En qualifiant la colonisation française de «crime contre l’humanité», le nouveau président veut débarrasser la France de ses fantômes, estime le spécialiste du Maghreb. Il intervient ce jeudi à l’Institut du monde arabe sur la question de l’immigration.

Par Simon Blin

Benjamin Stora : «Les enfants d’immigrés ont bien accueilli les propos de Macron sur l’Algérie»

Manifestation des anciens combattants algériens vers 1957
Photo Keystone France. Gamma-Rapho

Si le projet d’ouverture au monde l’a finalement emporté au terme de la campagne présidentielle, la place des étrangers demeure confinée aux marges, repoussant un peu plus les promesses d’intégration de la gauche française des années 80. Les lignes ont bougé et les priorités ne sont plus les mêmes, nous dit Benjamin Stora, historien, professeur des universités et président du conseil d’orientation du musée de l’Histoire de l’immigration. Ce spécialiste du Maghreb contemporain, coauteur de Histoire dessinée de la guerre d’Algérie (Seuil, 2016) et qui signe la préface de Tous migrants ! (Gallimard, 2017), rappelle combien le souvenir de l’«Empire perdu» continue de marquer la mémoire d’un pays où la présence étrangère n’est pourtant pas aussi forte qu’on peut l’imaginer.

 
Quel regard portez-vous sur l’élection d’Emmanuel Macron ?

Son arrivée au pouvoir me fait penser, avec toutes les précautions d’usage de refus d’anachronismes, à celle de De Gaulle lorsqu’il y eut une formidable poussée contre tous les anciens partis de la IVe République, dont la SFIO, ou de la droite classique. De Gaulle a pris le pouvoir sur le refus du clivage droite - gauche, l’idée de réconciliation des Français avec eux-mêmes qui s’appuyait implicitement sur le désir de la paix en Algérie. A l’époque, la guerre avait provoqué une profonde fracture dans la société française, des divisions au sein même des familles et des partis politiques, avec un déversement de haine qui a culminé lors de la bataille d’Alger, en 1957. Si De Gaulle a été très suivi jusque dans les classes populaires, il s’est ensuite heurté à la question sociale en voulant légiférer par ordonnances. Cette méthode a déclenché la grève des mineurs en 1963, ouvrant la voie à 1968. Une nouvelle gauche est apparue dénonçant les risques de dérives bonapartistes. Certes, il faut se méfier des parallèles historiques, mais certaines analogies sont troublantes.

Que vous inspire le traitement réservé à l’encontre des étrangers dans cette campagne ?

Depuis dix ou quinze ans, immigration et définitions d’identité mobilisent les esprits en France. Dernièrement, la crise des migrants est venue aggraver les termes du débat. Cette année, le thème de l’immigration n’est pas venu sur le devant de la scène, même s’il ne faut pas oublier que le fonds de commerce principal du Front national (FN) est lié à cette thématique. Le sentiment antimigrants, xénophobe, est encore très présent au FN. C’est d’ailleurs sur ce terrain que Marine Le Pen a perdu le plus de points lors du débat télévisé de l’entre-deux-tours face à Emmanuel Macron. Elle a «échoué» à aborder ce sujet.

Comment expliquer un tel échec ?

Tout d’abord, parce que les étrangers ne sont pas aussi nombreux qu’on le croit en France, comme l’ont montré les travaux de l’anthropologue et démographe François Héran et d’El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à Paris-Dauphine. On a accueilli très peu de migrants ces dernières années ! Ensuite, les enfants d’immigrés sont aujourd’hui parfaitement intégrés dans la société française. A la différence des années 80 où les gens venaient frapper à la porte de la Cité pour trouver leur place. Aujourd’hui, ils participent, votent, sont entrés dans tous les partis politiques déjà existants sans avoir eu besoin de créer le leur. Certains crient au communautarisme, alors qu’il n’existe pas de parti communautaire ou de groupement séparé des partis traditionnels français. Ceux qu’on appelle les «descendants d’immigrés» sont inclus dans la société telle qu’elle est. Ils ne se situent pas dans des logiques de séparation. Enfin, l’immigration fonctionne plus comme le symptôme d’un problème qui relève de l’Etat de droit, des pratiques démocratiques, des violences policières adossées à l’état d’urgence que de la question migratoire. Les interrogations de la jeunesse française portent plus sur ces questions-là que sur celle de l’identité.

La société s’est-elle droitisée ?

Difficile à dire. Le centre de gravité de la société se déplace. Il s’agit aujourd’hui d’établir un équilibre entre la liberté individuelle et le besoin de plus de sécurité aux sens premier et social du terme. C’est ce sur quoi Emmanuel Macron a insisté durant la campagne. Mais la nouveauté vient aussi de l’interrogation sur la place de la France dans le monde. La France est-elle capable de conserver son rang mondial ? Un souverainisme, encouragé par toutes les forces politiques, dont celles de gauche, correspond à un rêve de grandeur évanoui dans lequel la France joue un rôle central. C’est souvent le souvenir de l’empire perdu qui affleure, de «la grande France». Et au centre de cet empire, il y avait l’Algérie…

Quelle place pour les descendants d’immigrés dans une telle conception de la société ?

Les descendants de l’immigration postcoloniale, c’est-à-dire maghrébine et africaine, épousent le mouvement général de la société française qui est celui d’une déception que le Parti socialiste a contribué à générer dans son électorat. En remplaçant le Parti communiste, le PS en a repris les principales thématiques dont la rupture avec le capitalisme et la lutte contre la finance. S’il en a fait les axes de ses grands discours, de François Mitterrand à François Hollande, rien ne semble avoir changé vraiment dans la vie quotidienne. Dorénavant, lorsqu’arrivent des élections, on reprend ces mêmes formules de la gauche socialiste, mais cela suscite désormais beaucoup de scepticisme.

D’où le faible score de Benoît Hamon dans cette partie de l’électorat, 11 %…

Oui. D’un côté, Jean-Luc Mélenchon les a séduits par la force de son discours basé sur la rupture. De l’autre, Emmanuel Macron a réalisé une percée indéniable. Les deux, dans des registres différents, ont bousculé l’ordre ancien.

Que dit cette irruption d’Emmanuel Macron ?

Elle traduit une progression de l’individualisme et de désir d’égalité, y compris chez les descendants d’immigrés. Il y a chez eux l’envie d’ascension sociale très forte, sans forcément un engagement collectif au sens politique et citoyen classique du terme. Ils ne veulent plus attendre la réalisation d’une société plus égalitaire, mais désirent améliorer leur condition maintenant. Encore une fois, ce n’est pas propre aux enfants d’immigrés, mais cela correspond à un mouvement général à la fois égalitaire et d’individualisation.

Ses déclarations sur la colonisation en Algérie y ont reçu un écho positif…

En France, on a surtout relevé la réaction hostile de certains cercles de pieds-noirs. Mais on a oublié de dire qu’un pan important des enfants d’immigrés a accueilli favorablement ces propos. Emmanuel Macron a marqué des points en voulant débarrasser la France de ses fantômes coloniaux. Il faut savoir que la question coloniale reste un marqueur d’identité très puissant chez les descendants des immigrations postcoloniales.

Tandis que la classe politique française semblait considérer le problème comme résolu…

En trente-cinq ans d’enseignement dans des facultés, à Saint-Denis, Villetaneuse, ou au sein du département d’arabe à l’Inalco, mes étudiants m’ont toujours demandé pourquoi la France n’avait jamais voulu regarder son passé colonial en face. Pire, en 2005, année des émeutes en banlieues, une loi disposant que les programmes scolaires reconnaissent le rôle «positif de la présence française en Afrique du Nord» a été votée ! Cela concerne aussi les Antilles. Bien que la jeunesse antillaise et africaine ait des histoires différentes, elles se reconnaissent toutes deux dans la question coloniale, qui, pour elles, n’a pas trouvé de réponse claire. Avec sa déclaration, Emmanuel Macron a simplement voulu dire : «Reconnaissons le passé pour passer à autre chose et définir l’avenir.» Qu’on le veille ou non, les parcours de minorités irriguent le récit historique, national, républicain. Pendant que la gauche est restée centrée sur une conception très jacobine de la société, Emmanuel Macron s’est orienté vers la question de la défense des droits civiques des minorités, comme l’aile gauche du Parti démocrate a pu le faire aux Etats-Unis depuis longtemps en combinant les questions de «race» et de classe.

Le droit de vote des étrangers, proposition portée par Mitterrand en 1981, allait pourtant dans ce sens…

Cette mesure fut celle d’une gauche qui a tenté de s’ouvrir à la modernité dans les années 80 et qui s’est heurtée à une classe politique encore souverainiste. Depuis, la gauche a abandonné ce mot d’ordre. Cette promesse n’a pas été oubliée, même si la revendication n’est plus aussi importante. Le droit de vote des étrangers s’est effacé au profit de la question de l’accueil des migrants, et de la lutte pour le respect de l’Etat de droit. C’est la priorité du moment.

Benjamin Stora interviendra demain à la fois dans le cadre des Jeudi de l’IMA mais également pour la conférence inaugurale des 3e Rendez-vous de l’histoire du monde arabe qui se tiennent du jeudi 18 au dimanche 21 mai autour du thème : «Frontière(s)».