Depuis plusieurs mois, les tensions entre la France et l’Algérie font la une de l’actualité. Benjamin Stora, professeur émérite des universités et spécialiste de l’histoire du Maghreb contemporain, livre son regard sur cette situation et sur les pistes qui, à ses yeux, pourraient permettre de se positionner autrement face aux blessures d’un passé complexe, riche et tragique.
Divergences profondes sur le Sahara occidental, conflit au sujet des obligations de quitter le territoire français (OQTF), emprisonnement de Boualem Sansal, résurgence des débats mémoriels… Depuis 1962, est-il arrivé que les relations entre la France et l’Algérie soient aussi tendues qu’aujourd’hui ?
Le point de paralysie qui existe entre les deux pays actuellement est le plus important depuis l’indépendance de l’Algérie, en 1962. C’est une situation inédite. Certes, d’autres moments de crise ont existé au fil des décennies, comme lors de la nationalisation des hydrocarbures par l’Algérie, en 1971, ou lorsque celle-ci a interrompu le processus électoral en 1991 et que François Mitterrand s’y est opposé. Mais, cette fois-ci, la tension me semble plus profonde qu’elle n’a jamais été. Il n’y a plus d’ambassadeur d’Algérie à Paris depuis plusieurs mois, ce qui ne s’est jamais vu, et les canaux classiques de coopération sur les plans sécuritaire, migratoire ou culturel se sont fermés.
Dans la crise que nous connaissons, le point de bascule a été, pendant l’été 2024, la reconnaissance par la France de la marocanité du Sahara occidental. À partir de là, les autres points de désaccord que vous évoquez se sont intensifiés ou sont venus s’ajouter. Par exemple, on peut remarquer qu’avant ce changement de climat, les Algériens acceptaient sur leur sol le retour des OQTF, davantage que les autres pays.
Dans ces rapports difficiles, au-delà des points de tension concrets, quelle part prennent, selon vous, les « passions » si propres aux relations entre les deux pays ?
C’est considérable… Tout simplement parce que l’Algérie a été française pendant 132 ans, soit sur six générations minimum. Il n’y a aucun équivalent dans notre histoire d’interactions administratives, politiques et juridiques si fortes : l’Algérie, c’était la France, avec des départements gérés par le ministère de l’Intérieur et non par celui des Colonies – à la différence du Maroc, par exemple. Elle présente aussi le cas unique de l’installation d’une très forte population européenne. Ce fait ne rend pas pertinentes les comparaisons avec ce qui s’est passé en Indochine. Par ailleurs, un modèle républicain a été exporté de l’autre côté de la Méditerranée, sans qu’il ne se réalise réellement, puisqu’il a fallu attendre 1958 pour que le général de Gaulle accorde le droit de vote à tous les habitants de l’Algérie. L’exercice plénier de la citoyenneté y est donc resté longtemps très limité.
Dans ce contexte complexe, la séparation entre la France et l’Algérie s’est faite dans la douleur, dans l’arrachement, avec le sentiment, pour certains Français, d’abandon et d’humiliation, et, pour d’autres, de soulagement – il faut rappeler, tout de même, qu’1,5 million de jeunes soldats sont partis combattre de l’autre côté de la Méditerranée entre 1955 et 1962 ! Toutes les familles ou presque ont été concernées.
Du côté algérien, il y a eu l’idée d’un prix très lourd à payer dans cette guerre, avec de très nombreux morts et une impression que des occasions de procéder autrement avaient été gâchées. Un exemple parmi d’autres : en 1955, lorsque les socialistes de Guy Mollet sont arrivés au pouvoir, certains ont pensé qu’il y aurait une ouverture de négociations sur l’avenir du territoire algérien, avec, peut-être, un passage progressif vers une séparation avec la France… Mais, au contraire, la nouvelle majorité a intensifié la guerre en prenant la décision d’envoyer le contingent.
En résumé, tous les acteurs de cette histoire – le soldat, l’officier, le harki, l’immigré, le pied noir, etc. – ont le sentiment de ne pas avoir été entendus et que les événements se sont déroulés de manière chaotique. Et puis tout cela a été refoulé… De Gaulle, à propos de l’Algérie, a dit : « Il est temps de refermer la boîte à chagrin. » Il a cru que c’était possible. Mais, en réalité, la boîte n’a jamais été qu’à moitié fermée ; elle était prête à se rouvrir. Les passions, les douleurs, les ressentiments, qu’on a cru pouvoir effacer par le biais des générations suivantes, se sont en fait communiqués. L’histoire ne s’efface pas, elle se transmet – bien, quand cela passe par des manuels, des ouvrages mesurés ou des films, ou mal, quand cela se fait par des non-dits, des rancœurs, des fantasmes… Or, de mon point de vue, l’histoire de l’Algérie s’est surtout mal transmise, des deux côtés. Aux silences français a succédé un discours algérien héroïsant qui ne reflétait pas la réalité historique. Lorsque l’on est sorti de ces deux tendances, on n’est pas parvenu à diminuer les passions. Une guerre entre des mémoires séparées s’est développée dans les deux pays.
Comment situer, face à ce contexte, le rapport de 2021 sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie, que vous a confié la présidence de la République ?
Emmanuel Macron, en me faisant travailler sur ce rapport, a voulu essayer d’apaiser les mémoires franco-françaises dans un premier temps – cela n’avait pas été fait jusque-là. Une démarche équivalente devait exister du côté algérien, mais elle n’est jamais advenue.
Pour nous en tenir à ce qui s’est passé dans notre pays, le président de la République, en reprenant des propositions de ce rapport, a pris des mesures, dont on peut donner quelques exemples emblématiques : la reconnaissance de l’assassinat, en 1957, de Maurice Audin, un mathématicien partisan de l’indépendance, celle du massacre de la rue d’Isly, en 1962, dont des pieds-noirs ont été victimes, celles de la responsabilité de la France dans l’abandon des harkis, ainsi que dans la répression très meurtrière de la manifestation pro-FLN du 17 octobre 1961, à Paris. Tout cela traduit une volonté sincère de ne pas avoir une approche « hémiplégique » de la guerre d’Algérie.
C’est très compliqué, car on a pris beaucoup de retard : le fait que l’on reconnaisse tout cela aujourd’hui, c’est très bien, mais, entretemps, les passions se sont refermées sur elles-mêmes et sont revenues sur le devant de la scène, portées par des acteurs, des générations et des enjeux nouveaux. Tout cela donne une situation très difficile. Comme le disait Pierre Nora, « Si l’histoire rassemble, la mémoire divise et sépare. » Or, sur ces questions, on est plus, aujourd’hui, dans les mémoires que dans l’histoire.
L’un des leviers mis en avant par le gouvernement français pour faire pression sur le pouvoir algérien dans la crise actuelle est la remise en cause des accords du 27 décembre 1968. De quoi s’agit-il ?
Après les accords d’Évian de 1962, une libre circulation existait entre l’Algérie et la France. Dans ce cadre-là, des centaines de milliers de pieds-noirs ont traversé la Méditerranée, tout comme des Algériens. On était alors dans la période des Trente Glorieuses, avec un fort développement économique et les besoins en main d’œuvre que cela impliquait. À un moment donné, la France a résolu de réguler ce flux. Il fallait cependant trouver une compensation. C’est ainsi que, dans les accords de 1968, des avantages ont été donnés aux travailleurs algériens par rapport aux autres étrangers, en raison de l’histoire particulière entre nos deux pays : cela s’est traduit, notamment, par des facilités pour la carte de résidence ou le regroupement familial.
La révision de ces accords signifierait de faire rentrer les Algériens dans ce que l’on pourrait appeler le droit commun. Mais pourquoi parler d’abrogation ? Cela voudrait dire que ce qu’a signé le général de Gaulle en 1968 n’était pas bon – or, revenir sur cette signature-là me semble être une remise en cause implicite, inconsciente, de ce que le président français avait aussi signé en 1962, c’est-à-dire les accords d’Évian. Ne faudrait-il pas plutôt passer par des négociations pour prendre en compte ce que la situation a de particulier ? De fait, de nombreux Algériens ou Franco-Algériens vivent en France. Cela pose la question du flux que cela engendre naturellement d’une rive à l’autre, de par les liens familiaux qui existent, la nécessité de rencontres, de participer aux fêtes, aux événements communs… Cela crée un espace mixte franco-algérien considérable, qui est, de toute façon, un legs de notre histoire. Dès lors, cela nécessite que les deux pays en discutent ensemble et négocient.
Cette menace de remise en cause des accords de 1968 est-elle une première ?
Non, mais, jusque-là, cela s’est fait plus discrètement, sur un plan juridique et sur la question migratoire. En revanche, c’est la première fois que l’on aborde la question sur un registre strictement politique. À partir de là, parler de 1968 réveille le souvenir très proche de 1962.
Le défi, dans une telle situation, me semble de rechercher des voies d’apaisement plutôt que de réveiller sans arrêt des mémoires douloureuses. J’ai personnellement vécu la guerre d’Algérie, l’exil, la pauvreté quand ma famille est arrivée en France ; je sais ce que cela signifie. Le problème est, à partir de traumatismes comme celui-là, qui a touché tant de personnes, de sortir de cette culture de la guerre, de ces plaies qui se rouvrent dès qu’on appuie dessus ou qu’on brandit comme un étendard politique.
Vous ouvrez votre dernier ouvrage en écrivant : « Plus l’histoire longue de la présence française en Algérie s’éloigne, plus elle semble, paradoxalement, revenir, remonter à la surface des mémoires. » En quoi le rapport à l’histoire peut-il être un chemin de réconciliation ou d’aggravation des rapports entre les deux pays ?
Cette question est importante et difficile. Parfois, trop d’histoire ravive les blessures, mais, en même temps, l’absence d’histoire favorise le déni, le fantasme et le ressentiment dissimulé. Comment trouver le juste milieu ? C’est tout le chemin que j’ai essayé de chercher à travers le rapport que j’évoquais, en m’adressant à chacune des mémoires présentes en France, en n’en privilégiant aucune. Cette voie, nous serons obligés de l’emprunter, parce qu’il y a une jeunesse qui, aujourd’hui, considère qu’il faut regarder ce passé, qu’on ne peut pas l’esquiver en permanence. Il y a des pages glorieuses de l’histoire, mais aussi des pages sombres, c’est ainsi.
En Algérie aussi, des initiatives existent : le Hirak [mouvement de protestation en faveur de réformes politiques visant notamment à plus de liberté, à partir de 2019, NDLR], s’est aussi exprimé pour une réappropriation de l’histoire du pays, voulant s’éloigner des excès « héroïsants » et aborder les zones d’ombre – par exemple l’assassinat de Krim Belkacem ou l’extermination des partisans de Messali Hadj [représentants d’une autre tendance que le FLN, NDLR]. Ce travail, en Algérie, de réappropriation de l’histoire réelle, de remise en cause de l’histoire étatique, a été malheureusement interrompu par la crise du Covid et n’a pas pu reprendre depuis. Il y a eu une fermeture du champ intellectuel.
Mon expérience d’enseignant m’a placé face à des amphithéâtres pleins d’étudiants qui, simplement, désiraient comprendre cette histoire. La question est de savoir si l’on apporte à ce mouvement inarrêtable une réponse qui vise à séparer, à détruire, ou qui cherche une connaissance qui permet d’apaiser. L’enjeu est là : il s’agit de faire de l’histoire !
A noter
Benjamin Stora est l’auteur de nombreux ouvrages de référence sur la guerre d’Algérie. Il a publié récemment L’Algérie en guerre (1954-1962). Un historien face au torrent des images, à l’Archipel (336 pp.).