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La société algérienne devient visible quand le président Bouteflika reste invisible. Cette invisibilité montre l'opacité du pouvoir. C'est une révolution de la transparence.

Pour la première fois en vingt ans, les Algériens descendent dans la rue. Cette contestation historique a été déclenchée par la décision d'Abdelaziz Bouteflika de briguer un cinquième mandat, lors de la présidentielle prévue le 18 avril prochain et alors que l'actuel président, victime d'un accident vasculaire cérébral en 2013, n'a fait que de rares apparitions publiques depuis cette date.

Malgré une lettre publiée dimanche 3 mars, adressée à la nation algérienne, dans laquelle il s'engage à ne pas aller au bout de ce nouveau mandat et à se retirer après une présidentielle anticipée, des manifestations monstres ont continué dans toutes les grandes villes du pays.

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Ces manifestations sont historiques par leur nombre, leur ampleur, par le fait qu'elles concernent tout le territoire algérien depuis une quinzaine de jours, de l'Est à l'Ouest. L'Algérie est un immense pays. Lorsqu'on voit des manifestations en Kabylie, dans l'Oranie, le Constantinois, dans le Sud, on se dit que ces manifestations atteignent une ampleur inégalée. Dans le quotidien arabophone El Khabar du 5 mars, on peut ainsi lire que "les étudiants ont marché à Alger, Guelma, Jijel, El-Tarf, Annaba, Skikda, Constantine, Béjaïa, Tipaza, Biskra, Ouargla, Djelfa [...]." De même, "les enseignants rejoignent le mouvement contre le 5e mandat: 86 universités ont répondu à l'appel à la manifestation".

L'Algérie est un immense pays. Lorsqu'on voit des manifestations en Kabylie, dans l'Oranie, le Constantinois, dans le Sud, on se dit que ces manifestations atteignent une ampleur inégalée.

C'est la première fois que des manifestations sont aussi importantes, depuis deux événements historiques pour les Algériens: celles de l'été 1962 au moment de l'indépendance de l'Algérie, et celles d'octobre 1988, soulèvement de la jeunesse contre le système du parti unique. A l'époque, l'armée avait tiré, il y avait eu de nombreux morts. Mais le système s'était effondré et modifié avec l'arrivée de la liberté de la presse, du pluralisme politique. Pendant trois ans, une grande effervescence culturelle a régné avant que le pays ne plonge dans une décennie sanglante, dans la guerre entre l'armée et les islamistes. Après la révolution anticoloniale des années 1950, la révolution anti-autoritaire des années 1980, voici que s'avance une troisième forme révolutionnaire...

Avec cette lettre d'Abdelaziz Bouteflika à la nation algérienne, existe le sentiment dans la société que le pouvoir cherche à sauver l'honneur dans la tourmente, et à gagner du temps. Le clan autour du président algérien sait qu'il est dans une situation difficile et essaie de trouver une porte de sortie. Il n'a pas réussi à trouver un candidat consensuel, avant cette contestation de la rue, pour remplacer Bouteflika qui est dans un état de santé catastrophique. Bien sûr, existe le risque que les manifestations dégénèrent. Mais pour l'instant, se développe une sorte de "révolution de velours", qui ressemble à ce qui s'est passé dans les pays de l'Est avant la chute du Mur de 1989. A l'époque, le jour, la nuit, les gens protestaient pacifiquement. Le pouvoir qui se sentait isolé et menacé n'avait pas pu avoir recours à la force.

Voilà que la société algérienne devient vraiment visible quand le président Bouteflika reste invisible... Et cette invisibilité de Bouteflika fonctionne comme un symptôme de l'invisibilité, et de l'opacité du pouvoir. Cette invisibilité ne date pas de la maladie du président. L'Algérie apparaît comme un pays qu'on ne peut pas voir. Les journalistes étrangers n'y entrent pas, il a l'air d'un pays fermé, et on ne sait pas qui le dirige vraiment. Une des grandes revendications de la société est donc la transparence, la visibilité. Les Algériens veulent savoir qui dirige, quels sont les financiers, qui sont les militaires et les hommes d'affaires. Ils ne veulent plus des hommes de l'ombre. Le peuple ne connaît pas ses dirigeants mais les dirigeants ne connaissent pas le peuple non plus. C'est un pouvoir en vase clos. Le pétrole et le gaz génèrent des sommes colossales. Ils ont les moyens de vivre entre eux. Il s'agit de clientèles électorales qui fonctionnent entre elles, dans leurs quartiers.

Après la révolution anticoloniale des années 1950, la révolution anti-autoritaire des années 1980, voici que s'avance une troisième forme révolutionnaire... Les Algériens veulent savoir qui dirige, quels sont les financiers, qui sont les militaires et les hommes d'affaires.

On m'a souvent posé la question: "pourquoi l'Algérie a "tenu" pendant le printemps arabe"? En 2011, le pays était encore proche de la fin de la guerre civile. Il y avait eu 100.000 morts. Il sortait d'une épreuve terrible. Le peuple avait le sentiment d'avoir déjà combattu depuis 1988 et l'aventure s'était mal terminée. Il regardait avec méfiance le démarrage des révolutions arabes. Et il est aujourd'hui bien difficile de raccorder les événements actuels au printemps arabe d'hier. La situation n'est plus la même. Des Etats se sont effondrés dans les guerres, ce qui a provoqué l'exode de plusieurs centaines de milliers de personnes. C'est pourquoi l'expression est galvaudée. On sait, de surcroît, que cela s'est mal terminé. C'est pourquoi il me semble plus pertinent de faire un parallèle avec la "révolution de velours" comme une autre comparaison possible, plus parlante, pacifique. La chape de plomb se lève, les masses descendent dans la rue de jour comme de nuit. Le sentiment s'estompe d'être surveillé en permanence, écouté, filé.

Les Algériens, et en particulier la jeunesse ne manifestent pas contre la personne, terriblement affaiblie, de Bouteflika. Ils assistent depuis de longues années à l'épuisement de sa figure historique. Il a été ministre de Ben Bella après 1972, de Boumédiène après le coup d'Etat de 1965, il a été dans les années 1970 un ministre des Affaires étrangères champion du tiers-mondisme. Evincé du pouvoir après la mort de Boumédiène, il est revenu en 1999 après un exil en Europe et dans les Emirats. Abdelaziz Bouteflika est ainsi resté au pouvoir de 1962 à 1978, puis de 1999 à 2019... Au pouvoir pendant trente ans, il est devenu emblématique de la construction de l'Etat-nation dans ses différentes variantes –tiers-mondisme, socialisme arabe, passage limité au libéralisme- avec un Etat autoritaire, accompagnant une "révolution agraire" en 1976, et une sortie de guerre civile au début des années 2000. Sa trajectoire s'est donc inscrite dans l'imaginaire algérien. Mais, pour beaucoup aujourd'hui son rôle est à mettre désormais "au musée". Il ne peut plus, dans tous les sens du terme, parler dans le présent. C'est la fin d'une époque. Et d'autres Algériens disent: c'est parce qu'on le respecte qu'on veut qu'il s'en aille.

L'Algérie a connu beaucoup de révolutions en cinquante ans: anticoloniale et indépendantiste dans les années 1950, démocratique en octobre 1988... A chaque fois, ces révolutions ont été confisquées. Mais le peuple algérien est vaillant. Il revient à l'assaut, avec une troisième révolution -celle de la transparence. Il n'abdique pas.

A chaque fois, ces révolutions ont été confisquées. Mais le peuple algérien est vaillant. Il revient à l'assaut, avec une troisième révolution -celle de la transparence. Il n'abdique pas.

Et ce mouvement en Algérie aura un impact en France. L'extrême-droite française peut entretenir la peur d'une invasion migratoire, à l'approche des élections européennes. Or, les Algériens sont engagés dans un processus de conquête démocratique de leur propre pays. Comment mettre en place un gouvernement de transition? Commet construire ce pays? Comment organiser des élections libres? Ils ne veulent pas "prendre des zodiacs" selon leur expression. Le nombre de jeunes qui ont quitté le pays pendant la décennie sanglante des années 1990 a été aussi important, pour prendre un exemple, que celui des Marocains ou des Tunisiens à la même période... Or, on ne parle pourtant pas d'invasion migratoire marocaine ou tunisienne.

La grande prudence française reste liée à la mémoire coloniale et au poids de l'Histoire. Toute intervention peut être vue comme de l'ingérence, voire du "néo-colonialisme". Existe aussi le risque de créer des fractures intérieures à la diaspora qui vit en France. Enfin, d'énormes intérêts économiques restent à préserver. La France est confrontée à la concurrence russe, notamment sur le marché du blé, et avec la Chine sur le marché du BTP. Mais pourra-t-on se taire encore longtemps devant cette extraordinaire "Révolution de velours" qui aura un retentissement dans toute la Méditerranée?

Benjamin Stora Historien, spécialiste du Maghreb, Professeur à l'Université Paris XIII, Président du Musée de l'histoire de l'immigration

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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