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Introduction
Il est des mystères qui s’épaississent à mesure qu’on s’échine à tenter de les résoudre. Depuis bientôt quatre décennies, pas un mois, pas une année ne passent, sans qu’un livre ne vienne ajouter une pierre, petit caillou ou imposant rocher, à l’auguste monument de papier consacré au général de Gaulle. Récits et analyses historiques, confidences de proche, mémoires de ministre, conversations de journaliste, romans vrais, ouvrages illustrés, bandes dessinées, s’ajoutent les uns aux autres pour allonger sans cesse une bibliographie qu’il devient de plus en plus difficile de maîtriser entièrement, mais dont les derniers ajouts révèlent les mutations de la figure gaullienne dans la mémoire collective française[1] et permettent de suivre à la trace les transformations apportées à la statue du général par ses mille et uns sculpteurs.
Dans ce foisonnement éditorial, très rares sont les auteurs qui n’abordent pas, de près ou de loin, la politique algérienne du général, considérée à juste titre comme l’un des enjeux majeurs, incontournables, de sa présidence. Parmi les acteurs de l’époque, tous ou presque ont livré leur témoignage sur la question, du Premier ministre Michel Debré au Président du Conseil constitutionnel Léon Noël, du gendre de de Gaulle Alain de Boissieu au directeur de L’Écho d’Alger Alain de Serigny, du général Jacques Massu au général Raoul Salan, du secrétaire général pour les affaires algériennes Bernard Tricot à l’avocat des partisans de l’Algérie française Jacques Isorni, sans oublier, côté algérien, les leaders nationalistes Ferhat Abbas, Saad Dahlab ou Ali Kafi, acteurs et témoins privilégiés de la lutte des factions au sein du FLN. Tous se confrontent — et répondent de manière différente — à la question de la décision prise par le général de Gaulle de s’orienter vers l’indépendance de l’Algérie, alors qu’il a été porté au pouvoir au mois de mai 1958 par les partisans de l’Algérie française. Certains, fidèles ou opposants du premier président de la Ve République, font le récit d’une histoire jouée d’avance, d’un plan tenu secret et appliqué par de Gaulle une fois revenu aux affaires. « Il n’exprimait pas toute sa pensée. Au-delà de la paupière lourde, du regard goguenard et de l’assurance impériale, il y avait la clarté des choix afin de réaliser les vœux cachés de la nation. Telle avait été l’offre lancée aux rebelles algériens, dès son retour au pouvoir, de conclure “la paix des braves” ou, plus récemment, le 16 septembre 1959, la proclamation que l’effort de guerre sans précédent en Algérie avait pour seul but de permettre au peuple algérien de choisir librement son destin », écrit ainsi Constantin Melnik, responsable de l’action des Services spéciaux et de la police à Matignon et premier entremetteur entre négociateurs français et dirigeants du FLN[2]. « En juin 1958, un homme qui avait été grand (et que nous, génération de la Résistance, avons commis la faute de rappeler), d’abord dans la lutte, puis dans l’isolement, une fois revenu au pouvoir, crut s’y assurer en dissimulant sa pensée. Tout ce grand malheur collectif, se répercutant en mille drames familiaux et individuels, découle de ce manquement premier à la vérité. Nous avions cru fonder sur le roc : ce n’était, hélas, que du sable, le sable des promesses non tenues et de l’espérance trahie » répond Jacques Soustelle, gouverneur d’Algérie de 1955 à 1956, ministre de l’Information en 1958 puis ministre chargé du Sahara, des DOM et TOM et des Affaires atomiques dans le gouvernement Debré de 1959 à 1960. Face à la « thèse » du secret, c’est précisément Michel Debré qui rappelle l’importance de resituer la politique gaullienne dans son contexte, sans tomber dans le piège téléologique, reprenant ici un impératif de la méthode historique : « Derrière la logique que l’histoire confère à cette évolution, que d’hésitations, que de tentatives !… La fatalité paraît aujourd’hui l’emporter alors que le résultat final est pour une grande part dû à des comportements et à des actions dont seul le récit permet de comprendre l’aboutissement[3]. »
Quelle a donc été, dans la politique du général de Gaulle face à la guerre d’Algérie, la part des circonstances et celle des intentions ? A-t-il appliqué strictement un programme conçu de longue date par lui seul ou a-t-il évolué au gré des contingences et des conseils reçus, naviguant à vue, dans une mer agitée et truffée de mines? Que voulait-il vraiment ? Maintenir l’Algérie sous domination ? S’en débarrasser ? Du côté des historiens[4] et des meilleurs journalistes, c’est souvent, devant ces questions, une certaine perplexité qui l’emporte. L’historien Charles-Ageron explique ainsi combien il est impossible de se faire une idée claire des rapports du général de Gaulle avec l’Algérie. De son côté, Jean Daniel, affirme que le général de Gaulle avait exclu les hypothèses de l’intégration et de l’indépendance[5]. Jean Lacouture dans sa monumentale biographie de de Gaulle[6] décrit pourtant « un de Gaulle au pluriel », personnage multiple qui ne pense pas de la même façon le problème algérien selon qu’il porte la casquette du « sociologue de l’histoire », du général ou de l’homme politique. L’ouvrage paru dès 1974, La Guerre d’Algérie ou le temps des méprises, qui rapporte les analyses de plusieurs témoins importants de l’époque, parmi lesquels André Jacomet ou Hubert Beuve-Méry, s’arrête quant à lui sur cette question : « Que sait-on des intentions du Général ? » Il semble que même ses proches ne savaient pas ce que pensait de Gaulle. Et que ni ses discours ni ses actes ne permettent, le plus souvent, d’entrevoir une volonté de solution libérale, autonomiste[7]. Ainsi s’ouvre le passage du livre intitulé « l’Impossible exégèse » : « Cette reconstruction d’une vérité officielle se fonde en grande partie sur les indéterminations de la parole gaullienne ou sur son silence. Rien n’est dit qui engage vraiment l’avenir politique et national de l’Algérie : la paix des braves a été une formule sans lendemain ; le crédit et le verbe du Général se sont révélés insuffisants pour que cessent les combats. Jusqu’au discours du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination, aucun signe ne donne à penser qu’il y ait quelque modification substantielle de ce que l’on croit être la volonté du Gouvernement. Même après ce discours, les incertitudes et les déclarations en sens divers du Président de la République comme des plus hautes autorités de l’État, dont on prend ce qui vient à l’appui de ce que l’on souhaite, alimentent les convictions et entretiennent la divergence des interprétations : l’exégèse s’avère multiple et par-là même impossible », disent les auteurs, Laurent Theis et Philippe Ratte. Contre cette incertitude fondamentale, l’historien américain Irwin Wall, dans son récent essai Les États-Unis et la guerre d’Algérie, a développé une thèse nettement plus tranchée. Selon lui, le général de Gaulle voulait garder l’Algérie française. Il ne faut pas, assure-t-il, se fier aux confidences faites aux uns et aux autres car elles se contredisent. De Gaulle a souvent agi sous la pression de l’ONU et surtout des États-Unis. Le choix de l’autodétermination, annoncé quelques jours seulement après la visite officielle du président Eisenhower à Paris en septembre 1959, exprime alors davantage la volonté d’une association forte de l’Algérie avec la France que une étape vers l’indépendance.
Peut-on, dès lors, sortir de la difficulté essentielle à résoudre le problème de la politique algérienne de de Gaulle ? Pour tenter, cinquante ans après, ce récit d’histoire, il faut repartir d’un moment oublié de la guerre d’Algérie, une daté clé, tombée depuis lors dans une sorte de trou mémoriel : le 16 septembre 1959. Ce jour-là, à 20 h, le général de Gaulle s’adresse aux Français dans un discours radiotélévisé. Alors que l’Algérie est à feu et à sang depuis cinq ans déjà, l’homme qui est revenu au pouvoir à la faveur de la crise secouant les départements français de l’autre rive de la Méditerranée lâche le mot : « autodétermination. » « La seule voie qui vaille », explique alors le président de la République, est celle du « libre choix que les Algériens voudront bien faire de leur avenir »… C’est un basculement décisif, qui ouvre grand, certes sans le dire tout de suite, la porte aux tenants de « l’Algérie algérienne ». Car si les Algériens votent pour décider de leur avenir, c’est la volonté de la population musulmane, très largement majoritaire, qui l’emportera. L’indépendance est encore loin, mais elle entre pour la première fois dans le domaine du possible.
Quel chemin de Gaulle a-t-il parcouru pour en arriver à ce choix ? Sa décision était-elle effectivement prise de longue date et gardée dans le secret, élément essentiel à toute action internationale du chef d’État comme le pensait le général ? A-t-il alors joué double jeu pour gagner du temps ou parce que les circonstances l’y ont contraint ? Ou bien, au contraire, l’autodétermination est-elle une idée apparue à la fin de l’été 1959, au terme d’un long cheminement ? L’analyse des faits, l’étude croisée des témoignages, nombreux et souvent contradictoires, la mise en perspective des événements précédant le discours du 16 septembre 1959 et des déterminants de la relation entre le général de Gaulle et l’Algérie, doivent permettre d’apporter des éléments de réponse à ces interrogations.
Pour cela, il nous a fallu entreprendre une plongée dans une immense littérature sur le sujet « De Gaulle et l’Algérie », consulter des dizaines et des dizaines d’ouvrages, qui sont la matière première de ce livre. À partir de cette substance, la narration qui suit développe différents points de vue et joue sur plusieurs temporalités. Elle s’intéresse à la fois aux positions des proches de de Gaulle et à celles de ses adversaires, français ou algériens. Elle alterne, comme par effet de zoom avant ou arrière, le récit détaillé, presque heure par heure, d’une journée, et celui d’une année entière. Elle passe de l’analyse précise d’une période de quelques semaines à l’étude nécessairement plus rapide d’un cycle de plusieurs mois.
Le premier chapitre s’arrête ainsi sur le jour du 16 septembre 1959, raconté du matin jusqu’au soir. Le deuxième resitue le discours sur l’autodétermination dans le contexte à la fois politique, social et culturel de l’année 1959, année « nouvelle » par excellence. La troisième partie porte sur les raisons profondes de la décision prise par de Gaulle, tandis que la quatrième suit le cours de l’été 1959 pour tenter de relater les événements qui ont précédé immédiatement l’annonce de la grande décision. Les cinquième et le sixième chapitres mettent en regard les réactions françaises et les réponses algériennes à l’intervention télévisée du 16 septembre. La septième et dernière partie rappelle, qu’aussi important soit-il, le choix fait par de Gaulle n’a pas mis fin à la guerre d’Algérie, qui va durer encore près de trois ans.
Au terme de cette histoire, on pourra retenir et discuter des propositions/analyses nouvelles sur la position du général, acquérir des certitudes ou au moins se poser de nouvelles questions, celles d’un historien qui travaille depuis trente ans sur la guerre d’Algérie et qui consacre pour la première fois un livre au général de Gaulle
[1].. Jean-Pierre Rioux, « La mémoire de de Gaulle, de l’empyrée à la plage » in Vingtième siècle, n°99, 2008/3, p. 267-311. De Jean-Pierre Rioux, voir également son De Gaulle, la France à vif, Paris, Hachette, collection « Pluriel », 2009.
[2]. Constantin Melnik, Un espion dans le siècle, Paris, Plon, 1994, p. 311.
[3]. Michel Debré, Gouverner, Mémoires, 1958-1962, Paris, Albin Michel, 1988, p. 211.
[4]. Sur ce sujet, voir l’article pionnier de Guy Pervillé, communication à un colloque, intitulé « Indépendance et dépendance », organisé conjointement à Paris du 6 au 8 mai 1976 par le Centre d’étude des relations internationales et l’Institute of Commonwealth Studies, publié sur son site.
[5]. Jean Daniel, De Gaulle et l’Algérie, la tragédie, le héros et le témoin, Paris, Le Seuil, 1986, p. 24.
[6]. Jean Lacouture, De Gaulle, le Souverain, Paris, Le Seuil, 1986, p. 50-51.
[7]. Laurent Theis et Philippe Ratte, La Guerre d’Algérie ou le temps des méprises, Paris, Éd. Mame, 1974, p. 201, le chapitre IV.