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100 000 morts et une image

L’image a fait le tour du monde : une femme éplorée pleure la mort de ses proches, le 28 septembre 1997 devant l'hôpital Zmirli, dans le bourg de Bentalha en Algérie. La photographie de cette femme, baptisée «Madone » ou «Piéta » par des journalistes occidentaux, fera la «une » des journaux du monde entier. Elle sera publiée en octobre 1997... six ans après le début du conflit en Algérie, et restera comme la marque essentielle dans les mémoires collectives de la terrible guerre civile qui a ravagé ce pays tout au long des années 1990. Un conflit qui a fait plus de 100 000 morts, selon les déclarations du président algérien Abdelaziz Bouteflika en juillet 1999. Une seule image donc, signée du photographe algérien Hocine, de l'AFP, et qui obtiendra pour ce cliché le prix «World Press Photo » en février 1998. Une photographie, seule image fixe devenue icône…

Dans les représentations de cette guerre en Algérie, l’important est la persistance d’absence, une sensation de «vide » d’images. Dans une Algérie abstraite, insaisissable, une violence apparemment incompréhensible s’est déployée. Un territoire de lumière, situé au sud, se trouve assombri d’une immense tache noire. A l’heure du bombardement massif, sauvage des images (et la vitesse de leur propagation), la grande «invraisemblance » de ce conflit tient aux aspects matériels de sa représentation : l’effacement des lieux de la tragédie procure une impression d’étrangeté. L’Algérie, longtemps interdite d’accès aux caméras, se transforme en un décor plongé dans l’ombre. Est-ce une guerre du sud, chaude et sèche, un conflit boueux et glacial, une guérilla urbaine, imprévisible et froide… ? On ne le saura jamais vraiment. A propos d’autres conflits maintenus au secret,  l’écrivain Philippe Sollers dans la préface d’un ouvrage d’Amnesty international consacré aux personnes disparues écrit : « Tout ce que la télévision n’est pas susceptible de montrer ou d’exhiber sur-le-champ a une réalité douteuse. L’opinion, désormais, c’est l’écran. Une grande famille devant l’écran, spasme d’audimat émotif, voilà le théâtre. Si rien n’est diffusé, organisé en images prescrites, c’est que tout est supportable. [1]» Une guerre non montrée peut-elle exister ?

Puisque la diversité du réel fait défaut, il sera bien difficile de partager une expérience sensorielle de cette guerre. Ainsi privé de « paysages », l’événement échappe aisément à la chronologie. Ensuite, dans cette guerre civile où tout le monde se trouve toujours près du « front », où l’on peut se sentir en permanence en danger, il semble absurde de ne pas trouver les acteurs (les guerriers) du conflit. Volontairement, ils tentent de se dissimuler aux regards. Le régime et les islamistes se déplacent sans cesse sur l’échiquier politique, modifiant leurs actions, changeant de programmes, de rôles, se plaçant toujours en position de victimes. Dès lors, à qui et comment s’identifier ? L’invisibilité de cette guerre vient aussi de son impossible identification à l’un ou l’autre des acteurs qui s’affrontent férocement. Et comment trouver la « majorité silencieuse » qui résiste au monde truqué qui l’entoure ? Lorsque le voile se lève parfois, apparaissent les récits et les images d’une incroyable violence, donnant de ce conflit de l’extrême fin du XXe siècle, l’aspect d’un cloaque se transformant en tableau non figuratif. La mécanique folle des tueries qui s’emballe et semble ne plus finir, est un spasme de violence et de défis à toutes les lois connues de perception et de visibilité. Comment voir, lire, trouver une cohérence à ce conflit ?

Tout au long des années 1990, la situation algérienne a donc souvent été évoquée comme une « tragédie à huit clos » en l’absence d’images. Ne disait-on pas déjà la même chose pour la « première » guerre d’Algérie contre la présence coloniale française, entre 1954 et 1962 ? L’interprétation du drame s’est opérée (installée) par accumulation de comparaisons entre les deux séquences. Mais plus qu’une simple correspondance entre les années 1950 et les années 1990, les écrits et les représentations à propos de ce drame font penser plutôt à une rechute, une récidive dans le terrible, ainsi relevée en 1996 par le sociologue Pierre Bourdieu : « On a l’impression que la guerre d’Algérie se rejoue de manière d’autant plus dramatique qu’il s’agit, des deux côtés de la Méditerranée, d’une répétition avec les mêmes phobies, les mêmes automatismes barbares, les mêmes réflexes primitifs de la barbarie militaire »[2]. Si cette comparaison s’impose un temps, elle s’exténue rapidement d’elle-même. L’Algérie des années 1950-60 n’a plus grand chose à voir avec celle des années 1990. Et l’on verra comment cette persistance du comparatisme entre les deux guerres, loin d’investir et d’éclairer le réel, le schématise par la fabrication de clichés répétitifs. Après les images muettes et sombres, les clichés nous replongent dans l’obscurité d’un pays voué à un drame éternel. Pourquoi cette vision d’une Algérie toujours emportée dans la malédiction, guidée par un crescendo morbide ? Et y a-t-il moyen de sortir des clichés et de cette sensation d’absence, de trouver, de repérer les traces de ce conflit ? Cet ouvrage dira les écrits, les livres de celles et de ceux qui ont voulu expliquer et se raconter dans ce drame, sur les images de cinéma tentant de forcer le blocus du mur de l’invisibilité. Pour poser cette question, lancinante : la représentation de cette guerre en Algérie n’est-elle pas inscrite, dans le siècle qui s’ouvre, dans une tendance générale qui va à l’invisibilité des conflits ?


Notes :
[1]  Philippe Sollers , « Nouvelle nuit, nouveau brouillard », préface in Les disparitions, Paris, ed Babel, Amnesty international, 1994, p 12.
[2] Pierre Bourdieu, « Dévoiler et divulguer le refoulé », in Algérie-France-Islam, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 24.

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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