Sur les « oppositions intellectuelles à la colonisation et à la guerre d’Algérie », un colloque s’est tenu les 20, 21 et 22 janvier 2022, à l’Institut du Monde Arabe et à la Bibliothèque nationale de France, correspondant à l’une des préconisations du rapport remis au président de la République par Benjamin Stora. Organisé par l’historien Tramor Quemeneur et l’anthropologue Tassadit Yacine, il a été l’occasion d’interventions passionnantes d’une trentaine d’intervenants universitaires, et de riches débats. Ci-dessous, voici la communication de Benjamin Stora à la séance du samedi matin à la BNF.
Comment situer Camus dans le paysage politique et culturel de la guerre d’indépendance ? Peut-on le placer dans camp des partisans de l’indépendance et des anticoloniaux ? Non, car il ne s’est jamais prononcé pour la séparation de l’Algérie et de la France. Est-il alors un adversaire résolu de nationalistes algériens, comme le sont les gens favorables à l’Algérie française ? Pas vraiment, car il n’a cessé de combattre tout au long de sa vie les injustices engendrées par le système colonial. Il a écrit « Misères de la Kabylie » dès 1939, pour dénoncer avec force les terribles conditions de vie des « indigènes » musulmans. Dans un article daté du 10 mai 1939, il réclame la libération de détenus politiques et notamment de Messali Hadj, le pionnier du nationalisme algérien. Il écrit : « les démocraties portent en elles-mêmes cette affligeante contradiction de n’établir qu’un rapport lointain entre les faits et les principes qui les constituent. Elles croient que le simple énoncé d’une doctrine les dispense de la traduire en actes. (…) Il y a actuellement dans nos prisons plusieurs détenus politiques. Leur crime ? C’est d’avoir exprimé leur opinion librement. Nous, républicains, nous ne saurions admettre de poursuites pour le non-conformisme, quel qu’il soit. "En politique, il n’y a pas de crime, il n’y a que des erreurs." C’est là le seul délit commis par cheikh Abdelaziz, el-Hachimi et el-Hadj Messali, et tant d’autres militants, quelle que soient leurs nuances politiques. »
Quelques mois plus tard, Camus s’insurge de nouveau à l’occasion de poursuites intentées contre des membres du Parti du peuple algérien (PPA), mouvement nationaliste fondé par le même Messali Hadj. L’article, publié dans Alger Républicain en date du 18 août 1939, mérite que l’on s’y arrête, car on y trouve peut-être en germe les déchirements ultérieurs de Camus. Le journaliste de 25 ans y dénonce, une nouvelle fois, l’iniquité du régime colonial. Mais il livre aussi sa réflexion sur le nationalisme algérien. Il écrit : « Il est surprenant de voir l’aveuglement de ceux qui poursuivent ces hommes car, chaque fois que le PPA a été frappé, son prestige a grandi un peu plus. La montée du nationalisme algérien s’accomplit sur les persécutions dont on le poursuit. Et je puis dire sans paradoxe que l’immense et profond crédit que ce parti rencontre aujourd’hui auprès des masses est tout entier l’œuvre des hauts fonctionnaires de ce pays. (…) Qu’on libère donc ces malheureux qui veulent mieux vivre. Et qu’on songe moins à punir qu’à mieux aimer. On n’effacera pas les revendications des indigènes en les passant sous silence, mais en les examinant dans un esprit de générosité et de justice. Et la seule façon d’enrayer le nationalisme algérien, c’est de supprimer l’injustice dont il est né. » Camus critique donc les persécutions qui frappent les nationalistes, mais il ne soutient pas pour autant le nationalisme. Pour lui, le PPA, qui réclame le droit du peuple algérien à disposer de lui-même, pousse sur le terreau de l’injustice coloniale. Il suffit donc d’éliminer cette injustice et le mouvement nationaliste sera ipso facto affaibli… Cela ne veut évidemment pas dire que les convictions de Camus sur l’arbitraire du système colonial en seraient moins fortes. Mais on voit peut-être là se dessiner sa vision future : pour une Algérie égalitaire mais contre une Algérie indépendante…
Camus a aussi dénoncé les massacres de Sétif en 1945, bien seul d’ailleurs à l’époque dans le monde de l’intelligentsia française.
Son positionnement inconfortable, celui de l’entre deux, est symptomatique des choix douloureux à faire.
Il faut savoir que Camus reste l’homme du déchirement, de l’exil, de l’amour contrarié pour sa terre natale. Du déchirement, entre Européens et Algériens musulmans lorsque s’amplifie la guerre d’indépendance, laissant deviner une issue de séparation. De l’exil, intérieur, lorsque Camus se sent incompris par une grande partie de l’intelligentsia métropolitaine, le voyant comme un « homme du Sud », incapable de rationalité sur ce drame colonial. De l’amour contrarié, car les Algériens lui reprochent d’avoir vu l’indigène comme un figurant dans un décor de carte postale, de les reléguer comme des étrangers dans leur propre pays.
Une grande ambivalence persiste donc à propos de Camus. D’un côté, il y a l’homme qui sait évoquer l’Algérie, connaît sa singularité et sa sensualité ; de l’autre, apparait l’homme qui n’a pas su donner toute sa place aux Algériens, parce que lui-même prisonnier des stéréotypes coloniaux.
Camus a aussi fait débat en France. Il a longtemps connu une phase de mise au secret de ses actions politiques, visées idéologiques, cheminements littéraires. Dans les années 1970, il était considéré comme un philosophe trop sage dans le tourbillon des idéologies tiers- mondistes et révolutionnaires. Son grand rival, Sartre, tenait alors le haut du pavé. La suite est connue… La fin du communisme stalinien, du totalitarisme contre lequel Camus s’est toujours battu ; la renaissance des espérances démocratiques et la crise des systèmes de parti unique dans les pays décolonisés. Camus s’est d’ailleurs toujours prononcé pour la pluralité des partis politiques algériens durant la guerre d’indépendance algérienne. Il est l’homme de la complexité, du refus du manichéisme, d’une appartenance au camp de la gauche dans une posture non dogmatique. Il nous sert donc à repenser aujourd’hui le monde colonial, mélange de ségrégation raciale et de contacts, de circulation et de séparation entre les communautés.
L’exil, la violence, l’Algérie.
Camus reste « universel », parce qu’il parle du sort difficile de l’individu, et pas des communautés. Le public ne lui donne pas ce statut d’écrivain du sud, mais se sent touché par sa démarche d’homme seul qui marche de côté, tente d’exister là où l’on ne l’attend pas. Une grande partie de l’œuvre d’Albert Camus est habitée, hantée, irriguée par l’histoire cruelle et compliquée qui emportera l’Algérie française. Ses écrits rendent un son familier dans le paysage politique et intellectuel d’aujourd’hui. A la fois terriblement pied-noir, et terriblement algérien, il adopte cette position de proximité et de distance, de familiarité et d’étrangeté avec la terre d’Algérie qui dit une condition de l’homme moderne : une sorte d’exil chez soi, au plus proche. La sensation de se vivre avec des racines, et de n’être ni d’ici, ni de là. Lorsqu’on le voit être un étranger chez lui, avec cette présence énigmatique, fantomatique, lointaine des « indigènes » simples figurants fondus dans un décor colonial, cela signale aussi une étrangeté au pays, et à soi-même. Camus est d’abord notre contemporain pour ce rapport très particulier d’étrangeté au monde.
Albert Camus est représentatif d'un débat qui dure encore. Il est l'emblème de la pluralité des sens de l'histoire, des bifurcations possibles d'une Algérie multiculturelle. Dans le cours de la guerre d’indépendance algérienne, la manière de penser de Camus reste d’actualité. Sa démarche peut intéresser les jeunes algériens d’aujourd’hui, qui tentent de se réapproprier sa richesse intérieure à travers les courants divers du nationalisme algérien. Camus est aussi celui qui cherche, fouille dans les plis de sa mémoire les commencements d’une tragédie, d’une guerre, et décide de n’être pas prisonnier des deux communautés qui se déchirent. Il sera donc un « traître » pour les deux camps. A l’intersection de deux points de vue, ceux qui veulent se réapproprier une terre qui est la leur à l’origine, les Algériens musulmans ; et ceux qui considèrent que cette terre leur appartient désormais, les Français d’Algérie, Albert Camus annonce ce que peut être la position d’un intellectuel : dans l’implication passionnée, ne pas renoncer à la probité ; dans l’engagement sincère, se montrer lucide.
Ses Chroniques algériennes (1939-1958) révèlent ce regard critique et subtil. Il est celui qui refuse l’esprit de système et introduit dans l’acte politique le sentiment d’humanité. A ceux qui croient que seule la violence est la grande accoucheuse de l’histoire, il dit que le crime d’hier ne peut pas autoriser, justifier le crime d’aujourd’hui. Dans son appel pour une Trêve civile, préparée secrètement avec certains algériens du FLN, il écrit en janvier 1956 :
« Quelques soient les origines anciennes et profondes de la tragédie algérienne, un fait demeure : aucune cause ne justifie la mort de l’innocent ».
Il pense que la terreur contre des civils n’est pas une arme politique ordinaire, mais détruit à terme le champ politique réel. Dans Les Justes, il fait dire à l’un de ses personnages : « J’ai accepté de tuer pour renverser le despotisme. Mais derrière ce que tu dis, je vois s’annoncer un despotisme, qui, s’il s’installe jamais, fera de moi un assassin alors que j’essaie d’être un justicier ». Cette pensée sur la violence, l’étrangeté, l’exil nous pousse sans cesse à ne pas accepter le poids des oppressions.
Camus ne considèrera donc jamais sa famille comme des « colons ». Il se construit une vision personnelle et pragmatique de l’univers de la colonisation en Algérie. Elle lui a valut des inimitiés violentes…..
Il ne sera donc pas un « indépendantiste » pour l’Algérie, parce que refusant le sort pouvant être refusé aux Européens dans un avenir qu’il prétend très proche. Il ne franchit pas le Rubicon et refusera l’indépendance donc, la séparation. Il fait l’effort de la traversée pour jeter des ponts, non pour séparer. C’est un homme de passerelles, il n’est pas un éradicateur, attaché à une histoire méditerranéenne commune, faite de strates mêlées d’influences européennes et algériennes.
Mais après la seconde guerre mondiale, les nationalismes reviennent en force dans les paysages politiques et culturelles, et servent d’outils dans les décolonisations à venir. Camus n’est pas homme a rester prisonnier des stratégies nationalismes, même portés par des nécessités inéluctables. Avec le souvenir de la guerre d’Espagne, il reste un partisan des solidarités internationalistes. Avec la guerre d’Algérie, l’histoire pourtant s'accélère, l’urgence politique entre en contradiction avec l’élan de Camus vers la compréhension réciproque, la réconciliation. À partir de ce moment-là, une angoisse s’installe en lui, celle de la perte de l’histoire des siens. Est-ce la raison pour laquelle il écrit le Premier Homme,, son plus grand livre, pour garder une trace de ce monde qui va disparaître ?
Camus nous intéresse aujourd’hui encore, par son effort de réconciliation des mémoires qui restent fermées les unes aux autres, dans un mélange de méfiance, de sentiment de spoliation et de refus de chacun de reconnaître ses torts. La figure de Camus peut aujourd’hui incarner d’une manière ou d’une autre ce souhait de réconciliation entre Français et Algériens.
Il a toujours été d’une grande honnêteté intellectuelle, en voulant transmettre, s’expliquer.
Sans jamais poser des préalables, des à-priori idéologiques pour faire avancer des points de vue différents. Refusant la culture perpétuelle de l’affrontement avec laquelle on ne construisant pas grand chose. Quand il ne savait plus, il s’est tu, a adopté le silence – un silence public, car il continuait d’écrire énormément de lettres et de notes. Mais historiquement, sa position dans une guerre cruelle est restée dans un entre-deux problématique. Pour cette raison, il s’est retrouvé écartelé entre des récupérations dénaturant totalement sa volonté de réconciliation.
Au-delà des polémiques qu’il suscite (en particulier sur son refus de la violence révolutionnaire), Camus reste toujours un personnage insaisissable, à l’écart parce que lui-même refusait d’être enfermé dans des catégories politiques rigides. Cette position singulière, d’étrangeté parle à la jeunesse actuelle. Nullement parce qu’il est mort à 47 ans. À cet âge-là, un peuple d’écrivains, de musiciens, de peintres, d’artistes de Van Gogh à Schubert avaient donné une œuvre parvenue à maturité. Mais Camus a quelque chose de particulier pour les jeunes. Il procède par vives découvertes suivies d’une réaction presque toujours généreuse, et des générations de lycéens, d’étudiants, ne cessent pas de s’y reconnaître et d’en être bouleversés, éveillés, révélés à eux-mêmes. La brusque mort de ce personnage célèbre renforce ce sentiment d’inachèvement, de dernier mot jamais dit, le tout fixé dans l’image très romantique d’un homme encore jeune.
C’était enfin un méditerranéen avec tout ce que cela implique : aimant et aimé des femmes, solaire, émouvant, charnel. Et c’est pourquoi, l’on est si tenté de vouloir lui ressembler aujourd’hui encore.
Benjamin Stora.