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Pour l’historien, spécialiste du Maghreb, la lauréate du prix Goncourt 2016 porte dans son nouveau livre un regard à la fois original, complexe et très juste sur ce que fut la colonisation française au Maroc.
Rares sont les romans qui ont osé aborder les histoires d’amour entre un « indigène » musulman et une jeune Européenne, allant jusqu’au mariage, dans le moment colonial. Bien sûr, des histoires ont existé, notamment au moment de la conquête de l’Algérie, lorsque des officiers français ont épousé des jeunes femmes indigènes.

On peut évoquer le cas célèbre d’Ismaÿl Urbain, saint-simonien convaincu, qui, devenu interprète de l’armée d’Afrique en Algérie et conseiller de Napoléon III pour les affaires algériennes, y épouse sa seconde femme le 28 mars 1840. Ou Péllissier de Reynaud, officier polytechnicien et fouriériste, qui préconise en 1836, pour favoriser l’intégration des Français, la généralisation des mariages mixtes. Une véritable « fusion des communautés » devait permettre, selon lui, l’émergence d’un « nouveau peuple ». Mais ces idées vont bien vite s’évanouir, s’inverser, et très vite s’imposera l’idée de l’impossibilité de la mixité politique, raciale, culturelle et confessionnelle en situation coloniale.
L’administration imposera progressivement à tous une exigence de respectabilité qui passe, y compris dans le domaine de la sexualité, par une moralisation et une racialisation de la société coloniale en construction. Et lorsque le combat pour les indépendances apparaît, les Européennes qui n’ont pas voulu respecter ce cadre sont considérées au mieux comme des filles naïves, ignorantes des règles de vie en milieu musulman ; au pire, comme des femmes perdues, des prostituées. De l’autre côté, dans la société musulmane au Maghreb, l’union ou le mariage avec une « étrangère » sont aussi mal considérés. Les femmes sont perçues comme les gardiennes vigilantes de la tradition religieuse et culturelle. Le refus du mélange avec « le pays des autres » est très fort.


Pas de manichéisme

On comprendra dans ces conditions tout l’intérêt d’un roman comme celui de Leïla Slimani qui, dans une belle écriture, maîtrisée, fluide, raconte l’histoire de Mathilde et Amine. Ils se rencontrent en France en 1944, s’aiment dans cette fin de la guerre, se marient et décident de vivre au Maroc près de Meknès. Commence le récit de deux solitudes qui cherchent à s’apprivoiser. Leïla Slimani livre un récit avec un sens remarquable de la description des mœurs, de la vie quotidienne, des gestes répétitifs du quotidien, des paysages lumineux et tourmentés. Elle nous fait pénétrer dans l’intimité de ce couple qui passe de la passion brûlante aux disputes, des affrontements aux retrouvailles nécessaires pour la vie des enfants. Pas de manichéisme dans ce récit sans concession, où apparaissent la rudesse de la vie paysanne marocaine ; la mélancolie d’une jeune femme française, « l’Alsacienne », courageuse dans un monde qu’elle apprendra à aimer ; la fierté d’un homme encombré de traditions qui « l’encerclent » ; le mépris d’une société coloniale. Leïla Slimani : « Le féminisme, ce n’est pas un truc pour vendre des rouges à lèvres »

Cruauté du patriarcat

La cruauté du patriarcat en société musulmane et méditerranéenne est aussi évoquée, avec l’enfermement de femmes interdites de sentiments. Et la vie dans une campagne où tous les acteurs sont aux prises avec une nature dont la rudesse impitoyable et la splendeur éclatante sont les deux versants d’une même entité. Une vie qui continue « à côté » des grondements d’une guerre pour l’indépendance. La déposition du sultan du Maroc en 1953 (le futur Mohammed V) mettra le feu aux poudres d’une guerre particulière, « où dans les assassinats se mêlaient la politique et les affaires personnelles. On tuait au nom de Dieu, de la patrie, pour effacer une dette, pour se venger d’une humiliation ou d’une femme adultère ». Une guerre qui bouleversera toutes les règles de vie.

« Le Pays des autres » est une fresque qui touche au lyrisme, sans effort, par l’évidence des scènes de l’histoire chaotique d’un couple hors normes, emporté par les clameurs d’effondrement du protectorat français sur le Maroc.


Historien, spécialiste du Maghreb, Benjamin Stora vient de publier « Retours d’histoire. L’Algérie après Bouteflika » (Bayard).

Leïla Slimani, bio express

Née en 1981 à Rabat (Maroc), Leïla Slimani a reçu le prix Goncourt 2016 pour son deuxième roman, « Chanson douce » (Gallimard), qui est traduit dans le monde entier. On lui doit aussi « Dans le jardin de l’ogre » (2014), qui racontait l’histoire d’une nymphomane, et un essai sur « la vie sexuelle au Maroc », « Sexe et Mensonges » (Les Arènes, 2017). Elle est par ailleurs la représentante personnelle du président Macron pour la Francophonie depuis fin 2017. Elle publie, ce 5 mars 2020, « le Pays des autres » (Gallimard), une grande saga familiale qui démarre au Maroc à la fin de l’époque coloniale.

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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