Par Christian Boyer et Benjamin Stora.
Cinquante ans après son indépendance acquise en 1962, l’Algérie reste un pays mal connu. Les innombrables débats, en Algérie et en France, autour de la séquence guerre d’Algérie/guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) freinent, occultent en partie la connaissance réelle de l’histoire contemporaine de ce pays. L’heure nous semble venue d’esquisser un nouveau panorama. Ce « dictionnaire » des livres en langue française parus de 1962 à 2010, traite exclusivement des questions et problèmes posés dans l’Algérie indépendante (et non de ceux du temps de la colonisation française). Il répond au besoin de dresser l’état des lieux de connaissances économiques, sociales, politiques, institutionnelles de l’Algérie, et de mettre en perspective les usages contemporains de ce passé très récent. Et l’on verra ainsi que l’histoire de l’Algérie ne s’arrête pas en 1962….
La masse de livres proposés, plus de mille avec des résumés pour certains, les plus importants à nos yeux, peut devenir pour les historiens du futur une archive, un matériau pour l’écriture de l’histoire. Car pour écrire l’histoire, on le sait, si les archives administratives sont essentielles, elles restent difficilement accessibles au Maghreb. La bibliothèque des livres publiés construit par conséquent un lieu d’archives fondamental. Cette abondante production pourra ensuite être soumise au crible de l’analyse en termes de mémoire et de représentations, devenues caractéristiques des champs de réflexions actuels.
Les livres sont présentés par année de parution, et par ordre alphabétique. Le lecteur peut de la sorte suivre le rythme de parution, de plus en plus importante au fur et à mesure des années ; ou bien qui diminue lorsque la violence en Algérie des années 1990 se déploie. Le lecteur peut en tirer une chronologie des écrits, avec des périodes d’absence ou de trop-plein, ainsi qu’une évolution des historiographies de part et d’autre de la Méditerranée. Car il s’agit de la publication d’ouvrages publiés aussi bien en Algérie, qu’en France. Cette sorte de pratique « métisse » répond à des exigences pluridisciplinaires générales. Elle est alimentée aussi par des visions, des préoccupations consistant à penser la diversité des productions des savoirs, hors des définitions strictement nationalistes. Cette écriture de l’histoire contemporaine et immédiate à partir d’une accumulation bibliographique d’auteurs majoritairement algériens, et français, s’échappent ainsi volontairement d’une historiographie exclusivement européenne. Ajoutons que depuis quelques décennies, la mondialisation entraîne une ouverture inattendue de la situation d’opacité qui a longtemps régné en Algérie. La crise du système autoritaire du parti unique a permis la publication d’ouvrages, qui sont autant de divulgations révélant toutes sortes de dysfonctionnements.
Les livres, numérotés, sont présentés par leurs titres et leurs auteurs (universitaires sociologues, historiens, ou acteurs politiques) et le type de récit est mentionné (témoignages, fictions, travaux juridiques ou d’économie). La numérotation de chacun des ouvrages permet ainsi de pouvoir dresser des approches thématiques, qui figurent à la fin de ce travail : sur l’Etat et les partis politiques, sur le pétrole et l’agriculture, sur les mœurs ou la religion, sur l’immigration ou la vie culturelle….
Cet ouvrage n’entend pas être exhaustif, et il est forcément incomplet. Un état des lieux des livres en langue arabe s’impose pour pouvoir enrichir et comparer les différentes productions intellectuelles. Ce travail n’est pas, non plus, celui d’une école privilégiant les approches positivistes ou marxistes, ceux de la « Nouvelle Histoire » à la française, du « Cultural Studies » à l’anglaise, ou des « Gender Studies » à l’américaine. Il ouvre au contraire sur un pluralisme interprétatif. Le lecteur attentif pourra y voir, bien sûr, certains des clivages qui ont divisé et divisent toujours, de façon virulente ou discrète, les intellectuels algériens sur par exemple, la nature de l’islamisme ou le rôle de l’armée dans l’interruption du processus électoral de janvier 1992 ; sur le modèle économique choisi par l’Algérie après l’indépendance sous le régime de Houari Boumediene, et les dérives au moment de la sortie du système socialiste ; sur le rôle joué par la famille ou l’école dans la crise du lien social ou national…
Mille livres et la création d’un espace mixte.
Le monde actuel est caractérisé par la toute puissance des images et des médias audiovisuels qui donnent une incroyable force, et une grande rapidité à la divulgation des « secrets » d’une société. Mais cette puissance des images contribue aussi à l’effacement des traces des événements, précisément à cause de la force et de la vitesse, et participe à son remplacement par une autre information. Le livre intervient alors comme un vecteur essentiel de transmission. Un outil irremplaçable, à diffusion lente, s’enfonçant dans les profondeurs de la société, objet maniable s’installant dans l’intimité des foyers, des appartements.
La profusion de livres recensés et publiés est un outil de travail pour les historiens du futur et les chercheurs du présent. Il ouvre également sur une question liée à l’actualité des sciences humaines : celle des effets des situations coloniales et post-coloniales dans le développement de la connaissance d’un pays. Ces mille livres de l’Algérie depuis l’indépendance dévoilent ainsi un « paysage » où se devinent le poids des anciennes traditions dans les dynamiques contemporaines ; l’apparition de thèmes traités par des livres « métissées » (avec le rôle si important des bi-nationaux dans la culture économique, ou la circulation d’une littérature franco-algérienne) ; la connaissance du développement de courants politiques si opposés, contradictoires, allant du « berbérisme » à l’islamisme; le rôle joué par les langues, l’arabe, le français, le berbère, mais aussi la langue anglo-saxonne… Des histoires, des cultures « mixtes » jusque-là négligées apparaissent et construisent un savoir sur un des pays les plus importants de la Méditerranée.
Paris, Ed du CNRS, 290 pages