Préface de Naima Yahi
Cette bande dessinée est étonnamment la première du genre à offrir un récit sur le temps long de l'immigration algérienne en France. Quand les auteurs m'ont demandé d'en écrire la préface, j'ai mesuré l'honneur qui m'était fait mais aussi la place de mon regard sur ce bel ouvrage.
Au-delà de l'intérêt scientifique que j'ai pu moi-même porter à ces générations d'immigrés algériens par mes travaux de recherche, il s'agit là également de ma propre histoire, encore si peu documentée, notamment par le neuvième art. Car que sait-on vraiment de la présence de l'une des immigrations les plus importantes du xx° siècle, à la croisée du fait colonial et du fait migratoire ?
Ce duo d'auteurs qui s'était déjà précédemment illustré par une très belle Histoire dessinée des juifs d'Algérie met désormais ici en récit et en images les travaux de l'historien Benjamin Stora sur l'immigration algérienne, à travers un récit sensible, chronologique et intergénérationnel.
Articulée autour de lieux de mémoire, de faits historiques mais aussi de destins croisés, cette bande dessinée offre des silhouettes et des visages à un « récit manquant », celui de la transmission de luttes à la fois sociales et politiques comme anticoloniales et antiracistes au sein de l'immigration algérienne tout au long de cette présence en France métropolitaine et en particulier au sein des quartiers populaires.
Telle une épopée de l'exil, on suit pas à pas à travers le siècle la destinée de la génération des parents et de celle des enfants qui dialoguent : de Marseille à Paris, dans les houillères du Nord ou dans l'Est et le monde de la sidérurgie, on rappelle l'héritage intrafamilial des luttes pour l'indépendance algérienne, comme en écho aux mobilisations de la jeunesse immigrée pour un droit de vivre en France dans l'égalité et contre le racisme.
Ainsi, ce livre revisite des pages oubliées de cette présence algérienne en France : les morts du 14 juillet 1953, les attentats xénophobes de 1973 ou encore la nuit noire du 17 octobre 1961.
Aujourd'hui, d'après une recension de l'Insee de 2019, 846 400 ressortissants algériens et 1 207 000 enfants d'Algériens vivent en France a minima, soit plus de 2,1 millions de personnes sur deux générations. Les estimations les plus élevées sur plusieurs générations évoquent plus de 4 millions de personnes issues des différentes générations d'immigrés algériens y compris avant 1963. Première communauté étrangère en France, elle fait encore aujourd'hui l'objet de fantasmes et de récriminations, allant jusqu'à questionner le régime dérogatoire dont bénéficient les candidats algériens à l'émigration en France.
Plus grave encore, certains responsables politiques questionnent l'appartenance légitime de descendants d'immigrés à la communauté nationale, n'hésitant pas à mobiliser des références d'extrême droite en parlant de « Français de papier », pour nier leur attachement réel à la nation.
Ce soupçon qui pèse sur les Français issus de l'immigration algérienne se nourrit de l'oubli et de l'absence de transmission de cette « plus grande
Histoire de France » qui prend en compte cette présence ancienne, puisque les premiers contingents d'Algériens s'installent en métropole à la fin du xix* siècle.
C'est le défi que relève cet ouvrage puisqu'il met à portée de main une richesse dont nous devrions collectivement nous enorgueillir : actives, prolixes et citoyennes, ces différentes générations d'immigrés et leurs enfants s'inscrivent dans notre histoire tout à la fois sociale, politique, militaire, économique ou encore culturelle et sportive.
À nous de nous réiouir de ce destin commun, mais aussi de regarder en face les pages sombres de notre histoire coloniale, et notamment de la guerre d'Algérie, qui marquent aussi la métropole quand la guerre s'exporte dans les quartiers d'immigration. De façon plus récente, alors que nous commémorons le quarantième anniversaire de la Marche pour l'égalité et contre le racisme qui consacre l'avènement médiatique de la citovenneté des enfants d'immigrés, il serait temps de permettre à chacun de s'emparer de ce récit commun pour faire face aux esprits chagrins qui voudraient fracturer notre société. De fait, leurs discours font des descendants d'immigrés algériens non pas des « Français à part entière » mais des « Français entièrement à part ».
La multiplication des récits, à l'image de cet ouvrage, ne peut que contribuer à transmettre, y compris aux principaux concernés, la manière dont ces générations d'héritiers de l'immigration algérienne sont aujourd'hui des Français à part entière : recoudre le tissu mémoriel, raconter notre histoire commune et vulgariser la connaissance est plus que nécessaire aujourd'hui pour affronter cette fièvre identitaire qui s'empare de notre pays.
Pour surmonter la racialisation des rapports sociaux, il me semble très important d'innover en termes de supports de transmission. La thèse d'État de Benjamin Stora a été publiée sous forme d'ouvrage il y a plusieurs décennies : c'est grâce à sa volonté farouche de transmettre cette histoire, et à la qualité de son compagnonnage avec Nicolas Le Scanff, qu'il nous offre aujourd'hui ce bel objet graphique et historique qui raconte à hauteur d'hommes et de femmes la destinée d'une immigration centrale dans notre pays.
Que les auteurs en soient ici remerciés.
Paris, mai 2024.
Quelques double pages de la bande dessinée