Par, Noureddine Khelassi ,
«Toutes les fois qu'un moudjahid disparaît, indépendamment de sa position dans la pyramide de la Révolution, nous enterrons avec lui une partie de l'Histoire, et une information précieuse s'en va si elle ne venait pas à être enregistrée et répertoriée.» L'auteur de ce signal d'alarme, sous forme de constat empreint de triste regret ? Le commandant Abdelkader Mali, alias Abdelaziz Bouteflika, lui-même acteur de la guerre de Libération et présentement chef de son Etat indépendant depuis 1962. Autre exemple, un de ses ministres, Dahou Ould Kablia, lui aussi acteur militaire de la Révolution et toujours président de l'amicale des anciens «malgaches», c'est-à-dire des djounouds de l'ombre du MALG, pense la même chose. Tous les acteurs de la guerre d'Indépendance ont la même foi : un moudjahid qui disparaît sans avoir livré les secrets de sa «boîte noire», c'est le disque dur de la mémoire du Premier Novembre 1954 qui en est d'autant amputée.
C'est une bougie, une vigie éclairante qui s'éteint. La biologie étant perpétuellement en œuvre, beaucoup d'acteurs et de porteurs de mémoires ont disparu. En ce cinquantenaire de la Libération, que l'Algérie officielle et l'Algérie civile célèbrent avec une mémoire fragmentée et séquentielle, la question de l'écriture de l'Histoire par les Algériens eux-mêmes est toujours posée, plus que jamais avec une extrême acuité. Cinquante ans après la fin de la colonisation, on est toujours au même constat de carence, c'est-à-dire du travail historique qui reste à faire ou à parfaire. A voir le chef de l'Etat souligner l'impérieux besoin de recueillir, répertorier et traiter les témoignages des combattants de l'ALN et de l'OCFLN encore vivants, on en vient à déduire, tristement, que ce travail n'a pas été fait ou l'a été assez partiellement. On en vient également à se poser la question du comment faire et avec qui le faire ce travail de débriefing des mémoires. Indépendamment, bien sûr, de l'indispensable exploitation des archives d'Etat, des archives de presse, des archives universitaires, des archives disponibles en Algérie et des archives rapatriées en France, notamment les archives de sûreté (armée, police) et autres documents de souveraineté, sans oublier celles qui touchent à la vie quotidienne, l'Administration et le cadastre.
Comment faire alors quand l'Algérie dispose de peu d'historiens dont la recherche et la production de travaux sont une vocation et une raison d'être ? Comment faire justement alors qu'existe une crise de vocations et que le Département d'Histoire de l'université algérienne forme de piètres rhéteurs à la place de réels historiens et dispense des formations au rabais sanctionnées, quelle que soit la durée du cycle, par des diplômes démonétisés pour de futurs chômeurs ? On est également tentés de se demander de combien de Mohamed Harbi et de Benjamin Stora l'Algérie dispose-t-elle ? Sur combien d'historiens dignes de ce nom elle peut s'appuyer pour écrire son histoire, autrement que par la célébration ritualisée d'une mémoire officielle ? Ou encore à travers l'expression de mémoires subjectives, c'est-à-dire l'interrogation émotionnelle du vécu, l'évocation d'anecdotes sans valeur scientifique ou de bribes d'histoire qui circulent, d'itinéraires personnels ou de tradition familiale. L'Etat des lieux n'est pas encourageant, il est même attristant. Il n'y a pas aujourd'hui d'école algérienne de l'Histoire, des Hassan Remaoun et autre Daho Djerbal étant deux belles exceptions confirmant la règle d'absence. En 2012, l'Algérie n'a pas d'historiens connus et reconnus, au sens d'études rigoureuses des faits et des événements du passé, d'une construction objective, d'une recherche et d'une exploitation critique des sources. Il n'existe pas aujourd'hui des Mahfoud Kaddache, des Mohamed Harbi, des Mouloud Gaid ou encore des Mohamed Téguia, même si certains d'entre eux ne sont pas aussi prolifiques que les Français Charles André Julien, Charles-Robert Ageron, Gilbert Meynier ou Benjamin Stora. La carence et le défaut se conjuguent aussi, pour ne pas dire surtout, au féminin. Il n'y a pas de Madeleine Rébérioux ou d'Annie Rey-Goldzeiguer algériennes.
Le vide du champ de l'écriture historique et la faiblesse de l'historiographie sont d'autant plus consternants au présent que s'était affirmée durant la période coloniale une école de contre-histoire algérienne. D'abord en arabe, sous la plume d'auteurs issus du mouvement des Ulémas comme Moubarak El Mili, Ahmed Tewfik El Madani et Abderrahmène El Djilali. Ensuite en français, sous la signature d'intellectuels du PPA-MTLD, comme Mohamed Chérif Sahli et Mustapha Lacheraf et, dans leur sillage, Ferhat Abbas. Quant à lui, le président Bouteflika, qui appelle à consigner les témoignages des moudjahidines, a le mérite de le faire, mais son exhortation participe toutefois d'une généreuse profession de foi. Le fond du problème est finalement ailleurs. Il réside dans le statut officiel de la recherche historique, des moyens qui lui sont alloués, de la qualité de l'enseignement de l'Histoire, du nombre d'historiens qualifiés et, surtout, de la philosophie qui sous-tend l'écriture de l'Histoire. En 2012, l'Histoire reste une affaire d'Etat dans un pays où le débat historique, quand il a lieu, se fait souvent sans les historiens. Un pays amnésique où existe une politique de la mémoire et une politique de l'Histoire. Quand il invite à interroger la mémoire des seuls moudjahidine, le chef de l'Etat confirme implicitement que l'Histoire est toujours l'objet d'enjeux politiques majeurs. En 2012, les historiens algériens qui travaillent au pays, aussi peu nombreux qu'ils soient, travaillent toujours sous la double surveillance du gouvernement et de l'ONM. L'Histoire en Algérie, c'est toute une histoire.
N.K.