Par Makhlouf Mehenni 18 Févr. 2025. https://www.tsa-algerie.com/benjamin-stora-historien-francais-et-admirateur-de-la-revolution-algerienne/
"En cinquante ans, les choses ont profondément changé". C’est le constat que fait, avec une certaine amertume, Benjamin Stora, 75 ans, sur l’évolution de la société française vis-à-vis de la question coloniale.
Lorsqu’il a commencé à travailler sur l’histoire de l’Algérie, au milieu des années 1970, la situation était différente. « Le courant anticolonialiste était très important, notamment à gauche. Il y avait tout un bain culturel qui reconnaissait la nécessité de l’indépendance de l’Algérie. C’était quelque chose de normal, d’évident », raconte-t-il à TSA.
Benjamin Stora : "La France a beaucoup changé"
Un demi-siècle après, le paysage politique et culturel n’est plus le même en France, et "il y a des gens qui pensent que la colonisation c’était quelque chose de bien, que ce n’était pas un drame".
Lorsque Benjamin Stora se confie à TSA en ce début février 2025, Marine Le Pen, la cheffe de file du Rassemblement national (RN, extrême droite), venait d’affirmer haut et fort que "dire que la colonisation était un drame pour l’Algérie, ce n’est pas vrai".
Quand il s’agit de l’Algérie et de la France, l’histoire n’appartient pas qu’au passé. C’est aussi de l’actualité brûlante. Elle est à la fois source de frictions et d’espoir.
Benjamin Stora est de ceux qui croient que la réconciliation et le rapprochement entre l’Algérie et la France peuvent passer par le travail de mémoire. Et il ne prêche pas dans le désert. L’homme est apprécié de part et d’autre de la Méditerranée.
Le président Abdelmadjid Tebboune l’a reçu à deux reprises. "Il a toute mon estime et réalise un travail sérieux avec ses collègues français et algériens", dit-il de l’historien dans une interview accordée début février à L’Opinion.
En France, le président Emmanuel Macron lui confie des missions. En 2021, il l’a chargé de rédiger un rapport sur la réconciliation des mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie. En 2022, il l’a désigné à la tête de cinq historiens français, qui constituent un panel avec autant de leurs collègues algériens, chargé de travailler sur la mémoire, "loin de la politique".
Pour Benjamin Stora, la rançon de cette gloire ce sont les attaques qu’il subit avec véhémence en France, et même parfois en Algérie. Même s’il ne s’en plaint pas trop, l’homme en est affecté. Les attaques de l’extrême-droite contre lui ont redoublé depuis qu’il a exprimé une position nuancée sur l’arrestation en Algérie de l’écrivain Boualem Sansal.
Benjamin Stora, un admirateur de la révolution algérienne
En fait, on lui en veut pour le travail qu’il fait depuis un demi-siècle, particulièrement son œuvre de ces dernières années, à cheval entre l’histoire et la politique. Et il en est conscient.
"Ils se sont saisis en fait de cette histoire pour m’attaquer pour tout ce qui a été fait pendant quatre ans. C’est une espèce de revanche", dit-il.
Bien qu’affecté, Benjamin Stora n’est pas étonné que cela arrive dans un pays où "le courant critique vis-à-vis de l’histoire n’a pas autant de force qu’auparavant« et où »l’extrême-droite fait 40 %, tient des mairies, des médias…".
La dernière attaque en date est venue d’Eric Zemmour, qui l’a qualifié d’ "historien du FLN« . Benjamin Stora est en tout cas l’historien de la guerre d’Algérie et de la colonisation. Il assume même une certaine »subjectivité« dans son travail. »Je ne prétends pas à l’objectivité radicale, scientifique, distanciée. Je crois qu’il faut un investissement quand même personnel", reconnaît-il.
Natif de Constantine dans l’est algérien, Benjamin Stora est en effet amené à s’intéresser à l’histoire de l’Algérie par l’admiration que vouait à la révolution algérienne le jeune militant d’extrême-gauche qu’il était dans les années 1970. À l’origine, "l’idée était de rencontrer les dirigeants du nationalisme algérien« et de »travailler avec tous ces hommes qui ont fait la révolution algérienne".
Son travail lui a effectivement permis de rencontrer du monde, Hocine Ait Ahmed, Yacef Saadi, Mohamed Harbi, Salah Boubnider, Abderrazak Bouhara, Ali Haroun, Salah Goudjil, la famille de Messali Hadj…
Les témoignages sont primordiaux quand on travaille sur la guerre d’Algérie car, explique-t-il, les archives, quand elles sont accessibles, ne contiennent rien sur les exactions, la torture, les exécutions sommaires…
Une famille juive algérienne "depuis la nuit des temps"
Forcément, il a tissé des amitiés. Il cite la famille Messali, la famille Boumendjel, l’avocate Gisèle Halimi. C’est lui qui a proposé l’entrée de cette dernière au Panthéon et la reconnaissance par la France de l’assassinat de l’avocat Ali Boumendjel par l’armée française.
L’historien révèle que la rencontre qui l’a le plus marqué est celle qu’il a eue avec Abderrazak Bouhara, un officier de l’ALN devenu ministre après l’indépendance. Et ce n’est pas sans raison.
En plus d’être un personnage "extrêmement affable« , Bouhara était pendant la guerre à Khenchela, dans les Aurès, la région d’origine de la famille Stora. »La première fois que je l’ai vu, il m’a dit : il va falloir que je vous rembourse le camion de votre grand-père que j’ai brûlé en 1956", se souvient-il.
Benjamin Stora est né à Constantine en 1950 dans une famille juive originaire de Khenchela. La famille Stora était établie dans les Aurès "depuis la nuit des temps" et non pas avec la colonisation française, tient-il à préciser.
Son grand-père dont il a hérité du prénom, Benjamin, était maire de cette ville des Aurès. Son père, Élie Stora, était diplômé en droit musulman (charia) et tenait un commerce non loin de la maison de Abdelhamid Ibn Badis, à Constantine.
Autant dire que l’historien est un Algérien authentique. Cette appartenance a aussi pesé dans certaines de ses décisions. Et il cite lui-même cet exemple : en novembre 2023, il a proposé la ville de Constantine pour la tenue d’une réunion de la commission mixte d’historiens. Ses collègues algériens et français ont évidemment accepté. C’est que l’homme est très attaché à sa ville natale et il ne rate pas une occasion pour s’y rendre. C’est de cette ville des ponts suspendus qu’il tient sa "culture urbaine des passerelles".
En 50 ans de travail sur l’histoire et le présent de l’Algérie, Benjamin Stora a beaucoup produit. Une quarantaine de livres, sans compter les ouvrages collectifs, les directions de thèses, les documentaires… Dans un seul ouvrage publié en 1985, il a compilé 600 biographies de militants nationalistes algériens. Il a aussi consacré plusieurs livres aux juifs d’Algérie, à son histoire familiale et à ses souvenirs d’enfance dont il a raconté une partie en 2015 dans "Les clés retrouvées".