camusUne polémique à propos d'une exposition à Aix-en-Provence, une campagne anti-Camus en Algérie… L'auteur de L'Homme révolté présente pus d'aspérités que sa légende ne le laisse penser.
Un paradoxe sur lequel débattent le député Henri Guaino et l'historien Benjamin Stora.

Henri Guaino est l'auteur d'un «discours imaginaire» sur l'entrée de Camus au Panthéon, tandis que Benjamin Stora publie, avec Jean-Baptiste Péretié, un essai où il revient sur les polémiques récentes autour de l'écrivain né le 7 novembre 1913, il y a cent ans.

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LE FIGARO. - Benjamin Stora, dans Camus brûlant, vous expliquez que celui-ci, aussi consensuel soit-il en apparence, continue de diviser. Pourquoi, selon vous ?

Benjamin STORA.- Si Camus apparaît de prime abord comme si fédérateur, c'est qu'il continue de nous parler, quels que soient notre âge ou nos idées. Un lycéen me disait récemment qu'il préférait Camus à Flaubert. La solitude qui fut celle de Camus, sa détestation du spectacle mondain ou littéraire, mais aussi son refus de tous les systèmes qui enferment l'homme sont des aspects qui le rendent contemporain. Tout cela parle à la jeunesse d'aujourd'hui. Et pas seulement française. En même temps, il continue de susciter passion et polémique. Essentiellement quant à son rapport à l'Algérie. Certains, en Algérie, ne lui pardonnent pas d'avoir pensé que celle-ci pouvait rester fédérée à la France. On a affaire à un procès récurrent, notamment porté par le grand écrivain algérien Kateb Yacine ou par l'intellectuel arabe Edward Saïd dans les années 1980, qui reprochait à Camus son «inconscient colonial». En 2010, une «caravane Camus» devait sillonner l'Algérie pour présenter son œuvre à travers le pays, dont le projet a été interrompu à cause d'une cam¬pagne venue des milieux conservateurs algériens. Enfin, il y a eu ce projet d'exposition Camus conçu dans le cadre de Marseille-Provence 2013 dont je devais être le commissaire et qui a «capoté» pour des raisons idéologiques, car je n'avais pas le profil idoine selon certains nostalgiques du temps colonial, très ¬actifs à Aix et qui voudraient bien récupérer Camus. Et puis on reproche aussi à Camus d'avoir été lucide avant tout le monde sur l'échec des grandes idéologies collectives révolutionnaires. Ceux qui se sentent orphelins de ces idéologies lui en veulent sans doute. Heureusement ces clivages ne mettent pas en cause son talent litté¬raire, qui est unanimement reconnu.


Henri GUAINO.- Pourquoi Camus est-il omniprésent ? Parce que, d'une certaine façon, il a gagné. ¬Paradoxalement, il est encore plus un penseur de notre temps qu'il ne l'a été du sien. Il a gagné parce que les grandes idéologies se sont effondrées et les grands maîtres à penser ont été disqualifiés. Or il en est l'antimodèle. Il le dit: je ne suis pas un philosophe. Il refuse tout prêt-à-penser. Il ne propose aucune certitude religieuse ou idéologique. Sartre donne des réponses. Camus formule des questions. Sartre veut construire un système de pensée. Camus affirme: «Ce qui m'intéresse, c'est de savoir comment il faut se conduire.» C'est l’anti-Sartre. Il va à contresens de son époque fascinée par la philosophie de l'histoire et la violence qu'elle fait subir à l'homme. Il prône la révolte de la conscience face à ce déterminisme historique qui nourrit les totalitarismes de notre temps. Fondamentalement, il est un homme de la tragédie, cet éternel combat de la mesure contre la démesure. Le tragique, c'est l'angoisse de l'homme confronté à sa propre finitude. La pensée tra¬gique de Camus récuse la bonne conscience au profit du cas de conscience, de la conscience déchirée, celle des personnages d’Eschyle' et de Sophocle. Camus se sent grec. Or, comme le souligne Benjamin Stora, notre époque est marquée par la guerre des mémoires. Au XXe siècle, on était sommé de choisir son camp mémoriel. Camus, inclassable, est un enjeu. On voudrait avoir dans son camp cet homme qui refusait tous les camps.


B. S.- N'oublions pas, quand même, que si Camus est antimarxiste et anti-hégélien, il situe sa critique à partir de la gauche antistalinienne de l'époque. Il ne récusera jamais son appartenance à cette histoire. Camus a été proche de certains milieux anarcho-syndicalistes. Il y a chez lui une sensibilité libertaire dissidente. Il est donc irrécupérable…

H. G. - Je ne cherche pas à faire de Camus un homme de droite ! Ce serait absurde. C'est une problématique qui ne m'intéresse absolument pas. Il est irrécupérable pour tout le monde, il transcende les clivages. Sa posture est intellectuelle et morale, elle n'est jamais partisane, ni politicienne. Sa référence à la gauche est plus sociologique que politique, et il refusera toujours d'en être prisonnier. C'est ce qui fait son immense force morale.

Si Camus est un tel enjeu, c'est aussi parce qu'on a l'impression qu'il est mort sans avoir tout dit. Qu'aurait-il pensé de l'indépendance algérienne ?


B. S. - On ne peut savoir ce que ¬Camus aurait pensé. Son silence est lié à son désarroi. Camus était très ¬attaché à la communauté des Européens d'Algérie et il était opposé aussi bien aux méthodes violentes des indépendantistes algériens qu'à leurs objectifs, car il refusait l'idée d'une Algérie indépendante. Il pensait que l'ère des nationalismes était révolue. Il ne comprenait donc pas l'idée de souveraineté algérienne. Pour lui, la question était de savoir comment faire vivre ensemble des communautés arabes et européennes qui avaient tout autant de légitimité. Il était pour une solution fédérale telle que la prônait Ferhat Abbas. Quand de Gaulle fait son discours du mois de novembre 1959 où il exclut la francisation/intégration comme l'indépendance et qu'il propose l'association fédérale, Camus écrira à un ami que c'était la meilleure solution. L'histoire en a décidé autrement et je ne pense pas qu'il faut faire parler Camus après sa mort…


H. G. -Sa mort nous confronte au silence définitif de Camus. Mais on ne peut pas dire qu'il n'a rien dit sur l'Algérie. Il a dit moult choses qu'il faut mettre en perspective avec son œuvre. Encore une fois, j'insiste: Camus est un penseur tragique. Et quoi de plus tragique que la situation algérienne où deux forces, également légitimes ou également illégitimes, selon le jugement que l'on porte, s'opposent sans conciliation possible. Camus refuse le terrorisme du FLN tout autant que la répression violente et la torture. Il récuse tous les absolutismes, le nationalisme des uns et l'aveuglement colonialiste des autres. Il ne souhaite qu'une chose qui s'avère impos¬sible: une Algérie fraternelle. Et quand il se tait, c'est qu'il estime avoir dit ce qu'il avait à dire. Il est injurié et même menacé de tous côtés. Il a contre lui tous les ex¬trêmes. Quand il fait sa fameuse conférence à Alger en 1956, dans la salle il est hué et dehors on crie: «À mort Camus»…


Henri Guaino, vous citez deux formules de Camus: «Je ne crois pas en Dieu mais ne suis pas athée» et «Je ne crois pas à la vie éternelle mais je crois au sacré». Camus était-il religieux ?


H. G. - Il y a une dimension religieuse indéniable chez Camus. Il est hanté par la figure du Christ qu'il a découverte dans les couvents toscans, notamment à travers les tableaux de Piero della Francesca, et qu'il retrouvera dans la figure de sa mère. La question métaphysique le travaillera toute sa vie. Mais il refusera toujours de sacrifier la vie à une autre vie après la vie. Il reprochera toujours aux grandes religions comme aux grandes idéologies de tout sacrifier à un hypothétique salut dans un au-delà ou dans un avenir prétendument radieux.


B. S. - Il est, à mon avis, difficile d'appréhender le rapport au religieux chez Camus qui, par prin¬cipe, récuse les systèmes dogmatiques. Et ce d'autant plus que son tempérament libertaire le rend méfiant envers ce que l'on désigne sous le terme de «religion». Peut-être y a-t-il chez lui une dimension mystique qui relève de l'intime mais qui est insaisissable. Malgré tout, je reste persuadé que Camus est avant tout un rationaliste, un laïc, un républicain qui doit beaucoup à l'école.


H. G. - La rationalité oui, le rationalisme non ; il le récuse. La dictature de la raison est aussi récusable que n'importe quelle dictature. Camus est trop sensuel pour considérer que la raison doit être le guide unique. Il est toujours sur une ligne de crête: la raison est absolument nécessaire, mais il n'est pas question de renoncer au sacré ou au rapport avec la nature. Une relation à la nature qui ne fait pourtant pas de lui un panthéiste. Camus n'est ni un pur rationaliste ni un pur mystique…


Benjamin Stora, vous revenez sur le débat qui a eu lieu concernant une éventuelle «panthéonisation» de Camus. Quelle est votre position personnelle?

B. S. -Pourquoi pas Camus au Panthéon ? La question est celle de la recherche du consensus. Pour faire entrer quelqu'un au Panthéon, il faut l'accord et de la famille proche et des amis. Il faut aussi un vaste consensus qui, en l'occurrence, n'a pas existé. De mon point de vue, l'annonce était précipitée, ce qui a favorisé le soupçon de récupération idéolo¬gique. Mais sur le principe, je ne vois pas au nom de quoi on s'y opposerait.


H. G. -L'idée de Camus au Panthéon est liée à la dimension universelle que contient son œuvre. Le message de la tragédie est un des plus anciens messages adressés à l'humanité et c'est aussi celui de Camus. Camus incarne la Méditerranée, lieu de naissance de la tragédie et d'une certaine idée de l'homme. Avec ¬Camus, c'est la Méditerranée, son héritage de culture et ses déchirements, qui seraient entrés au Panthéon. Encore une fois, ce n'était pas un choix politique. Mais c'était peut-être le message le plus profond de tous ceux que l'on peut adresser à la politique: «Antigone a raison et Créon n'a pas tort.» C'est l'antidote à tous les manichéismes idéologiques. Cette démarche n'est ni de droite, ni de gauche, elle transcende les clivages et les bonnes consciences.


Camus peut-il devenir un facteur de compréhension entre l'Algérie et la France ?

B. S. -C'est un des aspects qui m'intéressaient, aussi bien dans l'exposition Camus à Aix-en-Provence que dans le projet de caravane Camus en Algérie. L'idée de construire une passerelle entre les deux rives à partir de la figure de Camus, et ce, d'autant plus que les extrémismes existent des deux côtés de la Méditerranée. Par exemple, il est regrettable qu'aujourd'hui à Alger, dans la maison où il a grandi, rien n'ait été fait pour signifier sa présence. En privé, beaucoup d'Algériens sont fiers de Camus. Ils savent que Camus appartient à cette terre algérienne. À l'inverse, d'autres entretiennent la polémique contre Camus parce que c'est un facteur de légitimation du pouvoir poli¬tique en place.


H. G. -Il y a des générations qui, d'un côté comme de l'autre, ne pourront jamais effacer les traumatismes. C'est humain. Mais on est, hélas, confronté à une instrumentalisation politique de la question coloniale et des blessures mémorielles. Pour certains, Camus est un écrivain colonial parce que l'on ne voit pas la population arabe dans son œuvre. Mais c'est un contresens complet, car c'est une œuvre construite sur le modèle du mythe. La dimension universelle l'emporte sur la psychologie et la sociologie. La Peste aurait pu se passer n'importe où. Camus écrit pour tous les hommes, quelles que soient leur époque ou leur origine. Il ne peint pas la vie quotidienne mais la condition humaine.

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"Camus brûlant", de Benjamin Stora et Jean-Baptiste Péretié, Stock, 128 p., 12,50 €. "Camus au Panthéon. Discours imaginaire", d'Henri Guaino, Plon, 177 p., 12 €.