Calais le 1er novembre 2016, au lendemain d'une opération massive visant à nettoyer le camp.
Photo : PHILIPPE HUGUEN / AFP

L’historien, connu pour son engagement sur les questions d’immigration, s’est vu confier par Françoise Nyssen, ministre de la Culture une “mission de coordination et d’accompagnement de l’action culturelle en faveur des migrants”. Nous l’avons rencontré.

Peu de temps après avoir été nommée ministre de la Culture, Françoise Nyssen a plaidé (d’abord discrètement, puis avec plus de vigueur) pour que le monde culturel se mêle sans ambages de la question migratoire : lors de la Foire du Livre de Francfort, en octobre 2017, ou plus récemment à l’occasion des Biennales internationales du spectacle à Nantes puis de ses vœux adressés à la presse le 23 janvier.

Cette même semaine, la ministre a aussi annoncé qu’une « mission de coordination et d’accompagnement de l’action culturelle en faveur des migrants » avait été confiée à l’historien Benjamin Stora, dont l’engagement sur les questions d’immigration ne date pas d’hier. Le Président du conseil d’orientation du Palais de la Porte Dorée – qui abrite le Musée national de l’histoire de l’immigration, à Paris – devra rendre sa copie avant l’été. C’est l’homme de la situation : son institution a notamment organisé dès 2015 l’excellente exposition Frontière(s), ainsi qu’un grand rassemblement citoyen (Migrations : 12 heures pour changer de regard). Il répond à nos questions.

Que recouvre concrètement pour vous cette mission à l’intitulé un peu abscons ?

Il faut d’abord comprendre que mon objectif n’est pas d’amener des migrants dans les musées, c’est même plutôt le contraire ! Il s’agit d’amener la société française à regarder avec plus de bienveillance les migrants. Il est important que l’accès à la culture concerne les plus défavorisés et parmi eux, ceux qui sont exclus de la société française parce qu’ils n’en parlent pas la langue, véritable outil d’accès à la culture. Et là, nous sommes aujourd’hui face à un défi nouveau, dans la mesure où ces femmes et ces hommes proviennent surtout d’espaces non-francophones (Libye, Syrie, Erythrée, Soudan...), contrairement à l’immigration post-coloniale.

Comment relever ce défi ?

Regardons par exemple ce qu’ont fait les Allemands. Cela commence par la mise en place de centres d’accueil où la priorité est l’enseignement de la langue. C’est ensuite que l’on dirige les migrants vers des centres d’apprentissage. Cette logique doit dominer : pour trouver du travail, entrer dans la société française et in fine, accéder à la culture française, il faut placer la langue au centre du dispositif. 

Pourquoi dites-vous que la situation est différente aujourd’hui ?

Parce que l'échec des révolutions arabes a conduit à des processus de guerre civile et à des déplacements massifs de populations, et donc à l’arrivée en Europe de millions de réfugiés. C’est l’effondrement des régimes politiques en Syrie, en Irak ou encore en Libye, et la crise de la démocratie politique, qui ont jeté sur les routes de l'exil des centaines de milliers de personnes : cette nouvelle « vague » est la conséquence d’une situation politique nouvelle.

Mais quels dispositifs pourriez-vous mettre en place ?

Il faut déjà faire un état des lieux de ce qui existe ! Je n'ai pas l'intention de me substituer aux nombreuses actions (d’accueil, d’alphabétisation, d’aide à la régularisation...) qui sont déjà menées, sur le terrain, par les associations. L’important, c'est de porter ce travail à la connaissance des uns et des autres, d’être un point de convergence entre toutes les initiatives. Je vais rencontrer ces associations, me rendre à Grande-Synthe, discuter avec les préfets, avec les gens de l'OFPRA et de l'OFII… Et je livrerai un état des lieux tout à fait libre et personnel, sur le plan politique, intellectuel et culturel, assez loin du travail des technocrates. 

Une fois le diagnostic posé, on pourra élaborer des pistes de travail. 

“Ce gouvernement m'a proposé cette mission : refuser équivaudrait à ne rien faire.”

Comment allez-vous concilier cette mission d'écoute et d'ouverture à l'autre, avec la “politique de fermeté” menée par le gouvernement en matière d'accueil ?

Est-il mieux de ne rien faire, et d’attendre ? Attendre quoi ? Que le gouvernement tombe ? Que la gauche, au pouvoir pendant vingt ans entre 1981 et 2012, revienne pour tout changer ? Ce gouvernement m'a proposé cette mission : refuser équivaudrait à ne rien faire. Si elle peut contribuer à faire comprendre à la société française ce qui se joue aujourd'hui, c’est déjà bien. Je vais donc mener cette réflexion, et si ma démarche se révèle en contradiction avec la politique du gouvernement, je me réserve tous les droits, y compris celui de condamner les violences policières par exemple.

En quoi la culture vous a aidé lorsque vous êtes arrivé d'Algérie, en 1962 ?

Je suis arrivé en France avec mes parents, à l’âge de 12 ans. Nous étions des Français, mais nous avons vécu un peu comme des réfugiés, même si c'était dégradant de l'admettre. Et ma seule bouée, ce fut l'école. Apprendre la langue, gommer son accent, « s'intégrer »... Nous n’avions pas les codes pour nous enraciner dans la société française, et il a fallu tâtonner. Les rencontres, les gens qui vous tendent la main, les associations… m’ont permis d’entrer dans la société française. Et à l'époque, il n'y avait ni défenseur des droits, ni médiateur, ni cellule psychologique.