Les crispations croissantes entre Paris et Alger ramènent, une fois encore, à la mémoire de la guerre d’Algérie. L’historien Benjamin Stora, invite à penser la réconciliation sur le temps long.
Incarcération de l'écrivain franco-algérien Boualem Sansal, renvoi vers Paris d'un influenceur algérien expulsé pour ses appels à la violence. Pourquoi cette soudaine escalade ?
L'an dernier, Emmanuel Macron a décidé d'appuyer le plan marocain sur le Sahara occidental. Or, Alger soutient les indépendantistes de la région. Cette position a mis le feu aux poudres. Elle est venue percuter le travail mémoriel entrepris après la remise de mon rapport. L'Algérie et la France entretiennent une relation peu ordinaire sur la scène diplomatique qui explique l'apparition régulière de points de tension. Des millions de personnes sur le sol français ont un lien avec l'Algérie. Ces différends ne peuvent donc pas se résumer à une question de politique étrangère, ils ont aussi une dimension de politique intérieure.
L'Algérie cherche-t-elle réellement la réconciliation ?
Il est difficile d'estimer la position générale de la population algérienne sur toutes ces questions. Mais il ne faut pas sous-estimer la force du nationalisme local. En parallèle, il existe heureusement une réelle volonté de sortir de cette culture de guerre. Le pouvoir algérien n'a, lui, pas immédiatement saisi la main tendue ces dernières années par Emmanuel Macron. Il s'est d'abord montré silencieux, puis a mis sur pied une commission mixte d'historiens qui s'est réunie à plusieurs reprises entre 2022 et 2024. C'était un bon signal mais ce travail est aujourd'hui interrompu.
La mémoire de la guerre d'indépendance fait-elle obstacle du côté algérien ?
Elle permet de légitimer le pouvoir en place. Comme elle est même à la base de la création de l'État-nation algérien, elle est utilisée à des fins politiques. Pour les factions extrémistes, notamment islamo-conservatrices, il faudrait même que l'Algérie rompe complètement avec la France. Mais cette instrumentalisation existe aussi de l'autre côté de la Méditerranée. Reconnaître les exactions commises par la France entraîne, encore aujourd'hui, une levée de boucliers au sein d'une frange identitaire hexagonale.
Le sujet reste-t-il toujours aussi sensible dans notre pays ?
Pour les plus jeunes des Français d'Algérie (les pieds-noirs), les moments liés à la guerre d'Algérie se sont estompés. Mais pas pour les plus âgés. Les polémiques actuelles font remonter à la surface les souvenirs enfouis. L'évocation des accords d'Évian de 1962, que beaucoup considèrent toujours comme mal négociés par le général de Gaulle, continue d'animer les conversations familiales. Et puis, les regrets des occasions perdues pour construire une Algérie fraternelle reviennent dans les esprits d'autres, eux aussi nombreux. Pour tous, l'Algérie, comme pays, reste présent dans les cœurs.
La France a-t-elle effectué le travail historique nécessaire ?
Les détracteurs répètent sans cesse qu'il faut en finir avec la repentance perpétuelle. Mais il n'y en a jamais eu ! Avec l'ouverture d'archives relatives à la guerre d'Algérie et la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la disparition de Maurice Audin, un militant du parti communiste algérien, nous démarrons à peine ce travail de mémoire. Si toutes ces avancées vont dans le bon sens, il reste beaucoup à faire. Les cimetières européens sont à l'abandon en Algérie et ils mériteraient d'être entretenus pour faire vivre cette mémoire. La France devrait aussi aider plus activement à décontaminer les sites des essais nucléaires qu'elle a menés en Algérie dans les années 1960.
Certaines voix souhaitent revenir sur l'accord de 1968 qui donne droit aux Algériens s'installant en France à un régime dérogatoire. Qu'en pensez-vous ?
Il est présenté comme une mesure facilitant l'immigration. Or ce n'est pas le cas. Il a même été pensé pour être plus restrictif que les accords d'Évian, qui garantissaient la libre circulation entre la France et l'Algérie. En 1993, le ministre de l'Intérieur, Charles Pasqua, l'a même durci en supprimant l'octroi automatique de la nationalité pour les personnes nées en Algérie française. Revenir dessus ne changerait donc rien.
Gardez-vous l'espoir d'une véritable réconciliation, alors que des centaines de milliers de personnes suivent des influenceurs hostiles à notre pays ?
Le travail de mémoire est long et permanent. La France est entrée dans une nouvelle étape de ce rapprochement. Ce n'est pas le moment de lâcher et de se replier sur soi-même. Expulser tout le monde n'est pas la seule solution, il faut dépasser la logique de l'affrontement, composer avec cette histoire commune si passionnée et se montrer patient.
Benjamin Stora est professeur des universités, spécialiste du Maghreb contemporain. Il est l'auteur d'un rapport sur les relations franco-algériennes remis à Emmanuel Macron en 2021.
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