« Charonne », ou l’oubli impossible.

Dans lombre de CharonneLe nom de la station du métro parisien « Charonne » est entré dans le Panthéon des mémoires douloureuses françaises le 8 février 1962, comme un symbole de la résistance à la guerre d’Algérie. Ce soir-là, une manifestation est organisée contre l’OAS. Cette organisation rassemble les partisans de l’Algérie française qui pratiquent une politique de « la terre brûlée » contre les militants, algériens ou français, favorables à une solution négociée en Algérie (la guerre d’Algérie dure depuis novembre 1954…..). Au début de l’année 1962, en France, l’OAS multiplie ses actions violentes qui soulèvent l’indignation d’une opinion française excédée. La gauche dénonce « le danger fasciste » et appelle, ce 8 février 1962 à une manifestation de « défense républicaine ». La manifestation est organisée par les syndicats, CFTC, CGT, UNEF, SGEN, SNI, auxquelles se sont associées les organisations de gauche, dont le PCF et le PSU. Selon Alain Dewerpe, il s’agit « d’une manifestation de militants et, toutes obédiences confondues, de militants souvent durablement engagés dans la lutte anticolonialiste ». Il relate aussi, d’après témoignages, que « l’UNEF et le PSU sont majoritaires en tête et au sein du cortègecomposé en grande partie de militants communistes »[1]

Plusieurs cortèges tentent de se rejoindre dans le XIe arrondissement, deux des principaux cortèges fusionnent sur le boulevard Beaumarchais. La foule devient excessivement dense, interdisant tout repli au moment d’une possible charge. Les manifestants se heurtent à un important dispositif policier. Maurice Papon est le Préfet de police de Paris qui coordonnera l’action des forces de l’ordre. Ce sera un véritable carnage. Prise de panique, la foule s’engouffre dans la bouche de métro Charonne. Dans la panique et la bousculade, des personnes trébuchent et sont piétinées. Sur cet amas humain qui obstrue complètement l’entrée de la station de métro, des témoins voient un groupe de gardiens casqués « entrer en action ». Les policiers tapent les manifestants à coup de  « bidule ». Au milieu des cris, des gémissements, des couches de blessés enchevêtrés, on retire six cadavres de « Charonne » plus le blessé qui décèdera le lendemain. Deux autres manifestants sont tués à l’extérieur de la bouche de métro avec la même sauvagerie meurtrière. Tous sont à la CGT et huit d’entre eux appartiennent au Parti Communiste Français.

Le mardi 13 février, les funérailles silencieuses et grandioses des victimes de « Charonne » sont suivies par une foule impressionnante estimée à cinq cent mille personnes. Une grève générale ce jour-là arrête les trains, ferme les écoles et laisse les journaux muets.

Parmi les manifestants, une jeune fille de 17 ans, Maryse Douek. En classe de première, elle est proche d’un Cercle antifasciste créé par les élèves du lycée de Sèvres. Maryse n’a pas le droit de militer publiquement. Détentrice d’un livret d’apatride (elle est arrivée d’Egypte avec ses parents quelques années plus tôt), la nationalité française a été refusée à sa famille, suite à la dénonciation d’un concierge les accusant de fréquenter des communistes. Au traumatisme de la chute et de l’amoncellement des corps dans la bouche de métro, s’ajoute celui d’avoir trahi une promesse faite à ses parents et la peur de perdre sa place dans la société française. Elle a miraculeusement échappé à la mort ce soir du 8 février 1962. Désirée et Alain et Frappier racontent son histoire dans les dessins et le texte de l’album, Dans l’ombre de Charonne.

J’ai rencontré pour la première fois Maryse Douek-Tripier (mariée avec Pierre Tripier) au tout début des années 1980 à l’université Paris 7 Jussieu dans le département de sociologie où je venais d’avoir un poste d’assistant. Elle était l’une des premières à ce moment à travailler en France sur l’immigration ouvrière, et ses travaux de recherches faisaient, déjà, autorité. Je commençais à l’époque mes recherches sur l’histoire de l’Algérie, et nous avions beaucoup discuté du parcours singulier des ouvriers immigrés algériens en France, notamment pendant la guerre d’Algérie. Mais je ne me souviens pas avoir évoqué avec elle la tragédie du métro « Charonne », et pourtant…. Maryse, et je l’ai su des bien années après, était parmi les manifestants qui  ont été matraqués,  piétinés, écrasés à l’entrée du métro. Ce moment est resté longtemps enfoui au fond de sa mémoire.

Pourquoi à propos de « Charonne » l’oubli s’est-il installé,  puis comment une lente remontée des souvenirs s’est-il opérée ?   

 Le drame a eu lieu quelques semaines avant la conclusion des accords d’Evian (19 mars 1962), et quelques mois avant l’indépendance de l’Algérie (5 juillet 1962). Dès l’été 1962, la guerre d’Algérie semble s’évanouir de la scène politique française. Après l’indépendance algérienne, l’histoire même de l’Algérie en France se perd très vite avec une infinie possibilité de sens : nostalgies coloniales, hontes inavouables des exactions commises, images de sa jeunesse perdue….. La séparation de l’Algérie et de la France, au terme d’un conflit de sept ans (1954-1962) a produit de la douleur, des désirs de vengeances inavouées, des oublis, volontaires ou pervers. Volontaires, parce qu ‘il fallait bien oublier les traumatismes de la guerre pour vivre et construire une vie sociale. Pervers, parce que cet oubli a été organisé par l’Etat pour dissimuler les crimes liés à cette guerre (des lois d’amnisties ont toujours empêché que soient jugés les responsables d’exactions[2]). Et cette guerre a longtemps attendu avant d’être reconnue et nommée sur la scène culturelle et politique française.

Le drame de « Charonne » s’est perdu, aussi, parce que cette mémoire était essentiellement portée par les communistes. L’affaiblissement progressif du PCF a eu des conséquences sur la faible visibilité de cette séquence tragique dans le paysage mémoriel français.

L’album Dans l’ombre de Charonne arrive dans ce moment de retour de mémoire autour de la guerre d’Algérie. Peut-on réaliser, cinquante ans après, un album de bandes dessinées sur un sujet aussi dramatique que celui du drame de métro Charonne, saisissant d’émotion et de réalité ? À découvrir le travail de Désirée et Alain Frappier, la réponse est oui. Parce qu’il se sont inspirés de leur propre expérience et de la vie d’une femme, Maryse Tripier ; parce qu’ils ont su faire revivre, avec force détails (voir les dessins sur l’uniforme des policiers, ou… les vêtements des jeunes de cette époque) non seulement cette histoire, mais comment elle est revenue dans la société française des années 2000. Le respect des faits historiques et de l’émotion est un exercice d’équilibre toujours délicat. Mais tout cela est mis en scène finement, avec une sobriété bienvenue, un sens aigu des situations, et ce goût du détail qui installe une atmosphère, celle d’une jeunesse française qui refuse une guerre coloniale cruelle. Autour du personnage principal, on voit glisser les spectres de la guerre finissante, et la blessure des mémoires. On ressort de cette lecture convaincu de la nécessité de passer aussi par les images pour porter des histoires, toucher un public de jeunes qui ne connaissent pas cette période.

Pendant de nombreuses années, la confusion était grande entre les massacres d’Algériens à Paris le 17 octobre 1961 et « Charonne ». Puis, par le combat inlassable mené par les enfants de l’immigration algérienne, la date du 17 octobre 61 a enfin acquis une grande visibilité. Il faut maintenant que ces deux dates, 17 octobre 61 et 8 février 62, soient définitivement liées comme signe de fraternité entre l’immigration ouvrière algérienne et les militants en France qui ont refusé la guerre livrée en Algérie. Dans L’ombre de Charonne est une contribution essentielle à cette entreprise nécessaire.

Benjamin Stora.

http://www.univ-paris13.fr/benjaminstora/

 

[1] Dewerpe (Alain), Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d'un massacre d'État, Paris, Gallimard, 2006, 897 pages.

[2] Sur cet aspect, je renvoie à mon ouvrage, La gangrène et l’oubli, la mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, Ed La Découverte, 1991, poche, 2004, 320 pages.