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Conférence internationale organisé par Pangée Network

Dans ce lieu qui va beaucoup, au cours de cette journée, faire résonner le beau mot d’Algérie, je voudrais un peu parler d’un autre pays, qui ne lui cède en rien en grandeur et en histoire (anti)coloniale, le Viêt Nam. Ceux qui me connaissent n’en seront pas surpris.

Benjamin Stora explique, dans Imaginaires de guerre[1], dans quelles conditions (dramatiques) il est parti au Viêt Nam, et a été amené à entamer des études historiques sur ce pays. Ce voyage, de l’Algérie au Viêt Nam, je l’ai également parcouru… mais dans l’autre sens. Spécialiste de l’histoire de l’Indochine coloniale, j’ai éprouvé le besoin, à un certain moment de mes recherches, d’abandonner une certaine exclusivité indochinoise. Il y avait peut-être, après tout, un mektoub commun entre Benjamin et moi, et nos travaux ont dû se croiser quelque part au-dessus de l’Océan Indien, à mi-chemin entre Algérie et Indochine…

Mais l’histoire croisée ne doit pas, ne peut pas être le fruit des seules évolutions circonstancielles de tel ou tel. Elle doit être érigée en principe fondateur. Et Benjamin Stora a justement mis en exergue du livre cité une formule de l’historien britannique Ian Kershaw : « La comparaison systématique est le laboratoire de l’historien »[2]. Et Benjamin de regretter, dans les pages suivantes, « l’excès de spécialisation » qui règne dans la recherche. Livre de 1997. Il n’est pas impossible que ce jugement devrait être aujourd’hui nuancé.

Il n’empêche, cet « excès » guette toujours.

Car, lorsqu’on entreprend un travail d’écriture, si le découpage chronologique, si la définition précise de l’aire géographique sont indispensables, les acteurs des événements analysés, eux, êtres de chair et de sang, n’y sont pas tenus. Ils ont voyagé, dans le temps et dans l’espace !

Ainsi de la guerre d’Algérie. Ne jamais oublier qu’il y a eu une vie avant le 1 er novembre 1954 ! Les hommes politiques, les militaires, les divers observateurs de la vie politique, avaient des conceptions, qu’ils avaient frotté à un vécu, certains depuis des décennies, d’autres depuis des années. Et, au sein de ce vécu, la guerre d’Indochine.

Chez les décideurs politiques, d’abord.

Évidemment, tous les politiques de la décennie qui avait précédé avaient eu l’occasion de se positionner sur les grands enjeux de ce que l’on n’appelait guère encore la décolonisation - et ce, pas seulement en Indochine, mais face aux mouvements nationaux indigènes à Madagascar (massacres de 1947), de Tunisie (ratissages du Cap Bon en 1952, répression contre le Néo-Destour, apparition du fellaghisme), du Maroc (déposition du sultan Mohammed ben Youssef en 1953 et l’agitation permanente ensuite), etc.   

Mais ne retenons ici que les parcours indochinois.

Quelques exemples.

De Gaulle : il fut, c’est un peu oublié, l’homme qui a décidé de la reconquête (déclaration gouvernementale du 24 mars 1945), qui a envoyé là-bas l’amiral d’Argenlieu, qui a soutenu ensuite celui-ci contre les tentations libérales de Leclerc, qui a critiqué enfin la IV è République pour son manque d’engagement contre Ho Chi Minh… Il a certes évolué avant mai 1958, mais il fut tout de même un colonialiste bon teint durant la plus grande partie de la décolonisation tragique. 

Georges Bidault : de la présidence du CNR à celle de l’OAS. Ce successeur de Jean Moulin est en effet  devenu un combattant de « la Croix contre le Croissant » (déposition du sultan Mohammed ben Youssef), puis un belliciste acharné en Indochine (au point qu’une majorité parlementaire, effrayée par son jusqu’auboutisme à Dien Bien Phu, l’ait débarqué en pleine conférence de Genève pour le remplacer par Mendés). L’évolution vers l’OAS n’a pas été un « accident », mais la poursuite logique d’un cheminement.

Pierre Mendès France : la dénonciation de la guerre d’Indochine par Mendès, à partir de l’automne 1950, a été basée non sur l’anticolonialisme, mais sur la nécessité de replier sur l’Afrique les forces du pays et de maintenir ainsi son rayonnement international (vieille tradition française : « Lâchons l’Asie, gardons l’Afrique »). Donc, à mes yeix, pas de contradiction entre juillet 1954 (la paix en Indochine) et novembre 1954 (la guerre en Algérie).

Guy Mollet : secrétaire général de la SFIO depuis 1946. Pour n’évoquer que l’Indochine, c’est donc sous son autorité que ce Parti a maintenu des ministres au gouvernement jusqu’en 1951, a voté les crédits militaires jusqu’en 1953. Malgré la phraséologie de gauche. Ce qui n’en rend que plus sévère le jugement sur le votre communiste de mars 1956 : Thorez et ses camarades connaissaient fort bien ce cheminement.

Chez les militaires

On ne comprend rien à l’acharnement d’un Salan si l’on n’a pas en tête le parcours indochinois, exceptionnellement long et dense, de cet officier, nommé au Tonkin dès 1924 (il a alors 25 ans) puis, lors de la guerre d’Indochine, chargé des plus hautes fonctions militaires (dont le commandement en chef adjoint auprès de De Lattre, enfin le commandement en chef en 1952-1953) sur cette terre. Ce n’est pas le Caïd qu’il fut surnommé, mais bien le Mandarin… 

Mais aussi Massu, Vanuxem, Bigeard, Allaire, de Bollardière, Trinquier, Lacheroy, Denoix de Saint-Marc et même les jeunes Schmidt et Le Pen, ont tous quelques mois ou quelques années d’Indo quand ils partent en Algérie, même s’ils n’en ont pas tiré les mêmes enseignements (on pense à l’évolution de De Bollardière).

Et que dire alors des centaines, des milliers de sous-officiers qui ont parcouru les rizières, au prix de mille souffrances, bien avant les djebels ? On sait qu’il fallut plusieurs mois, et quelques notes de l’état-major, pour que cessât en Algérie l’habitude d’appeler ceux d’en face des Viets.

Dans le monde intellectuel

La guerre d'Indochine n'a pas été une guerre des pétitions, comme on a parfois qualifié la guerre d’Algérie[3]. Mais elle n’a pas non plus été le grand silence des intellectuels que l’historiographie dominante semble décrire. Il y eut plusieurs meetings à la Mutualité, à la Salle Wagram ou ailleurs, pas tous, loin de là, organisés par les communistes, plus, tout de même, 16 appels collectifs[4]. Le recensement des signataires permet de faire un voyage complet dans l'intelligentsia de gauche de l'époque : Simone de Beauvoir, Jacques Berque, Claude Bourdet, André Breton, Yves Dechezelles, Jean-Marie Domenach, Jean Dresch, Daniel Guérin, Charles-André Julien, André Mandouze, Gilles Martinet, Louis Massignon, Pierre Naville, Jean Rous, Roger Stéphane, Vercors... Les historiens de la guerre d’Algérie liront ici bien des noms familiers.

Évidemment, on pense surtout à Sartre. Ses engagements lors de la guerre d’Algérie ont un peu masqué, dans la mémoire collective, ceux du conflit précédent, pourtant tout aussi radicaux. Mais avec une différence de taille : la dénonciation de la guerre d’Indochine s’est faite en harmonie avec les communistes, cette période étant celle de la théorisation du caractère incontournable du compagnonnage de route[5], qui prendra fin, on le sait, lors de l’intervention soviétique en Hongrie.

Sartre s’est engagé à fond dans la campagne pour la libération du marin communiste Henri Martin[6], réunissant une équipe d’intellectuels de renom (Hervé Bazin, Jean-Marie Domenach, Francis Jeanson, Michel Leiris, Jacques Madaule, Prévert, Vercors…) pour publier un livre-pamphlet[7], le nom qui retient évidemment l’attention des historiens de l’Algérie étant évidemment celui de Jeanson.

Voici donc un plaidoyer pour le comparatisme que, certes, et fort heureusement, nous sommes nombreux à pratiquer. Et je ne vous ai sans doute rien appris. Et encore moins à Benjamin Stora, puisque cette thématique  fut abordée, naguère, lors de longues discussions… à Hanoi.

 

[1] Paris, La Découverte, 1997.

[2] Esprit, janvier 1996.

[3] Jean-François Sirinelli (« Guerre d’Algérie, guerre des pétitions ? Quelques jalons », Cahiers de l’IHTP, n° spécial,  La guerre d’Algérie et les intellectuels français,  IHTP / CNRS, n° 10, novembre 1988).

[4] Liste complète des Appels et des signataires in Alain Ruscio (dir.), La guerre française d’Indochine (1945-1954). Les sources de la connaissance. Bibliographie, Filmographie, Documents divers, Paris, Éd. Les Indes Savantes, 2002.

[5] « Les communistes et la paix », articles paru dans Les Temps modernes, n°81 (juillet 1952), 84-85 (octobre-novembre 1952) et 101 (avril 1954), in Situations, Vol. VI, Problèmes du marxisme, 1, Paris, Gallimard, 1964

[6] Anna Mathieu, « Jean-Paul Sartre et l’affaire Henri Martin », in Alain Ruscio (dir.), L’Affaire Henri Martin et la lutte contre la guerre d’Indochine, Préface de Raymond Aubrac, Paris, Éd. Le Temps des Cerises, 2005

[7] L’Affaire Henri Martin, Paris, Gallimard, 1953

 

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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