Je me souviens de, Gisèle Halimi et l’Algérie
Par Benjamin Stora.
Je faisais partie du petit cercle de ses invités au moment de sa remise de la légion d'honneur, reçue des mains du Président de la République française Jacques Chirac, à l’Elysée en septembre2006. Et pourtant, nous n’étions pas de la même génération. Mais elle avait suivi mon itinéraire, connaissant mes engagements dans les années 1970 avec la lutte pour la justice sociale, pour la paix entre Israël et les Palestiniens, et contre la politique de colonisation menée par l’extrême-droite israélienne; et aussi les batailles contre l’antisémitisme, le racisme et pour l’égalité des droits. A mes yeux, pendant toutes ces années, Gisèle Halimi s’était imposée comme une figure de référence. Par delà les différences d’âges et de générations, j’ai toujours senti en quoi nous partagions les mêmes valeurs.
Née en Tunisie dans une famille juive, on connaît les batailles qu’elle a menée pour se libérer du poids des traditions religieuses, et de la pesanteur du patriarcat très présent dans les sociétés méditerranéennes. On sait aussi toute son action en faveur de la libération des femmes en France, avec le retentissant procès de Bobigny en région parisienne, contre le viol et pour le droit à l’avortement. Mais au moment de son décès, la presse française s’est peu intéressée à ce qui a été un moment important de sa vie : son combat contre le système colonial, et son appui aux mouvements nationalistes, indépendantistes algériens.
Nous avons beaucoup discuté de cette période au moment de la rédaction de mon livre consacré au rôle de François Mitterrand pendant la guerre d’Algérie [1]. Dans la mesure où Gisèle Halimi avait été nommée par F. Mitterrand dans un poste important à l’UNESCO dans les années 1980, et qu’elle avait été à ce moment une députée proche du Parti Socialiste alors au pouvoir, je pensais qu’elle serait « prudente » dans ses formulation à propos de la gauche française en général, et de François Mitterrand en particulier. Ce dernier,au moment de la guerre d’indépendance algérienne, avait été ministre de l’intérieur en 1954, puis Ministre de la Justice en 1956, 1957, au moment de la terrible « Bataille d’Alger ».
C’était bien mal la connaître. Elle est apparue devant moi comme une femme libre, d’une extrême franchise, ne reniant en rien ses combats et ses engagements passés. Nous avons parlé de sa bataille en faveur de Djamila Boupacha qui avait été torturé et violée par des militaires français. Gisèle Halimi était son avocate, et l’action menée avec Simone de Beauvoir avait permis de lui sauver la vie. Mais lorsque nous avons abordé le sujet difficile de l’attitude de la gauche française pendant la décolonisation, elle a conservé ses accents de femme engagée, de femme libre, de femme passionnée dans la recherche de la vérité.
De ses déclarations enregistrées dans l’année 2010, je garde le souvenir de deux portraits qu’elle a dressé, d’acteurs de cette époque tragique. D’abord, celui de Robert Lacoste, militant socialiste de longue date, très présent dans la résistance contre l’occupationnazie en France ; et devenu, à la suite de longues batailles d’appareil à l’intérieur de la SFIO (le PS de l’époque), dix ans après la guerre, le Gouverneur général d’Algérie. Celui qui sera le plus dur, le plus intransigeant à l’égard des Algériens. Ecoutons Gisèle Halimi qui dresse le portrait de Robert Lacoste :
« Vous allez me dire que j’étais naïve, mais pour moi, Lacoste c’était quelqu’un et j’ai donc pris rendez-vous avec lui au gouvernement général. Je me suis dit, peut-être ne sait-il pas ce qui se passe, que la torture était devenu la base du système d’enquête en Algérie. Il me reçoit gentiment. Il me dit oui, c’est dur. Je réponds que oui, c’est difficile mais visiblement, on ne parlait pas la même chose. Quand j’ai parlé d’une répression indigne, le ton est soudain monté : « Mais qu’est-ce que c’est que cette poignée de rebelles ? C’est vous, les avocats parisiens qui avaient créé le FLN, c’est une bande de voyous, le FLN, ça n’existe pas. » Il faisait très chaud, il s’est levé, en sueur mais il n’était plus dans son état normal, il n’avait plus de self control. « Vous savez ce que j’en ferai de vos amis ? Je les écraserai tous. » Et là, il écrase le sol avec son talon. « Je les écraserai tous. » Entre temps, il m’avait justifié les tortures, dit que c’est nous qui étions à l’origine du FLN, en créant une résistance à Paris qui n’existait plus sur le terrain. Pour lui, nous étions des affabulateurs. »
Elle n’aimait toujours pas, c’est le moins que l’on puisse dire, Robert Lacoste qui portait en lui toute la charge de la brutalité coloniale, en se réclamant pourtantdes valeurs de la gauche républicaine. Incroyable aveuglement de cet ancien résistant, incapable de voir que la flamme de la résistance française se trouvait cette fois du côté de ceux qui combattait pour l’indépendance de l’Algérie. Pour Lacoste, ces « nouveaux résistants » était désormais des « traitres » ….
Comment allait elle parler de François Mitterrand, qui deviendra Président de la République en 1981 ?
« Si on veut se représenter le Mitterrand que j’ai connu pendant la guerre d’Algérie, poursuit Gisèle Halimi, il faut se dire qu’il ne ressemblait en rien à celui de 1981. Il est ancré à gauche, mais vraiment de droite. C’était un homme dont les options politiques était rachetées par une intelligence hors du commun et une grande culture. Mais à cette époque, c’est un homme d’ordre qui n’aime pas trop le laxisme, chose étonnante pour un avocat. Il m’a démontré la raison d’Etat, ne m’a jamais dit qu’il était opposé aux exécutions capitales. A l’époque, quand je discutais avec lui, pied à pied, ça l’agaçait énormément. Il disait : « Vous voulez aller trop vite, il faut que cette période se passe, il faut que l’Algérie ait son lot d’exécutions, de tragédie chez ceux qui se battent pour l’indépendance. » Et moi je disais, « Mais l’Algérie sera indépendante, comme l’Indochine, Pourquoi ce gâchis ? » Pour François Mitterrand, ce qu’il fallait ménager, c’était l’avenir. L’avenir, ça l’intéressait… Pour lui, tout devait passer par des étapes, des réformes comme la solution fédérale, des élections, mais il y avait une progression à suivre. Et en attendant, la répression était nécessaire. Il fallait que la France montre qu’elle n’irait pas plus vite que ce qu’elle avait décidé. »
Partisan de l’ordre à tous prix, François Mitterrand apparaît dans les propos de Gisèle Halimi comme un homme capable d’attente pour agir sans complexe, au coup par coup. Avec la volonté d’accession aux plus hautes responsabilités politiques dans l’Etat (Mitterrand voulait être Président du Conseil à la place d’un Guy Mollet…).
Comme on le voit, dans le fracas et les fièvres de l’action, Gisèle Halimi, qui n’a jamais été « irresponsable » a toujours préféré le respect des principes de justice et d’égalité. Et lorsque le Président de la République française m’a demandé en juillet 2020 de faire un rapport sur la mémoire de la colonisation et la guerre d’indépendance algérienne, avec des propositions à mettre en œuvre, l’idée m’est venue, presque naturellement, de faire admettre Gisèle Halimi au Panthéon, l’endroit symbolique pour la « reconnaissance de la France aux grands hommes », et aux grandes femmes ! L’idée sera t elle retenue ? Je ne le sais toujours pas, au moment où va se dérouler un hommage national le 8 mars 2023 autour de sa vie, de ses actions.
Je n’oublie pas une autre histoire.En 2009, je l’ai aidé pour des recherches historiques, dans la rédaction d’un de ses derniers livres, La Kahena, pas un simple roman historique, mais le récit flamboyant d’une femme guerrière des Aurès, à la lisière entre l’Algérie et la Tunisie qui a résisté les armes à la main à l’invasion de cavaliers arabes au VIIIe siècle. Gisèle Halimi écrivait : « Mon grand-père paternel me racontait souvent, par bribes, l'épopée de la Kahina. Cette femme qui chevauchait à la tête de ses armées, les cheveux couleur de miel lui coulant jusqu'aux reins. Vêtue d'une tunique rouge – enfant, je l'imaginais ainsi -, d'une grande beauté, disent les historiens. [...] Devineresse, cette pasionaria berbère tint en échec, pendant cinq années, les troupes de l'Arabe Hassan. " Ces quelques lignes sont extraites du Lait de l'orangerécrit en 1988, et qui continue mon récit autobiographique initié avec La Cause des femmes. J'ai voulu clore ce cycle par la Kahina. Dans son contexte historique, je l’ai fait vivre, aimer, guerroyer, mourir. Comme mon père Edouard-le magnifique, l'aurait peut-être imaginée. La Kahina était-elle son ancêtre ? Peut-être. L'ai-je aimée en la faisant revivre. Oui. Passionnément ».
Benjamin Stora.
[1]De Benjamin Stora et François Malye, François Mitterrand et la guerre d’Algérie, Paris, ed Calmann Levy, 2010.