Introduction. L’histoire en marche l'Algérie après Bouteflika
Raconter une révolution toujours en acte, quasiment en temps réel et en direct, n’est pas une tâche facile. Les révolutions ouvrent « l’horizon des possibles ». Elles posent un défi à la narration historique de cet évènement. Le récit de l’historien est alors constamment bousculé par les aléas, confronté aux incertitudes d’une histoire qui s’amuse à décevoir les plus hardis de ses explorateurs.
D’autant que pour différents observateurs de la vie algérienne, l’Algérie est longtemps apparue comme un pays à part, étrangement « calme » au moment des secousses qui ont traversé le monde arabe et musulman dans l’année 2011. Sans compter que pour les tenants de l’ordre établi, l’histoire est toujours écrite par avance, pavée de fatalités et de déterminismes, de pesanteurs économiques et de sujétions politiques. Mais quand, à la faveur de l’évènement révolutionnaire, les peuples surgissent sans prévenir sur la scène, c’en est soudain fini de ces fausses évidences et de ces illusoires certitudes. L’histoire s’ouvre alors sur d’infinies possibilités et variantes, où la politique redevient un bien commun, partagé et discuté, sur lequel la société a de nouveau prise.
Depuis le 22 février 2019, huit ans après les « printemps arabes », l’Algérie connaît à son tour une vague révolutionnaire qui a emporté le régime d’Abdelaziz Bouteflika quelques semaines plus tard. Le président algérien, cramponné au pouvoir depuis près de vingt ans et qui briguait un cinquième mandat consécutif, a été contraint de démissionner sous la pression d’un mouvement contestataire d’une ampleur inédite. Au-delà de la chute du patriarche, la foule gagnée par le « dégagisme », réclame toujours aujourd’hui le départ de toute une caste d’hommes politiques et de militaires qu’elle juge corrompue, illégitime et inapte à diriger le pays. Cette séquence historique n’en est qu’à ses débuts. Elle a vu non seulement le départ d’Abdelazziz Bouteflika, mais l’arrestation et la condamnation de plusieurs hauts responsables qui évoluaient dans son entourage. Le tribunal d’Alger a ainsi prononcé le 10 décembre 2019 des peines extrêmement lourdes dans un procès pour corruption et abus de pouvoir : deux anciens Premiers ministres ont été condamnés à de la prison ferme, ce qui n’était jamais arrivé dans le passé. Quinze ans de prison ferme donc pour Ahmed Ouyahia, ancien Premier ministre, et douze ans pour Abdelmalek Sellal, son prédécesseur. Deux anciens ministres de l’Industrie ont eux aussi été condamnés à dix ans de prison, et trois hommes d’affaires, dont Ali Haddad, l’ancien patron des patrons, condamnés à sept ans de prison ferme.
Ce livre raconte l’histoire de cette chute, en retrace les racines, et esquisse des pistes de compréhension pour l’avenir. L’exercice est délicat car cette histoire n’a pas encore livré tous ses secrets. L’historien ne dispose pas, dans l’écriture d’une histoire en train de s’accomplir, de toutes les sources traditionnelles (en particulier étatiques), pour livrer un récit distancié, critique. Mais l’Algérie vit une telle mutation à tous les niveaux, qu’il est bien difficile de se tenir à l’écart de ce processus, d’un tel ébranlement, que je qualifie de « révolution ».
« Révolution » car c’est tout le travail de l’historien que de nommer les choses et de décrire les phénomènes. Des journalistes algériens ont très vite baptisé cette grande mobilisation en utilisant le terme de « mouvement », en arabe al-hirâk. Ce mot a servi également à désigner le mouvement populaire contre les pouvoirs, dans le Rif marocain, au Yémen ou en Irak ces dernières années. Nous ne sommes pas dans la même configuration politique. Ce livre le montrera.