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La gangrène et l’oubli. In Le Monde des livres - Décembre 1991. « Les années oubliées. »

La gangrène et l'oubli. La mémoire de la guerre d'Algérie - Editions La Découverte - 2005

21_LaGangrene_et_lOubli_BStoraLa parenthèse de la guerre d’Algérie ne sera pas refermée tant que la réalité de ces années de larmes et de sang continuera d’être travesti. En France, le remord se mêle au ressentiment pour taire ce qui fut.
Une guerre civile a eu lieu dont l’armistice n’est pas en vue. Il faudrait pour cela s’accorder sur une interprétation commune des événements. En Algérie, un gouvernement chancelant entretient une vision arrangée de l’histoire sur laquelle il a fondé, trente ans durant sa légitimité. L’oubli a les mêmes conséquences des deux côtés de la Méditerranée. A force d’être niée, la réalité resurgit à intervalle régulier avec la violence des eaux dormantes. Des révoltes de fils de harkis à la désagrégation du FLN, c’est la même onde de choc, celle des années 1954-1962 qui continue de se propager.
Sans la mémoire de ces années-là, de tels événements sont indéchiffrables. Et, par conséquent, sans remède. Si les Français se sont accordés tant bien que mal sur une vision commune de la période 1939-1945, l’histoire de leurs « années algériennes » reste à écrire par eux, c’est-à-dire exorciser. C’est à quoi s’emploie Benjamin Stora avec ce livre, le cinquième que cet historien consacre à cette période, le premier où il s’efforce où « d’ éclairer les mécanismes de fabrication de l’oubli ».
L’originalité de cette démarche est d’embrasser d’un même regard une histoire à deux faces, la française et l’algérienne, sur une période longue, qui va des prémices de la guerre d’Algérie à aujourd’hui. Cette vision grand angle montre que les ressorts de l’occultation se sont mis en place dès l’origine du conflit et qu’ils jouent encore pleinement.
En France, dans les années 50, on refuse de parler de « guerre » car la France ne saurait être en guerre contre elle-même. Et l’Algérie, c’est la France. L’innommable, la torture ne sera pas d’avantage nommée c’est-à-dire reconnue par les autorités françaises qui la couvrent. Les horreurs d’une guerre à laquelle on refuse jusqu’à ce qualificatif ne seront jamais verbalisées collectivement. Pas étonnant que l’inconscient français en soit encore remué.
Un chapitre refermé ?
Le jour de leur départ, les soldats français abandonnèrent à leur sort la plupart des Algériens qu’ils avaient (re) gagnés à leur cause, en leur promettant monts et merveilles dans le giron d’une France coloniale transfigurée. Des dizaines de milliers d’entre eux furent massacrés. Certains rapatriés qui débarquèrent à Marseille avec ce qu’ils avaient réussi à sauver de « là-bas » purent lire sur un mur : « Pieds-noirs, rentrez chez vous ». Les Français, ceux de métropole, qui approuvèrent à une très large majorité « l’autodétermination » de l’Algérie, n’étaient pas nécessairement acquis à la décolonisation. Ils avaient surtout hâte d’en finir. À la veille des grandes vacances de l’année 1962, quelques jours après la reconnaissance officielle de l’indépendance, Paris Match titra : « Nous voulons 5000 kilomètres d’autoroute ! ». Les sirènes de la consommation se faisaient insistantes. La page de l’histoire de France était définitivement tournée d’un chapitre de l’histoire de France qui n’a jamais été sérieusement revisité.
Auteur d’un Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens et d’un Messali Hadj, leur père à tous, Benjamin Stora montre fort bien ce qu’à d’inédit le surgissement du FLN sur cette-là au milieu des années 50. Acquis à coup d’éliminations physiques – la guerre d’indépendance fut aussi une guerre civile entre Algériens musulmans-- le pouvoir est toujours aux mains de ce parti longtemps unique. Lui aussi a réécrit l’histoire.  Jamais il n’a voulu reconnaître qu’il n’a pas gagné la guerre militairement mais politiquement, à la faveur d’un mouvement d’émancipation général des peuples colonisés. Ce qui se joue sur l’autre bord de la Méditerranée explique Benjamin Stora, c’est la relève du FLN par autre parti totalisant sinon totalitaire, le FIS, ou bien l’enracinement de la démocratie en Algérie, à laquelle a tradition nationaliste ne l’a pas préparée.
Coauteur des « Années algériennes », une série documentaire récemment diffusée par Antenne 2, Benjamin Stora signe là un livre constamment intelligent. Par exemple, lorsqu’il analyse le racisme anti-maghrébin de M. Jean-Marie Le Pen. Comparé au racisme défensif de celui-ci, le racisme colonial était offensif. La France qui entreprit d’annexer l’Afrique voyait grand sinon juste. La France qui se donne au front National est, au contraire, une France frileuse.
(… ) Le poids de l’ensemble démontre lumineusement qu’à refouler son histoire, une société se prépare des lendemains qui déchantent. Comme le suggèrent son titre, cet essai prévient qu’en politique, l’oubli peut gangrener un corps social. L’actualité sur les deux rives de la Méditerranée le rappelle surabondamment.

Bertrand Legendre. Le Monde, novembre 1991.

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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