longue marche du nationalisme algérien.

Dans la communauté kabyle, qui forme près de 80 % de l’immigration algérienne dans la France de l’entre-deux-guerres, deux figures importantes émergent du premier mouvement indépendantiste, l’Étoile-nord-africaine. Amar Imache et Radjeff Belkacem, nés respectivement en 1895 et en 1907, dans des douars situés dans l’ex-commune mixte de Fort-National (aujourd’hui Larbaa Naït Iraten), vont être les principaux lieutenants de Messali Hadj dans les années 1930. Ils affronteront ce dernier, l’un après l’autre, sur la conception de la nation à construire et la place de la singularité berbère. Amar Imache se trouvera écarté de l’organisation. Ce débat essentiel reviendra dans la principale organisation indépendantiste, qui prendra pour nom Parti du peuple algérien (PPA) et Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) après la Seconde Guerre mondiale. En 1948-1949, éclate dans la fédération de France du PPA-MTLD, la crise dite " berbériste ". La majorité de la direction adopte des positions défendant l’identité berbère et critique le sens jugé trop " arabe et islamique " donné à l’orientation générale du parti. La direction en Algérie décide de " normaliser " la situation. Plusieurs dizaines de cadres de l’immigration algérienne en France sont exclus de l’organisation nationaliste. Cette crise va révéler ultérieurement d’autres enjeux, débats qui traversent l’association, et l’on évoquera à ce propos deux types d’ interprétation. Le premier touche au caractère centralisateur, voire jacobin, que porte en elle l’organisation nationaliste: s’efforçant de consolider l’idée nationale dans sa lutte pour l’indépendance, elle tend à gommer tous les particularismes. Le second souligne plus spécifiquement le fait que cet " incident " a éclaté en France, chez les cadres de l’immigration, et n’a pas touché les militants d’Algérie, pas même en Kabylie, région pourtant particulièrement concernée. L’hypothèse des effets d’influence de la société française (laïcité, position des jeunes intellectuels en France en rupture avec les coutumes religieuses et les traditions familiales, volonté de sortir d’un nationalisme jugé trop étroit poyr l’intégration plus grande aux luttes sociales en France) a été invoquée. À la faveur de cette crise, Hocine Aït Ahmed, né en 1926 à Michelet (aujourd’hui Aïn El-Hammam), responsable de la branche armée du PPA-MTLD (l’Organisation spéciale) se trouve écarté de la direction. Il retrouvera un rôle de premier plan dans le déclenchement de l’insurrection contre la France en 1954, en participant à la construction du Front de libération nationale (FLN).

Dans la séquence de la guerre d’indépendance, plusieurs dirigeants originaires de Kabylie vont jouer un rôle de premier plan. Abane Ramdane, né en 1920 dans un douar situé près de Fort-National, sera le principal organisateur et théoricien du premier congrès du FLN, tenu dans la vallée de la Soummam en Kabylie. Il préconisait la primauté des hommes politiques sur le rôle des militaires dans la conduite de la lutte nationaliste. Il sera assassiné par d’autres dirigeants du FLN en décembre 1957 au Maroc. Amirouche, redoutable chef de guerre, né en 1926 dans une petite localité du Djurdjura, organisera les maquis de la wilaya III. Il sera abattu par les troupes françaises en 1959. Krim Belkacem, né en 1922, près de Draa el-Mizan, sera le premier ministre des Forces armées puis ministre des Affaires étrangères du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) en 1958, et le principal négociateur algérien des accords d’Évian de mars 1962. Il sera assassiné, vraisemblablement sur ordre de l’État algérien, en 1970 en Allemagne.

A Ramdame
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Abane Ramdane Amirouche Krim Belkacem Hocine Aït Ahmed


Après l’indépendance de l’Algérie, la Kabylie se retrouvera vite sur le devant de la scène politique algérienne. Hocine Aït Ahmed, en désaccord avec la politique suivie par Ahmed Ben Bella, annonce le 29 septembre 1963 la création du Front des forces socialistes (FFS). À la suite de la " guerre des sables " (l’affrontement, entre l’Algérie et le Maroc), les troupes de l’ANP (l’Armée nationale populaire) ouvrent le feu sur des soldats de la 7e région en Kabylie. L’ANP pénètre à Azazga sans rencontrer de résistance. Hocine Aït Ahmed et ses partisans prennent alors le maquis. Cette résistance en Kabylie contre un pouvoir jugé autoritaire est le premier cas larvé de guerre civile dans l’Algérie indépendante. Arrêté puis condamné à mort, Hocine Aït Ahmed s’évade de sa prison en 1966, et vivra en exil en Europe. La Kabylie entrera de nouveau en dissidence contre le pouvoir central, quinze ans plus tard, en avril 1980. À la suite de l’interdiction d’une conférence de l’écrivain Mouloud Mammeri, de violentes émeutes secoueront cette région pendant plusieurs semaines. Une nouvelle génération entre en scène, le docteur Saïd Saadi et le chanteur Ferhat Mehenni. Ces nouveaux acteurs politiques et culturels porteront publiquement les revendications touchant à l’enseignement de la culture berbère, totalement ignoré par les gouvernements successifs lancés dans une politique d’arabisation de l’enseignement. Le " printemps berbère " sera le premier signal, violent, de remise en cause de la culture du parti unique, le FLN, qui s’effondrera dans les émeutes d’octobre 1988.

Il y a, derrière tous ces itinéraires, le rapport compliqué que la Kabylie entretient avec l’histoire algérienne. Bien que les Kabyles soient souvent suspectés d’affaiblir la cohésion nationale en revendiquant pour des droits singuliers, il apparaît en fait que la bataille qu’ils livrent pour la pluralité annonce toujours des moments décisifs de passage à la démocratie. Quand cette région s’embrase, comme ce fut le cas sur des questions sociales en avril 2001, l’Algérie entière se trouve concernée.

Benjamin Stora