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Monsieur Stora, né par hasard en Bretagne, en novembre 1987, descendant d'immigrés espagnols débarqués, comme tant de leurs compatriotes, en Oranie au début du siècle dernier pour fuir des conditions d’existence vécues comme intolérables, devenus Français dans une Algérie coloniale, avant d’être définitivement dépaysés en cet été 1962, je viens de refermer votre ouvrage « Les passions douloureuses ».

Monsieur Stora, vous saviez qu’en acceptant cette délicate mission confiée par le Président de la République, Emmanuel Macron, que vous n'aviez que des coups à prendre, que votre navire serait une fois de plus ballotté par les flots, soumis aux vents mauvais, aux rugissants hurlants.

Monsieur Stora, depuis que vous avez décidé en conscience d’étudier l’histoire de votre terre natale et ceux qui y ont vécu à la fois ensemble et séparément pendant plus d'un siècle, jamais, comme l'aurait dit la philosophe Simone Weil, vous n'êtes resté planquer à l'arrière.

Monsieur Stora, vous êtes toujours monté au front, inlassablement, au prix parfois de votre propre sécurité, avec le seul souci de la vérité victorieuse, celle à laquelle Camus se disait tant attachée de son vivant que ce soit en tant que journaliste, en tant qu’écrivain mondialement connu, en tant qu’homme vraiment de gauche. Il s’agit ici de la vérité historique, fut-elle incomplète, car l’écriture de l’histoire est inévitablement partielle. Il s’agit d’une certaine vérité, évolutive, critiquable, qu’on forge, humblement, méthodiquement, honnêtement, patiemment, avec des armes non létales, les archives rendues accessibles, les mémoires différenciées des acteurs, et la plume qui sert à rendre intelligible, ici, ce passé algérien omniprésent, ce passé qui accroche, qui s’accroche, qui habite toujours et pour longtemps encore la rue du présent.

Monsieur Stora, si vous êtes allé au front, ce fut non pas pour prendre part à ce vaste champ de bataille mémoriel, bataille sans fin entre des mémoires frappées d’hypermnésie, lutte épuisante sans vainqueur déclaré, pour rajouter du malheur au malheur, de la peine à la peine, du sang au sang. Les mémoires algériennes saignent drues, toutes seules, depuis 60 ans. Les survivants de cette tragédie, de chaque côté de la Méditerranée, n'ont vraiment besoin de personne pour pleurer des larmes de sang.

Monsieur Stora, vous admettez, lucidement, que ce n’est pas la seule reconnaissance officielle, aussi absolument nécessaire soit-elle, de tel ou tel fait historique, « politique des petits pas » comme vous la nommez, qui fera que les vivants cesseront de vivre avec leurs morts. L’histoire n’a pas ce pouvoir thaumaturgique. Ce qui a été amputé, cassé, brûlé, le reste à jamais, et les survivants le savent trop bien, qu’il y a des deuils impossibles, des ruptures qu’on porte comme des fardeaux. D’où les ruminations, d’où les plaintes, d’où les haines recuites, déchirures qu’on ne parvient pas à recoudre, les blessures qui ne guérissent pas, au risque de donner tort au poète qui postulait « avec le temps va, tout s’en va ».

De la sorte, ce n’est pas le simple fait que l’État algérien finisse par admettre, un jour, peut- être, ne pas avoir fait respecté le cessez-le-feu après le 19 mars 1962, que ce soit vis-à-vis des européens encore présents en Algérie ou vis-à-vis des Harkis, qui rendra aux pieds-noirs, naufragés, leur patrie, la terre de leurs pères et de leurs morts, ou qui permettra aux Harkis qui le souhaitent de rentrer enfin chez eux, librement, en Algérie, sans avoir à demander pardon, eux qui ont été bannis, eux qui ont été parqués dans des camps dès leur arrivée en Métropole, eux qui ont eu en 1962 seulement le choix entre la valise ou le cercueil.

De la même façon, ce n’est pas la seule reconnaissance officielle par la France du meurtre atroce, par des militaires français, de l’avocat nationaliste Ali Boumendjel, le 23 mars 1957, qui fera que des Algériens n’auront plus de raisons valables de maudire, de fulminer contre un siècle et demi de violences militaires innommables, de domination, de spoliation, de minoration juridique par une France très oublieuse de sa devise républicaine, dès lors qu’il s’agissait des arabes et des berbères.

Mais, si l’histoire ne peut pas tout, si l’histoire est impuissante par bien des égards, ce n’est pas pour autant qu’il ne faut rien faire. Il faut tendre vers ce que vous avez nommé, en citant Paul Ricoeur : « une mémoire juste » et inclusive. Cela prendra du temps, il s’agira sans aucun doute d’une longue marche, beaucoup ne s’y résoudront jamais, préférant, cultivant cette mentalité de citadelle assiégée, continuer à ériger des murs qui tiennent l’Autre à bonne distance, ou à se comporter comme des souteneurs qui font du  passé leur  gagne-pain électoral. Il faudra alors compter sur les descendants, les petits-enfants, les arrières petits-enfants des deux côtés de cette « patrie Méditerranéenne » comme l’appelait Camus, ceux, qui, eux, parmi eux, il y a en a, arriveront à se parler, à nommer les choses, à écouter, à accueillir la parole de l’autre, sans chercher à « venger leurs pères et leurs mères ».

Monsieur Stora, depuis des années on vous a sommé de prendre enfin parti. Mais, comme Camus, qui défendait presque seul l’idée d’une « trêve civile », pour que cesse enfin le massacre des innocents, lui, qui était habité par le doute, tiraillé, déchiré, qui aimait sa mère bien sûr, sa terre algérienne évidemment, mais qui était sensible, dès les années 1930, au malheur algérien, fustigé par les uns, vomi par les autres ; comme lui, vous avez refusé de choisir. Car, par-delà votre histoire familiale, vos propres souffrances, tout ce que vous avez dû laisser là-bas, en Algérie, votre seul camp, c’est celui de l’histoire, qui, avec ses modestes outils, bricole, tâtonne, crève des abcès, apaise essayant de mettre des mots sur les maux.

Monsieur Stora, si vous êtes sorti de votre tranchée, ce n'est que pour rapprocher ceux qui ne se parlent pas, soixante ans après, faire rencontrer ceux qui s’évitent, travailler aux jointures, faire discuter, faire dialoguer ces femmes et ces hommes qui vivent avec des souvenirs traumatiques pleins leurs armoires.

Monsieur Stora, si vous avancez, pas à pas, mot à mot, c’est avec à l'esprit cette phrase lumineuse de Camus qui s'adressait, en octobre 1955, aux habitants d’Algérie qui s’en voulaient à mort, pour qui il semblait absolument impossible de vivre heureusement ensemble : s’efforcer de « comprendre les raisons de l'adversaire ».

Monsieur Stora, vous marchez depuis longtemps sur une ligne de crête, article après article, livre  après  livre,  conférence  après  conférence  depuis  votre  premier  ouvrage  pionnier  sur  la trajectoire biographique et politique du père du nationalisme algérien, Messali Hadj, embastillé, tel un Auguste Blanqui, par l’État français pour ses idées socialistes et indépendantistes, et qui fut rayé de la mémoire de l’État algérien, exclu du roman national, et empêché de retourner chez lui avant sa mort, en dépit de cette première indépendance que des millions d’algériens entendent aujourd’hui parachever contre ces « maîtres libérateurs » qui ont privatisé le pouvoir et accaparé les richesses.

Monsieur Stora, il est difficile de marcher sur un terrain saturé par des mines, surtout lorsqu’il s’agit de mémoires blessées, victimes de saignements réguliers.

Mais, ne cédez jamais, marchez votre chemin, continuez à tracer avec d’autres chercheuses et chercheurs, de France et d’Algérie, cette voie médiane, celle du juste milieu, chimérique peut- être, introuvable sans doute, comme l’était cette utopie, celle de l’Algérie décolonisée et fédérale à laquelle rêvait Camus. Car, sinon que faire, si on considère que les ruminations, les afflictions parfaitement compréhensibles et légitimes, ne peuvent constituer un horizon désirable ?

Monsieur Stora, comme Camus qui aspira à concilier, ce qui fut perçu comme un projet impossible, le droit à la justice pour les algériens et le droit de continuer à vivre, de travailler, de décider au pays pour les européens, continuez à vous battre, même à contre-courant, pour cette « paix des braves » … à ce prix, « je suis sûr que les haines iront en s'effaçant » comme l’exprimait un certain Charles de Gaulle.

Hugo Melchior

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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