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Retours.

les-trois-exils-juifs-dalgerie_La « question juive » a fait un retour remarqué dans la société française, notamment au moment du meurtre atroce du jeune Ilan Halimi en février 2006. Des manifestations de protestations se sont succédées à Paris et en province, où le gros des cortèges était composé de membres de la communauté juive. Certains observateurs ont alors évoqué les « dérives identitaires » ou « la fin d’un modèle républicain français » allant vers plus d’affirmation religieuse, de séparation avec le reste de la société ; où l’on peut désormais répertorier en France les personnes en fonction de leur origine, devenir bourreaux ou victimes en raison de son sang. D’autres ont préféré deviner dans ce processus, face à la montée de l’antisémitisme, un réflexe d’auto-protection d’une communauté de plus en plus isolée, ou cherchant à se rassembler dans l’adversité. Il était possible également de voir dans les attitudes différentes adoptées au moment de l’assassinat d’Ilan Halimi, la grande diversité sociale, politique, culturelle, des  Juifs de France.

Ce dernier aspect a retenu mon attention. Est-ce vraiment nouveau, singulier que d’aimer passionnément la République en France, se sentir concerné par ce qui se passe en Israël, et pratiquer la religion dans un cadre privé ? Non, d’autres juifs français dans un passé récent ont su combiner l’attachement très fort aux valeurs républicaines, tout en restant fermement ancrés dans leurs traditions religieuses : les Juifs d’Algérie, devenus français par le décret Crémieux de 1870. Comme les Juifs de France d’aujourd’hui, ceux d’Algérie  n’avaient pas le profil triomphant et dominateur de la haute finance, beaucoup étaient très pauvres et l’unique façon de payer leur billet d’entrée dans la société française consistait simplement à manifester leur lien étroit à la République. Mais dans l’Algérie coloniale, il était fréquent d’entendre des propos venant de la vieille société médiévale sur le juif commerçant et trompeur, celui qui possède le pouvoir (de manière occulte), l’argent … Le juif dans cette imagerie ancienne apparaissait un banquier-sangsue vivant en parasite sur le corps de la société. Evidemment, aucune analyse de classe, aucune « preuve », fût-elle vaguement sociologique, ne venait jamais étayer cette identification magique du juif et de l’argent….

Le travail de l’historien est alors indispensable pour rentrer plus profondément dans la connaissance de la colonisation qui a divisé les communautés indigènes, émancipant les uns au détriment des autres. Replacés dans leur contexte, liés à d’autres, les événements et les textes illuminent sans fard ni simplification, jusque dans leur style et leur vocabulaire parfois ardus, les mentalités d’autrefois (en particulier l’antisémitisme européen si puissant dans l’Algérie coloniale), et tout ce qu’on souhaite aujourd’hui retrouver de ce passé si peu étudié. Car il s’avère que la connaissance de l’histoire coloniale, et de ses querelles comme la fameuse loi du 23 février 2005 qui vante les « aspects positifs de la présence française », est de plus en plus indispensable pour comprendre les spasmes qui agitent la France contemporaine.

Retour de la question juive, retour de la nécessité de l’Histoire, retour du passé colonial dans la société française… : tous ces « retours » ne pouvaient pas, pour ce qui me concerne, s’accomplir indépendamment d’un retour physique au pays qui avait vu naître mon père, dans les Aurès, à Khenchela…

Khenchela

Khenchela est un lieu mystérieux de mon enfance où ma sœur allait chaque été, et moi jamais. Dans ce berceau séculaire de la famille de mon père, un gros bourg, chaud du printemps à l’automne, que j’imaginais froid à cause de la montagne toute proche, mes grands parents, comble de l’aisance, de puissance et de modernité, possédaient un cinéma. La description que faisaient ma sœur et mes tantes de la maison du grand-père est restée vive, énigmatique et captivante, comme celle d’un paradis interdit. Il faut dire qu’avec la guerre d’Algérie, les routes de cette région des Aurès  étaient devenues particulièrement dangereuses.

En novembre 2004, suis allé pour la première fois à Khenchela avec mon fils Raphaël. J’ai découvert cette ville de l’Est Algérien entre le massif de l’Aurès et les plateaux des Nementchas, dans ce qui, au fil du temps et de l’exil, est devenu pour nous le creuset des origines. Cinquante ans tout juste après le début de la guerre d’Algérie, je voulais également voir l’endroit où les premiers coups de feu ont été tirés contre les Français[1].

Le cinéma n’existait plus, la synagogue avait disparu, mais nous avions pu entrer dans l’une des anciennes maisons familiales. J’y ai rencontré un vieil homme fatigué, malade, ému, qui avait été à l’école primaire avec mon père. Et puis, j’ai écouté un ancien militant indépendantiste des années cinquante expliquer devant une foule de jeunes médusés[2] et ignorant tout de la longue présence juive en Algérie, comment le frère de mon grand-père, Elie Stora, alors adjoint au maire de la ville, avait sauvé de la mort des Algériens arrêtés par des parachutistes français en 1957. Nous nous sommes aussi attardés dans le vieux cimetière juif. Cherchant sur les tombes écroulées le nom de mes ancêtres, j’arpentais cet espace désolé, à moitié détruit où se dressaient quelques colonnes, tandis que d’autres gisaient, brisées, mangées par les broussailles. Je mesurais là, comme à chacune de mes visites dans les cimetières de ce pays, l’effacement de notre histoire, celle d’une des plus vieilles communautés juives du Maghreb… Difficile, entre ces ruines, de ne pas succomber à une méditation morose et un peu vaine.

Raphaël, lui, ne s’intéressait guère aux vielles pierres, même s’il était sensible à l’émotion de son père. Pendant notre séjour, il a surtout observé les jeunes Algériens, leurs attitudes, leurs vêtements, leur façon de parler. Son regard et ses silences me disaient que cette histoire était déjà lointaine. Khenchela, haut lieu du souvenir familial, s’effaçait derrière une autre réalité.

L’idée de ce livre est née au cours de ce voyage, comme une tardive évidence. Depuis des années, j’explore en effet les continents compliqués du monde colonial, je circule entre les communautés, à l’écoute des acteurs d’un drame situé à la périphérie de l’histoire française. Après avoir étudié si longtemps l’histoire de l’Algérie, pourquoi ne pas mener une recherche sur sa composante juive, à partir de l’histoire de ma propre famille. Car à travers la saga des Stora et des Zaoui, bijoutiers de Constantine présents bien avant la présence française, se révèle le devenir d’une communauté dans sa diversité, au gré des passions, des affrontements, des convivialités, des échanges entre Juifs et Musulmans. Un devenir ponctué de bonheurs et jalonné d’arrachements.

Les photographies, elles aussi en témoignent. J’en ai choisi et commenté trois qui introduisent chacun des chapitres de ce livre. Deux photos de famille prises l’une en juin 1914, l’autre en 1939, la troisième étant une image d’archives du véritable exode que fut le départ des Juifs d’Algérie en 1962.

Trois photos pour trois exils, c’est le fil de ce propos.



[1] En 1954, Khenchela est une petite ville de 11 000 habitants, occupant une position stratégique dans la guerre d’Algérie qui commence. La ville se trouve en effet  au débouché du passage qui s’ouvre entre le massif des Aurès et le plateau des Nementchas.

[2] La plupart des jeunes Algériens nés après l’indépendance de 1962 ignorent tout de la longue présence juive en Algérie.

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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