C’est une charge d’une violence inouïe. Et profondément injuste. A ce niveau de haine et de malveillance, ce n’est d’ailleurs plus une charge. Cela pourrait s’apparenter à une sorte de « chasse » à l’intellectuel. L’intellectuel et historien se nomme Benjamin Stora, professeur à l’Université de Paris XII, éminent spécialiste de l’histoire de la guerre d’Algérie et plus généralement de l’histoire du Maghreb contemporain.
C’est dans le hors-série d’octobre 2019 du magazine ultraconservateur Valeurs actuelles, qu’émane l’attaque abjecte, sous le titre de « Benjamin Stora, ″l’historien officiel″ », et sous la plume, faut-il le préciser, d’un ancien rédacteur en chef de l’hebdomadaire Minute qui fut, par ailleurs, membre du bureau exécutif du mouvement politique Bloc identitaire (1). Ce sont ces derniers qui ne cessaient de parler de « choc des civilisations » et qui ont été à l’origine de plusieurs coups médiatiques, comme la distribution de soupes au cochon ou, plus récemment, l’occupation de la Mosquée de Poitiers.
Le journaliste d’extrême droite mène l’ignoble charge de l’ineptie et de l’inculture contre Benjamin Stora
Quels sont ces faits de gloire de ce polémiste d’extrême droite pour s’ériger ainsi en procureur de Benjamin Stora ? Aurait-il passé de nombreuses années à dépouiller méticuleusement les archives des deux rives de la Méditerranée ? Aurait-il auditionné ou/et interviewé des témoins, afin de retracer ne serait-ce que quelques périodes historiques de ce conflit colonial sanglants et cruels ? Fait-il ou a t’il fait, ce journaliste d’extrême-droite, métier d’historien ? Cette charge est la charge de l’ineptie et de l’inculture.
On sent poindre entre les lignes, la rancœur, la frustration et le mépris ethnique. Pour cela tous les mots sont bons pour attenter à la dignité de l’historien ; des plus ignobles aux plus vicieux. En témoigne les remarques cyniques sur le physique et le poids de Benjamin Stora. La notion de poids revient à trois reprises dans l’article. On lit, par exemple : « Depuis, l’homme n’a pas seulement fait du gras, il a enflé. Un poussah pontifiant. Gonflé, au risque d’exploser… »
Cette odieuse description s’inscrit dans un arrière-plan explicitement politique. Le rédacteur de cet « article », c’est indéniable, veut se faire Stora. Pour cela, il allume un bucher et il va déterrer ce qui fut dans les années 1968, le militantisme d’un jeune étudiant, auprès d’un mouvement trotskiste, en omettant par ailleurs, de rappeler comment et pourquoi comme tant d’étudiants de l’époque, on pouvait être séduit et aspiré par l’extrême-gauche. Ce petit idéologue méconnu croit savoir que Benjamin Stora se serait conduit comme une sorte de « commissaire politique » qui aurait par la suite organisé le transfert de cadres et militants d’extrême-gauche vers le PS. Il en déduit que pour cette raison, les portes du pouvoir et de la notabilité intellectuelle et politique se seraient ouvertes et qu’il hanterait ainsi et depuis, les couloirs ou habitent les puissants, à la recherche d’honneur et de récompenses.
Mais, en vérité, ces phrases nauséabondes en disent long sur l’intention : régler des comptes et faire la chasse à un intellectuel de gauche, sur fond de détestation du Maghreb, des immigrés, de l’Algérie ; en un mot, stigmatiser avec rage celui qui se propose d’analyser les ressorts multiples d’une histoire complexe faite de heurts et de malheurs entre la France et l’Algérie, d’une histoire de l’immigration algérienne liée à la colonisation, mais aussi, Benjamin Stora l’a montré à de multiples reprises, qui s’évertue à combattre ceux-là mêmes qui n’ont de cesse à vouloir bouter l’étranger (quelque soit sa condition juridique) hors de nos frontières. Tout cela augure peut-être de ce qui pourrait un jour se passer si nous n’y prenons pas garde. Les partisans de la théorie fumeuse du « grand remplacement » veillent et ne désarment pas.
La relativisation scandaleuse du nazisme par Zemmour : « Le nazisme est parfois un peu raide et intolérant, mais de là à le comparer à l’islam »… » (rires dans la salle, de réunion des soutiens de Maréchal-LePen).
Il faut se souvenir à cet égard des paroles gravissimes et insensées qui ont été prononcées par le polémiste multicondamné Éric Zemmour, lors d’un meeting qui réunissait les amis de Marion Maréchal-Le Pen, les 14 et 15 septembre 2019 : « Mais on continue à nous seriner que l’immigration est une richesse. Cherchez l’erreur. La question qui se pose donc à nous est la suivante : les jeunes Français vont-ils accepter de vivre en minorité sur la terre de leurs ancêtres ? Si oui, ils méritent leur colonisation. Sinon, ils devront se battre pour leur libération. » Ou encore : « Ainsi se comportent-ils (les immigrés) comme en terre conquise, comme se sont comportés les pieds noirs en Algérie et les anglais en Inde. Ils se comportent comme des colonisateurs. » Et, enfin, cette perle du même polémiste : « Il y a une continuité entre les vols, trafics, jusqu’aux attentats de 2015 en passant par les innombrables attaques aux couteaux dans les rues de France (…) C’est le djihad partout et le djihad pour tous et par tous. »
L’article de Valeurs Actuelles et les propos de Zemmour sur LCI entre dans la même offensive, dans le même combat idéologique : gagner les esprits à la justesse du point de vue de Zemmour et de Valeurs actuelles. Cette lutte ne cache nullement ses objectifs et ses obsessions. Éric Zemmour la traduit avec une limpidité cristalline, toujours sur LCI : « Dans les années 30, les auteurs les plus lucides dénonçaient le danger allemand, comparaient le nazisme à l’islam. Oui, ils disaient l’islam et personne ne leur reprochait de stigmatiser l’islam. A la limite, beaucoup trouvaient qu’ils exagéraient un petit peu bien sûr, disaient-ils : « Le nazisme est parfois un peu raide et intolérant, mais de là à le comparer à l’islam »… » (rires dans la salle).
Des apprentis sorciers en guerre civile
Cette perspective politique peut ainsi se traduire : nous sommes occupés et il ne nous reste plus qu’à faire la guerre à nos colonisateurs. Règne donc un climat qui rend propice ce type de propos. Cela rend possible en pratique le fait que l’hebdomadaire Valeurs actuelles, probable tête de pont entre la droite extrême et l’extrême-droite, si coutumier de l’hystérisation dans le débat public et des Unes apocalyptiques, se permet d’aller aussi loin dans l’insulte et le propos ignominieux. Selon eux, la France serait assiégée et même serait en train d’être dépecée. Alors, faudrait-il construire une immense ligne Maginot pour empêcher les nouveaux « barbares » d’envahir notre pays et ses terroirs ? Et à construire des buchers sur les places publiques pour bruler tous les humanistes et les universalistes ? Le débat démocratique n’est, ni de près ni de loin, de la vomissure que se croient obligés de laisser quelques apprentis sorciers en guerre civile.
Smaïn LAACHER est Professeur de sociologie, à l’Université de Strasbourg. Dernière parution, Croire à l’incroyable (Gallimard, 2018). Marc KNOBEL est historien, essayiste. Dernière publication, L’indifférence à la haine (Berg, 2015).
(1) Ndlr: groupe d’extrême droite virulent, auquel était lié aussi Maxime Brunerie, qui a voulu et tenté de tuer le Président de la République, Jacques Chirac, lors d’un défilé du 14 juillet sur les Champs-Elysées.
Parmi les nombreuses « Unes » de Valeurs Actuelles, magazine qui -sous l’influence notamment de l’ex-lepéniste Patrick Buisson et du polémiste Eric Zemmour – alimente une xénophobie devenue dangereuse.
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