Les instruments de la mémoire
Lucette Valensi, Fables de la mémoire
La guerre d’Algérie est longtemps restée en France une guerre sans nom. Le 10 juin 1999, l’Assemblée nationale française reconnaissait le terme de « guerre d’Algérie » pour caractériser cette période de l’histoire 1. La France s’était enfin décidée à parler de guerre. Près de quarante ans après la conclusion de celle-ci, l’exigence de reconnaissance était devenue trop forte dans la société française pour que les euphémismes puissent persister. L’aspect traumatique de ce conflit, avec tout ce qui touche au domaine des mémoires, a traversé l’ensemble des générations, notamment celle des enfants de l’immigration algérienne en France. Le fait de reconnaître cette guerre a ouvert une nouvelle période difficile à traiter, et aux conséquences incalculables. Se confrontent encore les réclamations des soldats, des harkis, des pieds-noirs, mais aussi des Algériens, de tous les protagonistes et de toutes les victimes de cette tragédie coloniale aux effets encore sensibles.
Le problème de terminologie n’est pourtant pas vraiment réglé concernant la dénomination de cette guerre. Le mot utilisé n’est pas le même sur les deux rives de la Méditerranée. En Algérie, il est possible d’évoquer une guerre de libération, une guerre d’indépendance, une révolution algérienne. En France, après avoir longtemps parlé « d’événements », d’opérations de police, reconnaît-on vraiment la guerre ? Dans la loi du 10 juin 1999, il est question de guerre d’Algérie et non de guerre en Algérie. Dire guerre en Algérie, ce serait reconnaître alors une guerre entre deux pays séparés. Mais l’Algérie n’était pas séparée de la France à l’époque coloniale, formant trois départements intégrés au territoire national. Charles-Robert Ageron, dans sa monumentale Histoire de l’Algérie contemporaine 2, a magistralement reconstitué toutes les circonstances compliquées de ce rattachement progressif de l’Algérie à la France. Les querelles de mots ont leur importance car ceux-ci traduisent et forgent les imaginaires. Il en est de même des titres d’ouvrages consacrés à cette période brûlante pour dire, nommer, caractériser cette guerre 3.
Les catastrophes et le travail historique sur la mémoire
Le travail récent des historiens sur la mémoire de la guerre d’Algérie ou les représentations liées à l’histoire coloniale 4 s’inscrit dans le sillage des travaux du sociologue Maurice Halbwachs sur La mémoire collective et Les cadres sociaux de la mémoire. Il se situe également dans le prolongement de l’école historique française émergeant à partir des travaux de Pierre Nora autour de l’ouvrage Les lieux de mémoire, dans les années 1980. Ce travail historique porte sur les constructions d’espaces culturels ou de commémoration (cimetières, palais nationaux...) autour desquels s’enracine la mémoire coloniale 5.
Mais cet exercice historique sur la mémoire trouve surtout son ancrage dans d’autres territoires, dans les moments de rupture de l’histoire, les « moments-catastrophe ». Les guerres ou les génocides, en provoquant de graves traumatismes, ont donné à la question de la mémoire une grande acuité. Ce que Sigmund Freud avait bien établi, dès 1915, dans ses Essais de psychanalyse 6 : « En proie à une rage aveugle, la guerre renverse tout ce qui lui barre la route, comme si, après elle, il ne devait y avoir pour les hommes ni avenir, ni paix. Elle rompt tous les liens faisant des peuples qui se combattent actuellement une communauté, et menace de laisser derrière elle une animosité qui, pendant longtemps, ne permettra pas de les renouer. »