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Quelques réflexions sur l'histoire de l'immigration

4_Immigrances_BStoraL'histoire des migrations a-t-elle commencé dans les années 1980? Il faut sans doute remettre les choses au point et  ne pas se contenter d'affirmations trop faciles.

Il est vrai qu'on ne fait pas, jusqu'à la fin des années soixante, de ce thème un objet particulier d'études, en France du moins. Car il y a longtemps qu'on l'étudie aux Etats-Unis – et cela paraît naturel dans un pays  dont la population s'est formée de flux migratoires successifs.

En France - et, plus généralement, en Europe – on ne parle pas d'histoire des migrations, mais on l'étudie dans un cadre plus global, celui des mouvements de population. Tout professeur d'histoire-géographie (les deux disciplines sont liées jusque dans les années 1950) un peu conscient des réalités qu'il enseigne, relie l'histoire de la nation française à celle de ces déplacements. A commencer par celle des "invasions barbares" qui mettent fin à l'empire romain, ou, plus tard, par celle du peuplement au Moyen-Age des zones abandonnées et occupées par de nouveaux venus qui arrivent pour les défricher. Et, bien entendu, par les mouvements de conquête ou de reconquête, qui affectent au Moyen-Age l'Europe et l'ensemble du monde méditerranéen. Les manuels d'histoire font, depuis longtemps, une large place aux invasions arabes[1] (quitte à accorder une importance excessive à la "bataille de Poitiers"), aux Croisades et à la "reconquête chrétienne", ou, plus tard, aux guerres de religion (l'exil protestant après la révocation de l'édit de Nantes par exemple). Histoire quelque peu orientée[2], mais histoire tout de même de mouvements collectifs, qui ont touché la France et les pays voisins.

Pour ce qui est de l'histoire contemporaine, on insiste depuis longtemps sur l'affaiblissement de la  natalité française au cours du XIXe siècle[3], et sur la nécessité de recourir à l'immigration pour "colmater les brèches". Problème démographique de première importance, sans aucun doute.

Mais quand a-t-on véritablement commencé à parler du phénomène migatoire, en tant que tel, en France? Un rapide coup d'œil nous ramène à l'entre-deux-guerres, à l'époque où l'on tente d'organiser cette immigration nécessaire (les années 1920), et surtout à la grande dépression des années trente et à  l'explosion de xénophobie qui l'accompagne. N'est-ce pas en 1932 qu'est publié l'ouvrage, criticable à bien des égards, mais véritablement pionnier, de Georges Mauco, Les étrangers en France, leur rôle dans l'activité économique? Certes il est question ici d'étrangers et non d'immigrés. Le sous-secrétariat créé en 1938, et confié à Philippe Serre, est chargé simultanément "des services de l'immigration et des étrangers", comme si les deux termes étaient synonymes[4]. La confusion a-t-elle été dissipée encore aujourd'hui? Ce n'est pas évident[5]. Certes, il est question, dans le livre de Mauco, de la seule activité économique comme moteur de l'immigration. Et, par conséquent, d'une migration provisoire, liée à la nécessité du moment, et prenant fin quand cette nécessité économique n'est plus évidente. Mais cette notion a-t-elle totalement disparu, et peut-on dire que le rôle des migrations économiques soit maintenant relégué au second plan?

En tout cas, c'est une préoccupation majeure dans la France de l'après Seconde Guerre mondiale. Sociologues et économistes se penchent alors sur les bassins d'emploi, sur le recrutement possible d'une main-d'œuvre nécessaire au bon fonctionnement de l'industrie, et même de l'agriculture en France, préoccupation immédiate, forcément différente de celle des historiens qui travaillent "sur le long terme".

L'intérêt nouveau pour l'histoire des migrations à la fin des années 1970 correspond évidemment à une nouvelle crise et au développement du chômage qui en est la conséquence visible. On parle plus précisément d'immigration  dans les années 1973-75, quand le politique parle d'un arrêt de l'immigration (on parlera même un moment d’immigration zéro), et commence à s'interroger sur la place prise par les immigrés dans la société française. On doit alors admettre que le temps du provisoire est dépassé, que l'on est passé de "l'immigré-marchandise[6]" à l'immigré "installé". C'est alors que le CNRS crée, sous l'impulsion de Dominique Lahalle, le Greco 13 sur les migrations internationales[7]. Quelque temps après, les mouvements associatifs immigrés ou, comme on dit, issus de l'immigration[8], commencent à se manifester (la "marche des beurs", de Marseille à Paris, date de décembre 1983). Et c'est aussi à cette date que prend forme  une extrême-droite xénophobe que l'on avait cru disparue depuis 1945[9]. Et que l'on commence à rechercher dans le passé, pour essayer de comprendre ces réactions, les manifestations populaires de xénophobie, et à analyser leurs rapports avec la montée des idéologies racistes.[10] Les études sur l'histoire de l'immigration ont décidément une résonance politique que l'on ne peut dissimuler. Elles vont alors se multiplier[11].

Cet ouvrage n'entend pas répéter les textes parus, mais essaie d'établir une synthèse en trois grandes parties.

La première abordera le problème migratoire dans l'histoire longue en soulignant sa dimension politique sur les deux siècles passés. Depuis le XIXe siècle s'accomplissent en effet les déplacements d'importantes populations, souvent à la faveur de guerres mondiales ou de conflits coloniaux, qui scandent et déterminent les mesures adoptées notamment en France à l'égard des étrangers. Statuts, lois, décrets se succèdent, définissant à la fois la place des étrangers, l'accueil dû aux immigrés et les attentes du pays d'accueil. La France, pays de "droit écrit", est assurément le modèle de ce juridisme pour le moins excessif. Mais les pays les plus traditionnellement libéraux se dotent également de textes plus ou moins répressifs qui modifient leurs rapports à l'immigration[12].

La seconde partie traitera des problèmes économiques et sociaux liés à l'immigration entre 1850 et 1970, avec l'accélération des migrations du travail (en insistant sur la nature de ce travail) et la mondialisation du marché. On soulignera les conséquences de ces migrations massives sur le logement des immigrés, leurs conditions de vie, les modifications de ces conditions de vie…  Et l'on évoquera la transformation du mouvement migratoire vers la France dans les dernières décennies, en fonction des transformations récentes qui se sont opérées dans le monde, et particulièrement en Europe.

La troisième partie enfin abordera les problèmes de représentations des immigrés en France à travers diverses dimensions (cinéma, musique, etc.). Les questions "d'intégration-assimilation" posées par les vagues migratoires successives soulèvent toute une série d'interrogations sur le modèle républicain français et les dérives ou menaces communautaires, qui peuvent exister en ce début du XXIe siècle.


[1] Le terme est impropre, puisque les conquérants arabes ne sont, dans un premier temps que qquelques milliers, et que les conquêtes sont faites en réalité par des populations islamisées. Les Kabyles, qui ont résisté assez longtemps aux Arabes, ont été, on le sait, les premiers à passer en Espagne et à s'imposer dns la péninsule ibérique.

[2] Disons plus simplement histoire recomposée  dans le cadre d'une France christianisée, qui accorde une place démesurée à des événements de très relative importance, histoire épopée qui va de Charles Martel à Roncevaux, et aux expéditions malencontreuses de Saint-Louis.

[3] Le ralentissement de la croissance démographique est déjà sensible en France à la fin du XVIIIe siècle.

[4] Il est remarquable que Mauco ait été alors un des conseillers de Philippe Serre. Difficile de juger de l'efficacité de l'entreprise, le gouvernement Chautemps, dont dépendait ce secrétariat ayant été renversé deux mois plus tard.

[5] Abdelmalek Sayad a encore consacré un long paragraphe à cette nécessaire distinction, rappelant notamment que "si étranger est la définition juridique d'un statut, immigré est avant tout une condition sociale".

[6] Terme employé notamment par le sociologue Michel Marié.

[7] Le Greco 13 a rassemblé, sous la direction de Lahalle, puis sous celle de Jacqueline Costa-Lascoux et d'Emile Temime la quasi-totalité des chercheurs français sur le domaine des migrations internationales. Il était naturellement en relations avec les différentes équipes travaillant sur le sujet en Europe, ce qui a permis, déjà, un travail comparatif.

[8] Si tant est que cette expression ait un sens dans le contexte juridique français.

[9] Le Front National atteint 10% des voix aux élections européennes de 1984.

[10] Les études du groupe de travail dirigé à l'époque par Léon Poliakov ont été essentielles. Le colloque tenu à Marseille sur "l'idée de race" permettait de remonter dans le passé, et soulignait l'apport de certains théoriciens français à l'idéologie raciste, entendons par là le "racisme biologique".

[11] On consultera la bibliographie en fin de volume.

[12] Ainsi, les Etats-Unis, pays longtemps ouvert à toutes formes de migrations, ont eu recours à une législation de plus en plus restrictive depuis la loi Mac carran. Aujourd'hui, s'il n'y a pas de droit européen en matière de migrations et d'accès à la nationalité, on constate une évolution de même nature dans les pays les plus libéraux (au Royaume-Uni par exemple).

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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