Victime d’un accident vasculaire cérébral en 2013, le président algérien Abdelaziz Bouteflika n’apparaît quasiment plus en public. Ce qui ne l’a pas empêché de se faire réélire en 2014 et de briguer un cinquième mandat lors des élections du 18 avril 2019.

L’Histoire : Pouvez-vous rappeler le parcours d’Abdelaziz Bouteflika ?

Benjamin Stora : Né en 1937, Abdelaziz Bouteflika est l’un des derniers responsables du FLN (Front de Libération Nationale) qui a participé la guerre d’indépendance. Ensuite, il a été le plus jeune ministre de l’Algérie indépendante en 1962, puis a aidé Houari Boumédiène à prendre le pouvoir contre Ahmed Ben Bella, en 1965. Il est alors resté au pouvoir comme ministre des affaires étrangères à la grande époque des années 1970 de l’Algérie tiers-mondiste. Le pays va jouer un grand rôle à l’ONU en soutenant les causes du tiers-monde. C’est à ce moment-là qu’Abdelaziz Bouteflika devient un personnage important. Il pense accéder au pouvoir à la mort de Boumédiène en 1979, mais il est écarté. C’est finalement Chadli Bendjedid qui deviendra Chef de l’État.

Il connaît un exil politique entre 1979 à 1999. Vingt années durant lesquelles il vit dans les Émirats, en Suisse, en France… Il revient au pouvoir en tant que président en 1999 au moment où s’achève la guerre civile des années 1990.

Son nom est associé à la restauration de la paix civile en Algérie. Il réussit par le biais de « la concorde civile » à trouver les moyens d’un compromis politique avec des islamistes, grâce à des amnisties en particulier. Ce qui va lui valoir aussi des ennemis, dès les années 2000, surtout parmi les familles des « disparus », les victimes de la décennie sanglante des années 1990.

Il est à l’origine d’un grand programme de construction de logements avec l’argent du pétrole, grâce à l’augmentation des cours du pétrole et du gaz. Jusqu’aux années 2011-2012, l’Algérie dispose de beaucoup d’argent grâce à cette augmentation des cours du pétrole. Cette situation a permis d’engager toute une série de grands chantiers, notamment la construction de l’autoroute qui traverse tout le pays désormais et puis les logements sociaux.

Mais Abdelaziz Bouteflika n’a pas réussi à endiguer la corruption qui continue de se développer en Algérie, et il n’est pas parvenu à ouvrir le marché algérien aux investisseurs étrangers. Il n’a pas non plus réussi complètement à écarter l’armée des centres de décisions réelles de pouvoir. Pour les Algériens, et les observateurs internationaux, l’exercice du pouvoir reste encore d’une grande opacité dans le pays.

Abdelaziz Bouteflika tire ainsi sa légitimité de la guerre d’indépendance des années 1950, et de la restauration de la « paix civile » des années 2000. Mais ces deux séquences historiques de deux guerres s’éloignent progressivement des mémoires collectives, et le sentiment demeure dans la société que le pouvoir reste inchangé dans son mode de fonctionnement.

L’Histoire : Au niveau de l’opinion publique, Abdelaziz Bouteflika a une énorme notoriété y compris parmi les jeunes et la nouvelle génération.

Benjamin Stora : Le pouvoir en Algérie tire sa légitimité de l’histoire, et non pas de la démocratie issue des urnes. Les héritages mémoriels pèsent encore lourdement dans un certain type de nationalisme de confrontation, qui s’épuise aussi. On ne peut pas toujours être dans cette ferveur nationaliste même si ce sentiment national se transmet tout de même : Abdelaziz Bouteflika possède cette notoriété de « dernier combattant » de la guerre d’indépendance. Mais ceux qui sont toujours vivants et qui ont fait cette guerre d’indépendance lui contestent cette légitimité. En indiquant que Bouteflika n’aurait pas véritablement combattu à l’intérieur du territoire algérien. Il subsiste toujours des conflits d’interprétation historique en Algérie entre ceux qui étaient à l’intérieur ou à l’extérieur du pays pendant la guerre, dans la diplomatie ou dans le maquis.

Mais Abdelaziz Bouteflika profite encore de cette notoriété auprès de la population qui ne connait vraiment pas tous les ressorts complexes de sa propre histoire.

L’Histoire : Que se passe-t-il depuis 2013 et son accident vasculaire cérébral ?

Benjamin Stora : Depuis 2013, il y a une disparition du chef d’État de la scène publique. Je ne trouve pas d’équivalent dans l’histoire contemporaine d’une telle disparition sur une si longue durée. Un pays dirigé par un homme qu’on ne voit plus. Cette disparition depuis six longues années renforce dans la population le sentiment d’un pouvoir occulte, éloigné des préoccupations quotidiennes. Des jeunes en Algérie n’ont jamais entendu le son de la voix d’Abdelaziz Bouteflika… Ce vide physique provoque un sentiment, aussi, de peur de vide du pouvoir, nécessaire face aux menaces extérieures. N’oublions qu’après la guerre civile qui a fait plus de cent mille morts, est arrivé le chaos en Libye et en Syrie, et la présence de groupes terroriste à la frontière avec le Mali, le Niger.

Ces peurs de l’insécurité et du chaos possible sont des contre-exemples et des contre-modèles qui permettent au pouvoir, à chaque fois, d’agiter la carte de la stabilité. Dans ce moment d’insécurité, de déséquilibre, d’incertitudes, en l’absence de successeur désigné, des Algériens disent : « Puisqu’il est là, restons dans une situation de statu quo. » Mais d’autres pensent qu’il est temps de sortir du statut quo, de l’immobilisme, et d’affronter les défis de l’avenir.

L’Histoire : Il y a un côté mascarade. On a l’impression d’être dans une mauvaise pièce de théâtre ?

Benjamin Stora : Un Président absent dans un régime qualifié d’autoritaire, cela est particulièrement original. Un État omniprésent avec des services de sécurité construit sur le modèle soviétique… et une société très réactive, très politisée, attachée à sa liberté d’expression par l’intermédiaire de sa presse, de ses dessinateurs caricaturistes comme Dilem ou Hic (pour les journaux El Watan ou Liberté), des écrivains qui critiquent le fonctionnement, l’opacité du régime, comme Kamel Daoud ou Maissa Bey. C’est une situation extrêmement mouvante et complexe.

L’Histoire : Et pourquoi n’a-t-il pas de successeur désigné ?

Benjamin Stora : Il n’y pas de compromis entre les différents clans qui sont au pouvoir. On a d’ailleurs du mal à les identifier, à les connaître. Les services algériens et les gens qui appartiennent à l’armée sont très discrets et en retrait.

Mais il y a aussi un élément nouveau : l’apparition d’une classe d’entrepreneurs un peu sur le modèle russe avec des oligarques qui ont fait beaucoup d’argent avec la libéralisation du système économique. Certains, pas tous, soutiennent Abdelaziz Bouteflika en l’absence d’un successeur possible. Il n’y a pas pour l’instant de consensus entre ces différents groupes de pouvoir sur un nom. Ils ont espéré à un moment donné, il y a environ quelques mois, quand on disait « Bouteflika ne se représentera pas ». C’était très sérieux et il fallait sortir de cette situation ubuesque mais ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord.

L’Histoire : Il n’y a pas d’opposition qui se dégage et qui arrive à s’organiser ?

Benjamin Stora : Il y a une opposition, qui d’abord, a du mal à s’unifier et à s’unir. Il y a des divergences entre religieux et démocrates, entre conservateurs et progressistes, entre « nationalistes arabes » et « berbéristes ». Les divergences culturelles, linguistiques et historiques sont nombreuses. C’est le premier point.

Ensuite, il y a le type de fonctionnement des partis d’opposition qui ne sont pas réellement des modèles de démocratie politique et qui fonctionnent beaucoup sur la base de chefs, longtemps à la tête de leur parti.

On a une opposition qui n’arrive pas à trouver sa crédibilité dans la société car elle a, aussi, du mal à trouver des canaux d’expression.

L’immigration des Algériens en France dans le fond partage les inquiétudes de la société d’origine : elle n’est pas pour le changement radical. Ce sont les mêmes sentiments.

Cependant, là où s’expriment des oppositions réelles, c’est dans le refus de vote. Le pouvoir a du mal à endiguer l’abstention. L’État organise des élections mais le grand secret reste le taux de participation. Ça c’est le grand problème, on n’a jamais su quel était le véritable taux de participation électoral lors des dernières élections. Des bruits invraisemblables courent qu’il n’y aurait eu que 25% de votants lors de la dernière élection. Ce sont des bruits qui courent en Algérie car les gens se rendent compte que les bureaux de vote sont quelquefois déserts. Le soir, on annonce des taux de participation important : 80%. Le grand secret autour des participations électorales est spectaculaire.

L’Histoire : Il y a donc une opposition réelle mais elle ne s’organise pas.

Benjamin Stora : C’est une opposition qui ne veut pas de violence car il y a déjà eu beaucoup de violences en Algérie. Les gens sont dans le refus de la violence. Ils espèrent des transitions pacifiques qui n’arrivent pas, alors en attendant, il y a une forme de replis dans la sphère privée et dans les « affaires ». Puis bien sûr, il existe le départ pour les jeunes. Et les gens qui s’en vont se désintéressent des luttes de sommet.

L’Histoire : Est-ce que la politique intéresse encore les Algériens ?

Benjamin Stora : Beaucoup. C’est un peuple très politisé. Ils suivent de manière très attentive les développements politiques et pas uniquement dans leur pays mais partout. Toutefois, être politisé ne signifie pas un débouché politique, une traduction en partis politiques. Pour l’instant, il n’y a pas de partis politiques qui arrivent à rassembler autour d’eux et il n’existe pas de figures charismatiques, de tribuns ou autres.

Maintenant, dans la jeunesse d’aujourd’hui, ceux qui ont 20 ans regardent surtout vers la mondialisation et le monde extérieur avec ce qui se passe sur internet. Ils souhaitent partir, le phénomène des « harragas » a pris de l’ampleur.

L’Histoire : Pensez-vous qu'Abdelaziz Bouteflika sera réélu en avril ?

Benjamin Stora : Il règne un état d’attentisme et de résignation. On attend ces élections comme ce sont déroulées les quatre dernières. Auparavant, Abdelaziz Bouteflika a été réélu parce qu’il représentait la paix, il apparaissait comme un candidat populaire, le candidat de la paix. Mais lors de la dernière élection tout de même, il était déjà très fatigué pour ne pas dire plus. Il était déjà très malade à sa troisième élection. Alors là, continuer avec un cinquième mandat…

L’Histoire : Peut-on toujours parler de démocratie en Algérie ?

Benjamin Stora : Il y a toute l’apparence d’une démocratie : une presse, des intellectuels, des partis, des syndicats, et des ligues de droits de l’homme. Mais tout ça apparaît comme une sorte de jeu, pas comme un exercice réel. Les gens savent que c’est « derrière le rideau » que les choses se décident et pas dans la concurrence démocratique traditionnelle, pas dans l’approfondissement démocratique. Mais cette apparence-là est tout de même mise en place. La décision réelle, les grands choix économiques notamment, se fait dans des endroits qu’on n’arrive pas à identifier et qui fonctionnent dans l’opacité.

(Propos recueillis par Olivier Thomas)