L’historien Benjamin Stora, qui co-préside la commission mixte d’historiens algériens et français chargée d’étudier la colonisation et la guerre d’Algérie, sort de son silence ce vendredi 19 mai sur RFI. Un mois – jour pour jour – après la première réunion de cette commission, l’historien en trace les perspectives et évoque les grandes questions qui devront être tranchées par les historiens français et algériens. Au-delà, Benjamin Stora s’émeut surtout de l’absence de moyens dévolus aux historiens français de cette commission. « On ne peut pas continuer à fonctionner sur le bénévolat», alerte-t-il, critiquant là en creux le manque d’investissement des autorités françaises sur ce dossier.
RFI : Benjamin Stora, où en sont les travaux de la commission mixte d’historiens français et algériens que vous coprésidez ?
Benjamin Stora : Une première réunion s’est tenue à l’Institut du monde arabe, en visioconférence. Cette réunion a duré deux heures environ et elle a porté essentiellement sur la présentation de chacun des membres de la commission. Après, on a commencé à réfléchir sur ce qui pourrait être disons, un ordre du jour. Il y a deux, trois questions importantes qui ont été mises sur la table. Cela ne veut pas dire qu’elles ont été abordées, discutées ou tranchées, bien entendu : la question des archives, par exemple. Mais on a convenu du côté français comme du côté algérien de considérer qu’il faut commencer par une histoire longue, de commencer par le XIXe siècle, c’est-à-dire la conquête, l’arrivée des Français.
Dans la lettre de mission justement de l’Élysée, il est dit justement que vous devez travailler sur les origines de la colonisation en Algérie au XIXe et en dressant un inventaire des archives déposées en France via l’Algérie. Est-ce que ce premier objectif-là vous paraît réalisable ?
C’est un objectif qui est nécessaire parce que la question des archives, c’est le soubassement, la base d’écriture de l’histoire, les archives naturellement étatiques. Et là, il y a énormément de choses qui ont été transférées de l’Algérie vers la France après l’indépendance de 1962, des kilomètres et des kilomètres d’archives qui sont déposées d’ailleurs principalement à Aix-en-Provence. Donc, la première tâche, à mon sens, c’est déjà de faire une sorte d’inventaire des archives qui existent entre la France et l’Algérie.
Après, une fois dressé l’inventaire de cette somme d’archives considérables, vont se poser différents problèmes : d’abord, le problème de l’accès aux archives, mais aussi le problème de la restitution des archives. Sur ce plan-là, il n’y a pas de sujet tabou de mon point de vue. On peut discuter de cette question de manière très ouverte, en sachant bien que les archives de l’Algérie sont, en grande partie d’ailleurs, des archives dites de « souveraineté », c’est-à-dire qu’elles appartiennent à la France. Par contre, il y a des archives algériennes qui ont été arrachées aux Algériens au moment de la conquête. Donc, le problème de la restitution, j’exprime là un point de vue personnel bien sûr, ce sont des choses à mon sens sur lesquelles il faut réfléchir, en dresser l’inventaire et commencer à procéder à des restitutions.
On sait que ce sujet-là des archives est un sujet extrêmement sensible. Est-ce que vous pensez pouvoir avoir accès à toutes les archives françaises et algériennes ?
Personnellement, ça fait 45 ans que je travaille sur l’Algérie. J’ai eu accès déjà à beaucoup d’archives. L’accès aux archives, ce sera une éternelle question posée aux historiens, j’allais presque dire sur toutes les époques touchant aux secrets d’État. Mais, encore faut-il aller aux archives, encore faut-il se rendre aux archives. Pour ce qui concerne les chercheurs algériens, il y a la difficulté de se rendre aux archives lorsqu’on habite en Algérie et qu’on n’obtient pas de visa. Ça, c’est un vrai problème par exemple, c’est-à-dire qu’il faut commencer à régler ce problème dans la mesure où beaucoup d’Algériens veulent travailler sur les archives transférées. Donc, on doit réfléchir à cette question. Ça me paraît des questions très concrètes en fait, plutôt que des considérations très générales sur les archives, les archives fermées, les mystères autour des archives, etc. Il ne faut pas faire un fétichisme de la preuve par l’archive étatique. C’est un vieux débat. Il vaut mieux avoir la preuve, bien sûr. Mais quand la preuve n’existe pas formellement dans les archives étatiques, on a quand même les moyens d’avoir recours à d’autres types de pièces sur le plan archivistique que sont notamment les témoignages.
Il y a donc eu cette première réunion le 19 avril dernier, première réunion de cette commission. Quelles sont les prochaines échéances ?
Il y a une échéance qui est prévue à la mi-juin théoriquement d’une réunion. Normalement, la date précise n’a pas été fixée. Côté français, le problème qui va se trouver posé, à mon avis bien entendu, c’est celui des moyens pour le fonctionnement de tout ce travail, qui est un travail énorme. Or, là, la question, c’est que je ne connais pas les moyens qui ont été dégagés par la France aujourd’hui. Je ne les connais pas. Moi, personnellement, j’ai travaillé sur ce rapport que tout le monde connaît, mais personnellement, il faut le savoir, je n‘ai pas été payé pour cela. Trois ans plus tard, le bénévolat continue. [...] Donc, il faut quand même qu’il y ait un développement de moyens en France parce que, si les moyens ne sont pas dégagés, effectivement cette commission va avoir du mal à exister uniquement sur le bénévolat.
Mais comment vous l’expliquez ? Comment vous l’interprétez ce manque de moyens ? Vous y voyez un manque de volonté de la part des autorités françaises ?
Je ne peux pas répondre franchement à cette question-là, parce qu’il y a quand même eu l’Accord d’Alger qui a été signé par les deux présidents qui se sont engagés à ce que cette commission mixte existe, etc. La seule chose que je peux dire, c’est que je peux espérer que des moyens soient mis en œuvre.
Quand vous en parlez à l’Élysée, qu’est-ce qu’ils vous répondent ?
La réponse est toujours la même. Elle est invariable : « Oui, pas de problème, on va aider, on va mettre en œuvre un budget, on va donner des salaires, on va trouver les locaux, etc. ». Ce sont toutes les revendications que je formule. Là, on ne peut pas continuer à fonctionner sur le bénévolat avec une personne seule qui écrit des rapports et qui rencontre des personnes. Il faut passer, j’allais presque dire du stade artisanal à un stade beaucoup plus élaboré. Et là, c’est la question de la volonté politique, c’est-à-dire que si on passe à un stade beaucoup plus élaboré, là on rentre dans une autre étape. Pour l’instant, disons-le franchement qu’on n’y est pas encore, mais j’espère que ce sera le cas ».
Benjamin Stora a publié récemment en livre de poche (Ed Albin Michel), sous le titre « Les passions douloureuses », son Rapport sur la mémoire de la colonisation et la guerre d’Algérie, remis au président de la République. Rapport précédé d’une longue introduction, « Un historien dans la mêlée ».