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La vie mouvementée d’Abd el-Kader, l’homme qui a tenu tête aux armées françaises de 1832 à 1847, épouse l’histoire compliquée de l’Algérie et de la France, de l’Orient et de l’Occident.

Cette histoire épique tient aussi à l’évolution du regard porté par les intellectuels algériens et français sur ce personnage hors du commun. A l’accueil confidentiel du temps colonial succède le trop plein des hommages de l’après-indépendance. En Algérie, en l’absence d’un « père » issu de la guerre livrée contre la France, sa présence historique est sur-valorisée, étudiée par ses rôles de combattant, permettant les malentendus et les étiquettes qui ont occulté en partie les écrits véritables touchant au religieux ou à la poésie. Il occupe l’ensemble de l’espace dévolu traditionnellement aux « grandes » figures du nationalisme, reléguant dans l’ombre la quasi totalité des autres personnages de l’indépendantisme politique algérien du XXe siècle. Il occupe cette place décisive d’autant plus facilement que le mouvement indépendantiste allait, avant novembre 1954, se placer lui même à la suite de ses combats et enseignements. Il nous faut d’abord dire, en quelques mots, qui fut Abdelkader pour, ensuite, suivre le cheminement de sa postérité dans les mémoires algériennes, avant comme après la guerre d’Algérie.

Itinéraire d’un combattant.

L’Emir Abd el-KaderL’Emir Abd el-Kader est né dans l’Ouest algérien, prés de Mascara, le 6 septembre 1808. Il est le troisième enfant de Mahieddine, chef de la confrérie de la Quadiriyya, qui a lui-même combattu les troupes françaises dès leurs premières incursions dans l’Ouest algérien en 1831. Il apprend les sciences religieuses, la langue et la littérature arabe, les mathématiques, l'astronomie, l’histoire et la philosophie. Platon, Aristote, Al-Ghazali, Ibn Rushd et Ibn Khaldun lui sont familiers. Il est âgé de 24 ans lorsqu’il est présenté par son père, le 27 novembre 1832, aux tribus Hachem Beni-Amer. Proclamé « émir », il sera « le Commandeur des croyants », qui lui confère un pouvoir temporel et une autorité spirituelle. Commence alors pour lui une longue période marquée par son combat contre l’occupant. Le premier contact de l’Emir avec les Français a lieu en 1832 devant Oran.

Très vite convaincu de l’insuffisance de ses forces, il opte pour une stratégie astucieuse de harcèlement tout en se préparant, habilement, à un compromis pour pouvoir organiser son armée.

En 1834, il signe ainsi son premier traité de paix avec le général Desmichels et obtient la souveraineté sur toute l’Oranie, excepté les grandes villes comme Oran.

Dans l’esprit des autorités militaires françaises, Abd el-Kader apparaît alors comme un allié susceptible de sécuriser l’arrière pays et d’empêcher les incursions des tribus arabes sur les plaines côtières. De son côté, l’Emir décide de mettre à profit cette trêve pour jeter les bases d’un Etat où les diverses tribus et confréries se rallieraient à lui dans la perspective de bouter les forces françaises hors d’Algérie. C’est ainsi qu’il obtient l’aide des troupes françaises pour soumettre la même année son rival Mostefa Ben Small ou Smail. Mais la trêve ne dure pas et la guerre reprend en 1835. Abd el-Kader alterne, deux années durant, les victoires et les défaites jusqu’à être sévèrement battu par Bugeaud en 1836, après la défection de plusieurs tribus de l’ouest algérien.

Abd el-Kader se montre lucide sur ses capacités à vaincre sur le seul plan militaire. Il est insoupçonnable de concession, de reniement de soi. Il se montre habile politique et ne cesse de rechercher des appuis politiques dans toutes les couches de sa société, clans, tribus, familles.

En 1837, la signature du traité de la Tafna scelle le statu quo. Abd el-kader est à la tête d’un pays qui s’étend du centre de l’Algérie actuelle à la frontière marocaine. Durant deux années, il va administrer ce territoire, émettre décrets et lois, tout en veillant à ce que ses troupes, qui constituent désormais une véritable armée régulière, restent opérationnelles. En 1839, les escarmouches se multiplient et la France, qui juge le traité de la Tafna trop défavorable, décide d’occuper la région des Portes de fer (Sétif) qui commandent au nord le passage entre l’est et le centre du pays.

L’Emir estime alors que le traité de la Tafna est caduc et reprend le combat. Dans le même temps, la France efface les hésitations nées de la prise d’Alger de 1830, nomme Bugeaud gouverneur général d’Algérie et décide la conquête totale du pays en 1841. Sous l’impulsion de Bugeaud, les effectifs militaires passent alors de 60 000 hommes en 1840 à près de 110 000 en 1847. Pendant ces sept années, se déroule une guerre sans merci, d’une violence inouïe, marquée par plusieurs atrocités, notamment les tristement célèbres « enfumades » du colonel Pelissier qui enfume et asphyxie un millier d’hommes de la tribu des Ouled Riah qui se sont réfugiés dans des grottes. (comme le montre les lettres de l’officier Saint Arnaud publié, par François Maspéro en 1994).

Le 14 mai 1843, le duc d’Aumale s’empare de la Smala, véritable capitale « volante » de l’Emir, siège d’une gigantesque bibliothèque qu’il ne voulait jamais abandonner. Cette prise affaiblit l’Emir qui doit se réfugier au Maroc, tandis qu’il est mis hors la loi en Algérie en 1844. Refoulé par ses anciens alliés marocains le 21 décembre 1847, Abdel el-Kader refuse de se rendre et demande la possibilité de partir vers l’Orient sur Akka (Saint Jean D’Acre, ou Alexandrie. Le général Lamoricière accepte le 23 décembre 1847… mais Abdel el-Kader est dirigé vers la France.

 

La captivité.

Emprisonné au fort Lamalgue à Toulon, il arrive, avec ses compagnons le 28 avril 1848. Il y restera près de six mois. Dans la diligence qui le conduit de Sète en Béarn, l’Emir a ces mots: « Je vois ces plaines verdoyantes, ces vergers, ces forêts, ces fleuves et ces rivières ; tant d'abondance ! Quel besoin ont les Français d'occuper mon Pays, de sable et de rochers ? ». Durant toute sa captivité à Pau, du 29 avril au 3 novembre 1848, il ne bouge pas de ses appartements du château, refusant la promenade. « Je suis en deuil et un Arabe en deuil ne quitte pas sa tente ; je suis en deuil de ma Liberté, je ne quitterai donc pas ma chambre ». L'image romanesque du guerrier vaincu attire les curieux en quête d'un frisson romanesque. A Pau, Abd el-Kader ne refuse pas les visites. Au cours de ces entretiens, il ne cesse de rappeler à la France son manque de parole et d'en souligner la gravité.

Le 8 novembre 1848, de peur qu’il s’échappe et ne franchisse la frontière vers l’Espagne toute proche, il est transféré au château d’Amboise. Il est libéré en 1852 et reçu à Paris par Louis-Napoléon, le futur Napoléon III, qui, dans l’optique de son projet de « Royaume arabe » songe à en faire un vice-roi. De retour de Bordeaux, Louis Napoléon Bonaparte s’arrête à Amboise pour annoncer à l’Emir, personnellement, la fin de sa captivité. Le 30 octobre, il lui accorde une longue audience, et le 11 décembre 1852, la petite communauté algérienne réunie autour de l’Eir quitte définitivement le château d’Amboise pour Marseille où elle s’embarque vers Constantinople. Abdel el-Kader reviendra le 8 septembre 1855 en France, et partira ensuite, définitivement vers Damas le 6 décembre 1855, où il s’établira.

 

L’exil.

A Damas,  Abdel el-Kader finance la première édition de l’œuvre majeure de son maître spirituel, Ibn Arabi (les Illuminations de La Mecque). Il consacre sa vie à la méditation, à la lecture, à l’enseignement spirituel qu’il donne tous les jours. L’écrivain et historien anglais, Churchill, qui lui a rendu visite raconte sa journée dans un livre paru en 1867 : « Il se lève deux heures avant l’aube et s'adonne à la prière, à la méditation religieuse jusqu'au lever du soleil. Il se rend alors à la mosquée. Après avoir passé une demi-heure en dévotions publiques, il rentre chez lui, prend une rapide collation, puis travaille dans sa bibliothèque jusqu'à midi. L’appel du muezzin l’appelle une nouvelle fois à la mosquée, où sa classe est déjà rassemblée, attendant son arrivée. Il prend un siège, ouvre le livre choisi comme base de discussion, et lit à haute voix; constamment interrompu par des demandes d'explications qu'il donne en ouvrant ces trésors multiples d'études laborieuses, d'investigations et de recherches qu'il a accumulées tout au long de son existence agitée. La séance dure trois heures...après quoi il se retire pour se reposer ». C.H. Churchill, La vie d’Abd el-Kader, 1867.)

Du 9 au 14 juillet 1860, de violentes émeutes éclatent à Damas contre les Chrétiens. Aidé par ses fils et ses compagnons, Abdel el-Kader s’emploie à protéger la communauté chrétienne. Le 20 janvier 1863, il part pour un long pèlerinage de seize mois à La Mecque et à Médine.

Le 5 juin 1864, Abdel el-Kader débarque à Suez. Le 18 juin, à 21h, il est fraternellement accueilli par la Loge des Pyramides, Orient d’Alexandrie, qui l’initie officiellement à la Franc Maçonnerie pour le compte de la Loge Henri IV à Paris.  Le 9 juillet 1865, Abdel el-Kader rencontrera une délégation de la Loge Henri IV, lors de son séjour à Paris.

À l’invitation de Louis Napoléon, Abdel el-Kader effectuera son troisième et dernier voyage à Paris en 1867 pour visiter l’exposition universelle organisée au Champ de Mars. Le 16 novembre 1869, Abdel el-Kader est présent lors de l’inauguration officielle du Canal de Suez, représentant de la religion musulmane. Témoignant en permanence d’un intérêt tout particulier pour les innovations techniques, il adhère au projet de construction du Canal. Il défend avec conviction cette initiative porteuse de modernisation pour cette région et symbole de trait d'union qui relie l’Orient et l’Occident.« Aucune personne intelligente ne peut mettre en doute que votre oeuvre ne soit, en même temps, d’une utilité générale dont les avantages rejailliront sur la plupart des habitants de la terre, d’une extrémité à l’autre. Nous prions le Très-Haut de vous en faciliter l'achèvement et de réaliser la jonction des eaux ». (Lettre adressée à Ferdinand de Lesseps.)

Il entretient plusieurs correspondances avec les réformateurs religieux, et des chefs militaires musulmans du Caucase et de l’actuelle Tchétchénie. Dans son exil, l’Emir lit, se montre attentif à tous les savoirs, gardant une mélancolie sans amertume à l’égard de son passé combattant et de sa défaite. Il adopte une démarche de réflexion critique en direction d’une « double France » (coloniale et siège des « lumières »). Celui que l’on appellera désormais du seul prénom d’ « Abdelkader »  prend toujours soin de distinguer, plus même, de s’approprier le savoir de « l’autre ». En 1858, il jugeait ainsi les Français : « Les savants français et ceux qui les ont imités se sont occupés de mettre en œuvre cette force (celle de l’application pratique) et de lui faire produire des résultats. Ils en ont tiré les arts étonnants et les avantages extraordinaires qui leur ont permis de surpasser les Anciens dans ce domaine, et de rendre les Modernes conscients de leur retard. Il faut continuer à apprendre ». Durant les dernières années de sa vie, il poursuit la rédaction d’écrits mystiques inspirés du soufisme. Dans ses méditations regroupées dans le Livre des haltes – Kitab al –mawâqif - et ses poèmes métaphysiques, on retrouve les thèmes chers à Ibn Arabî : l'unité divine et le rattachement amoureux, du pur amour et de l'adoration parfaite comme expression de l'Amour in Divinis. Comme le note Geneviève Simon-Khedis dans sa biographie de l’Emir.

Le 25 mai 1883, Abdel el-Kader, après vingt-cinq jours de maladie s’éteint dans sa résidence de Doumar, située à quatre kilomètres à l’est de Damas. Il sera inhumé à côté de son maître spirituel, Ibn Arabi.

 

Le retour de mémoire par l’action du petit-fils.

Khaled ibn al Hachemi Ibn Hadj Abdelkader, connu sous le nom d’Emir Khaled, était le petit-fils d’Abdelkader. Dans la campagne électorale de 1919, il déclare :

« Je vous présente une liste musulmane. Tout bon musulman ne doit pas voter pour les Français. N’oubliez pas que vos parents ont tous marché, jadis, au premier signal de mon grand père ».

L’Emir Khaled fut élu triomphalement à ces élections municipales d’Alger, à la tête de la liste comprenant des musulmans hostiles à la naturalisation française, et attira sur lui l’attention de l’administration coloniale[1]. Son action fait revenir sur le devant de la scène publique le souvenir de son illustre grand-père. La renommée de ce « Commandeur des croyants »,  son émergence dans l’arène politique indique le retour d’une mémoire enfouie et jamais disparue.

En témoignent les réflexions d’un jeune Tlemcenien. Messali Haj dit dans ses Mémoires la sensation que lui procure l’arrivée de l’Emir Khaled dans sa ville natale en 1922 :

« Un beau matin de l’été de l’année 1922, nous apprîmes une nouvelle sous le burnous, selon laquelle l’émir Khaled, petit-fils du célèbre émir Abdelkader, allait venir faire une conférence à la mairie de Tlemcen. La date et l’heure de l’arrivée de ce grand personnage n’étaient pas précisées. Les amis qui nous communiquaient cette nouvelle, dont l’importance n’échappait à personne, nous disaient sous forme de recommandation : « Attention, prenez garde, et ne dites cette nouvelle qu’à des amis sûrs et sérieux ». Cette façon de nous communiquer la nouvelle, et la recommandation augmentèrent notre curiosité et notre enthousiasme, car la famille de l’émir Abdelkader jouissait encore d’un grand prestige dans toute l’Algérie »[2] .

L’impact de Khaled, dans l’Algérie coloniale des années 1920, c’est d’abord les retrouvailles avec un passé qui ne veut pas disparaître. D’autant que Messali Haj, qui deviendra l’un des futurs dirigeants de l’organisation indépendantiste L’Etoile Nord Africaine, et ses jeunes amis de l’époque, appartiennent à la région de l’Ouest algérien. Là où, précisément, les engagements militaires de l’Emir Abdelkader avec les troupes françaises commencèrent.

Longtemps après, beaucoup de familles de cette région d’Algérie conservent en mémoire le souvenir des hommes, des lieux, des batailles. Et Messali de noter dans ses Mémoires, comment, sous l’histoire officielle coloniale, continue de circuler une autre histoire privée, familiale :

 

Quand, à l’école, nous abordions l’histoire de l’Algérie, bien que d’une manière restrictive et spéciale, on était bien obligé d’évoquer la grande figure de l’émir Abdelkader, son courage, ses grandes capacités militaires, et son passé historique. D’ailleurs, nous ne comptions pas sur ce que disait l’instituteur à propos de l’histoire de notre pays, de nos héros, des insurrections, de la résistance algérienne. Laquelle a duré dans le sud algérien et au Sahara, au delà de la première guerre mondiale […]. C’est pourquoi la présence de l’émir Khaled dans notre vieille cité de Tlemcen prenait tout son sens historique, politique, islamique.[3]

 

L’image de l’Emir Abdelkader dans la mémoire collective musulmane algérienne permet la définition d’une appartenance commune. Les Algériens, qui à la suite de l’Emir Khaled, se lancent dans l’action politique au début des années 1920 retiennent d’Abdelkader l’aspect central de l’homme debout, qui résiste. Dans ce moment d’éveil du nationalisme moderne indépendantiste, il s’agit là de la transmission d’une mémoire active, combattante. « Le sabreur magnanime », le guerrier qui poursuit la lutte entamée par son père Mohieddine (le vivificateur de la religion), contre la colonisation de l’Algérie, l’emporte alors largement sur l’itinéraire spirituel d’Abdelkader. C’est de la première partie de sa vie (conquête, insurrection, résistance) dont il est question quand il est fait référence, dans le mouvement « étoiliste », au rejet du projet Blum-Violette au moment du Front populaire en 1936.

 

L’invocation d’une trajectoire pour la légitimation combattante

On sait que son père avait emmené Abdelkader, alors qu’il était âgé d’une vingtaine d’années, en pèlerinage à la Mecque, puis à Damas, où il était devenu le disciple du très grand maître Khalid al-Naqshbandi. En outre, conformément à une tradition familiale, remontant au moins à l’arrière-grand-père, il avait reçu l’investiture de la Khirka Akbariyya, la chaîne des disciples d’Ibn Arabi, auteur d’al Eutuhat al Makkiya, les révélations mecquoises, son œuvre majeure.

On sait aussi qu’en captivité à Pau, puis à Toulouse, enfin à Amboise, privé de ses livres, l’Emir Abdelkader avait apporté la preuve de sa grande mémoire, en citant d’illustres penseurs musulmans afin de défendre l’islam contre les critiques d’un prêtre catholique et réfuter les idées répandues en Europe sur ses coreligionnaires.[4]

Mais, entre ces deux périodes, l’apprentissage de l’adolescence et le mysticisme spirituel de l’homme en captivité, il sera retenu, surtout, le moment central du défi à la présence française.

Ainsi, en 1936, au moment de la discussion du projet Blum-Violette, les seuls à adopter une position dans leur refus du consensus, restent les militants de l’Etoile Nord Africaine. La peur de perdre son territoire, sa personnalité apparaît. Le besoin de réappropriation du passé, indique le refus de l’assimilation. Les nationalistes veulent retrouver les fondations, les racines, établissant une légitimité à travers l’exaltation des pionniers fondateurs : « Ni l’émir Abdelkader, qui a tenu haut le drapeau algérien, ni Mohamed el Moukrani, le héros de l’insurrection de 1871, ni le grand héros arabe rifain l’émir Abdelkrim, qui a, avec un grand courage, tenu tête à deux grandes puissances européennes, ni le leader Taalbi, du mouvement tunisien, ni les déportés de Bordj-Bœuf, ni ceux du sud algérien, n’auraient accepté ce marché »[5].

L’Emir Abdelkader inaugure le panthéon des personnages délivrant les pays du Maghreb du système colonial. Les rappels historiques incessants, dans la production des textes de l’ENA et du PPA, permettent d’imaginer toute l’ampleur de la référence à « l’homme résistant ». Etonnante résonance, à un siècle de distance, puisque 1832 est la date du début de la résistance d’Abdelkader et 1933, celle de la renaissance de l’Etoile Nord Africaine. Ce rappel de souvenir installe le personnage dans le rôle de « père défenseur » de la Nation.

Les organisations indépendantistes de l’entre-deux-guerres, l’ENA puis le PPA, donnent, avec la figure de l’Emir, consistance à une continuité historique algérienne de plusieurs manières. D’abord, pour des raisons pédagogiques, ils passent sous silence les possibles ferments de dispersion/complication, pour exalter le patrimoine commun de l’arabité et de l’islam, incarné par la séquence de résistance dirigée par l’Emir (1832-1847), comme signe de reconnaissance de l’identité algérienne. Ensuite, renouant avec les démarches d’Abdelkader (négociations d’égal à égal avec la France, traité avec le général Desmischels en 1834, traité de la Tafna le 30 mai 1837), les dirigeants nationalistes posent l’Algérie comme entité autonome susceptible de se prononcer sur son destin. Ils demandent la présence des représentants Algériens, se revendiquent comme des porte-parole indépendants des autorités françaises.

Enfin, l’héritage d’Abdelkader est assumé pour avoir prouvé la capacité de l’individu, faisant son histoire, « à transcender les situations concrètes les moins favorables ». Les militants fortifient leur conviction en répétant comment une armée de près de 100 000 hommes, pendant la conquête française, est tenue en échec par un chef de guerre ayant sous sa responsabilité moins de 10 000 hommes. Pour les quelques milliers de militants indépendantistes des années 1930, le souvenir de l’Emir s’enracine dans les combats difficiles du présent.

Les premiers militants de la lutte nationaliste algérienne qui marchaient, contre vents et marées, dans les années 1930-1940, dans les pas de l’Emir Abdelkader entendaient renouer avec cette vision de l’histoire.

Après la seconde guerre mondiale et les massacres de Sétif, le nom d’Abd elkader revient par l’intermédiaire d’un jeune poète… Kateb Yacine prononce à 17 ans, le 24 mai 1947, à la tribune de la Société des Savants de Paris une conférence sur la vie de l'Emir. Le texte a été publié respectivement par Alger-Républicain et En-Nahdha en 1948 puis à la SNED en 1970.

Comment, en face, du côté des Français, et au moment même de la guerre d’Algérie, l’Emir était-il présenté ? Le mieux est de lire les manuels scolaires qui proposent la vision suivante de l’illustre personnage :

« Le plus grand adversaire de Bugeaud est Abdelkader. C’est un homme loyal, pieux et courageux. Vaincu par Bugeaud, il se réfugie au Maroc, mais ses troupes sont défaites au combat d’Isly (1844). Abdelkader revient en Algérie. Abandonné par tous, il se rend au duc d’Aumale (1847). Il termine sa vie en Syrie où il devient l’ami fidèle des Français. Un jour d’émeutes, il hisse le drapeau tricolore sur sa maison et recueille les chrétiens en danger[6].

En mai juin 1930, lors de l’exposition du centenaire de la conquête de l’Algérie, plusieurs lettres, autographes et objets appartenant à Abdel el-Kader sont présentés au public. Le 15 octobre 1949, le gouverneur général d’Algérie (qui se rendit célèbre en organisant le trucage des élections), inaugure la stèle : « Abdel el-Kader, ami des Français ».

Il y a chez les Français, la volonté de réappropriation du « second » Abdelkader, celui de l’exil, pas celui de la résistance.

 

Après l’indépendance

Après l’indépendance, Abdelkader allait recevoir un hommage peu ordinaire en Algérie, comme sont peu ordinaires son œuvre, son statut, son histoire. « Si Abdelkader demeure un exemple pour nous, aujourd’hui, ce n’est certainement pas parce qu’il constituerait une mythique figure de proue sans attaches avec le peuple ni les idées de son temps, mais c’est bien pour avoir prouvé la capacité de l’homme faisant son histoire à transcender les situations concrètes les moins favorables[7].

Abdelkader reçoit les éloges de l’hagiographie, suscite des réflexions à plusieurs voix. La plupart des intellectuels algériens voient alors en lui la préfiguration de l’éveil du nationalisme moderne, celui du XXe siècle. Objet d’une telle reconnaissance, Abd el-kader est insoupçonnable de concession, de compromis, de reniement de soi. Sa vie après sa capture, ses écrits, ses rencontres en Syrie, sont minimisées. Seule compte la détermination guerrière à un moment, dans les années 1970-1980 en Algérie, où s’impose la culture militaire comme mode de légitimation de la guerre contre la France.

Toutefois, vingt ans après l’indépendance, et au moment du centenaire de la mort de l’Emir Abd el-kader, d’autres aspects de sa personnalité sont révélés, touchant notamment à son penchant vers le mysticisme pratiqué à la fin de sa vie. Il est possible de lire sous la plume de Mustapha Chelfi :

« Cette année encore de nouvelles sources ont été découvertes en Allemagne, en Angleterre, en Pologne, qui permettront, quand elles subiront l’épreuve de l’examen critique et de la confrontation, d’approfondir le portrait de l’Emir Abdelkader et de révéler le pan obscur de ce que fut sa vie dans le Proche Orient. Sur cette période, les historiens n’ont pas été prolifiques. Dommage, car cette tranche d’histoire, si elle a été moins mouvementée, est, elle aussi, pleine d’enseignements. Elle nous montre, en tous cas, une vie partagée entre la méditation et la médiation et dans les cas graves pour la vie des Chrétiens, à l’intercession et l’intervention. Elle nous montre Abdelkader abîmé dans la méditation, se réfugiant trois mois de l’année dans une ferme des environs de Damas pour prier et adorer Dieu, au point que lorsque sa fille Soubeyna décéda, il ne s’absenta pas plus de 24 heures pour l’enterrer[8].

Ces révélations sur l’attitude mystique ne vont pas jusqu’à admettre, en Algérie, les liens de discussions que l’Emir a entretenus avec la franc-maçonnerie, mis en évidence par le travail de Bruno Etienne[9]. Mais cette description ouvre sur un autre aspect de la postérité de l’Emir dans les profondeurs de la société algérienne musulmane, touchant notamment à des pratiques superstitieuses autour de sa personne :

« L’histoire est facilement mêlée à la légende et quelques vieilles personnes crédules affirment innocemment les vertus miraculeuses (la baraka) d’Abdelkader et de sa famille. Mais serait-ce là le seul travers de la naïveté populaire ? C’est loin de la ville de Mascara, capitale de la résistance au siècle dernier, qui ne tomba définitivement aux mains des Français qu’en 1942, que se trouvent toujours vivaces les lieux de vénération populaire. C’est dans la Guethna qu’est né en 1808 l’émir Abdelkader, au pauvre douar dit Sidi Mahidine, du nom de son père. Des vestiges y subsistent, mais c’est à Sidi Kadda même, que se rendent les familles pour des « ziaras », pour honorer et implorer les walis des Kadiria, ancêtres de l’émir, et dont les nombreuses quobbas s’élèvent éparpillées dans le vieux cimetière rongé par les herbes où s’accrochent sur les tombes anonymes des morceaux de tissu que les femmes qui désirent avoir un enfant y déposent. Dans ces Zaouias, comme à la vieille ferme ayant appartenu à la famille de l’émir, près de laquelle la France a élevé à sa mémoire un monument très sobre, subsiste la même mémoire confuse et pieuse tenant autant de la culture que de l’histoire orale transmise tant bien que mal de générations en générations. Mémoire populaire en bribes d’un passé lointain et proche, débusquée un peu partout à travers cette région »[10].

 

La modernité d’une figure.

A la fois marabout lettré du fin fond de l’Algérie, inventeur de l’Etat moderne, guerrier infatigable, protégé et ami de Napoléon III (et de Ferdinand de Lesseps), grand mystique de l’islam moderne, la figure d’Abdelkader est alors centrale. Il est vrai que la modestie de l’homme savant, les vibrations du guerrier, l’érudition du mystique ont de quoi le placer au centre du roman national algérien. Une autre dimension du personnage émerge progressivement. Grand mystique de l’Islam moderne, l’Emir Abd el-Kader réapparaît aujourd’hui comme l’homme de la « synthèse » entre Orient et Occident, entre résistance à l’Autre et acceptation des apports de « l’étranger ». Il est un homme de la méditation à la fois rationaliste et métaphysique, prônant un Islam d’ouverture et de réformes. Ses écrits spirituels et le rôle singulier du politique par rapport au religieux restent à redécouvrir, annonçant les temps présents du XXIe siècle.

Le 4 juillet 1966, les restes de l’Emir Abdel el-Kader sont rapatriés en Algérie. Ce transfert peu après l’indépendance –il est enterré dans le cimetière d’el Alya à Alger – témoigne de la volonté d’offrir à l’Emir cette dimension nationale et historique.

Les 24-27 novembre 1992, le premier colloque international organisé par la Fondation Emir Abdel el-Kaderse tient à l’université de Sidi Bel Abbès.

Un siècle et demi après les faits, la trace de l'Emir en France reste, réaparait. Lors d’une vite au château de Pau il y a quelques années, j’ai vu les petites tombes de ses enfants et neveux, morts et enterrés à Pau, toujours entretenues et fleuries par des mains anonymes et mystérieuses.

 

Benjamin Stora.

Professeur des universités.

Bibliographie sommaire.

ABDELKADER et l'Indépendance Algérienne - Kateb Yacine  - Ed S.N.E.D                                   

ABDELKADER - Bruno Etienne  - Paris, Hachette, 1994.

ABD EL-KADER - Smaïl Aouli , Ramdane Redjala et Philippe Zoummeroff,   Ed Fayard, 1994

ABD EL KADER- Ecrits spirituels - traduction de Michel Chodkiewicz – Ed points Seuil, 1992.

LA VIE D' ABD EL KADER - Charles-Henry Churchill – Alger, ENAG, 1990.

LETTRE AUX FRANCAIS - Abdelkader -  Traduction de René Khawam, Paris, Ed Phébus.

 



[1] Sur l’action de l’Emir Khaled, voir les travaux de Mahfoud Kaddache, en particulier, La vie politique à Alger, Alger, Sned, 1970, p. 53-78, et Histoire du nationalisme algérien, Alger, Sned, p. 97-126, et son travail fondamental sur le petit-fils de l’Emir Abdelkader.

[2] Mémoires originaux de Messali Haj, cahier manuscrit n° 4, p. 1071-1072.

[3] Mémoires originaux de Messali Haj, cahier manuscrit n° 4, p. 1072-73.

[4] Emir Abdelkader, Rappel à l’intelligent, avis à l’intelligent, Paris, 1858, nouvelle traduction de R. Khawam sous le titre, Lettre aux Français, Paris, Phébus, 1977.

[5] Ibid., Mémoires originaux de Messali Haj, cahier manuscrit n° 15, p. 5401.

[6] Histoire de France et d’Algérie, cours moyen et supérieur, certificat d’études, classiques Hachette, 1960, p. 107.

[7] Algérie Actualité, 19-25 mai 1983.

[8] Mustapha Chelfi, dans Algérie Actualités, n° 918, 19-25 mai 1983.

[9] Bruno Etienne, Abdelkader, Paris, Hachette, 1994, 500 p.

[10] Khedidja Zeghoul dans Algérie Actualité, n° 920, 2-8 juin 1983.

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