Algérie 1954-1962 de Benjamin Stora, avec Tramor Quemeneur. Les Arènes, 120 p., 34,80 €
L'objet se présente sous la forme d'un mince carnet vert, facile à glisser dans la poche. Chaque appelé débarquant en Algérie était censé en recevoir un exemplaire. Son titre : Petit vocabulaire militaire d'arabe parlé. A l'intérieur, précédant un lexique où l'on apprend notamment comment marchander face à un commerçant qui force un peu trop sur les prix, les auteurs ont glissé une liste de conseils pratiques.
Le jeune appelé y est ainsi sommé de "ne pas prononcer les mots "ratons", "bicots", etc., que tous comprennent". Il lui est également recommandé de "n'accorder qu'un crédit relatif aux renseignements recueillis sur les distances", dans la mesure où ""pas loin", pour un musulman, peut signifier trois à quatre heures de marche". Il lui est enfin conseillé d'utiliser le "vous" plutôt que le "tu" quand il s'adresse à un "notable" ou à un "évolué.
Des objets comme celui-là, vous rêviez d'en manipuler ? Eh bien c'est désormais possible grâce à ce livre, qui fait penser à une vieille malle dans laquelle un collectionneur un peu fou aurait stocké tout ce que la guerre d'Algérie a produit comme tracts, lettres, cartes postales, photos, articles, dessins, etc. Car tel est l'étonnant travail piloté par Benjamin Stora et Tramor Quemeneur Spécialistes reconnus de la période, les deux historiens ont répondu à la commande des éditions des Arènes qui, fortes du succès d'un projet analogue consacré à la vie des Français sous l'Occupation (Paroles de l'ombre, de Jean-Pierre Guéno et Jérôme Pecnard, 2009), ont eu la bonne idée de renouveler l'expérience.
L'intérêt du livre tient à la pluralité des voix qui s'y font entendre. Voix de soldats du contingent ou de combattants de l'Armée de libération nationale (ALN) ; voix de harkis ou d'ultras de l'Algérie française ; voix illustres, parfois, comme celle d'Albert Camuus, dont on peut déplier une lettre du 25 mars 1955, où l'écrivain explique qu'il "désapprouve totalement le terrorisme qui touche aux populations civiles" ; voix anonymes, enfin, comme celle de ce mystérieux scripteur qui glissa dans une minuscule enveloppe destinée à Hubert Beuve-Mérry, alors directeur du Monde, ces quelques mots : "Tu es vendu au FNL. Nous en prenant bonne note. Le mensonge ne paie pas."
D'où vient l'attrait exercé par un tel ouvrage ? A quelque chose de tout simple, sans doute, mais de terriblement fort, et que nul mieux que l'historienne Arlette Fargge a su exprimer dans son essai Le Goût de l'archive (Seuil, 1989) : "Le sentiment naïf, mais profond, de déchirer un voile, de traverser l'opacité du savoir et d'accéder, comme après un long voyage incertain, à l'essentiel des êtres et des choses. L'archive agit comme une mise à nu ; ployés en quelques lignes, apparaissent non seulement l'inaccessible mais le vivant (...). C'est en ce sens qu'elle force la lecture, "captive" le lecteur, produit sur lui la sensation d'enfin appréhender le réel. Et non plus de l'examiner à travers le "récit sur", le "discours de"."