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Je vous remercie de m’avoir invité car je ne suis pas un familier des colloques où dominent les psychanalystes. Je suis simplement historien, professeur d’université à Paris 13 et à l’Inalco. En fait, on m’a demandé de parler des effets des discours et des images sur les pratiques de violence ou de déferlement de violence, un grand sujet pour les historiens. J’avais déjà traité cette question dans un livre déjà ancien, qui s’intitule La Gangrène et l’Oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, que j’ai publié il y a plus de vingt ans aux éditions de La Découverte. Je vais m’interroger devant vous, et j’espère que ce sera l’occasion d’un débat entre nous, sur une séquence d’histoire très particulière, que nous connaissons tous, la question de la guerre d’Algérie dans la société française d’aujourd’hui. Une question intéressante car l’an prochain, en 2012, nous allons commémorer le cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, l’occasion de toute une série d’événements de part et d’autre de la Méditerranée, sur les traces que cette histoire, celle de la guerre et du passage à l’indépendance, a laissées dans les sociétés française et algérienne.

Le passage de l’oubli.

Il y a vingt ans, lorsque j’ai écrit La Gangrène et l’Oubli , je m’étais interrogé sur le problème du silence existant autour la guerre d’Algérie dans la société française, et tout le livre était construit autour du poids de ce silence.

Or, depuis vingt ans, énormément d’ouvrages, de travaux universitaires ont été publiés ; les archives ont été en grande partie ouvertes, même s’il y a encore des zones d’ombres. Des films de fiction, des documentaires ont été réalisés en très grand nombre, dont un par moi, l’an dernier sur François Mitterrand et la guerre d’Algérie  Il y a par conséquent une sortie du silence sur cette séquence d’histoire très particulière, qui s’est opérée de manière incontestable. On ne peut plus dire ou écrire de la même manière ce qu’on a dit, écrit il y a trente ans, vingt ans ou même dix ans, sur cette façon de ne pas regarder en face, directement, cette histoire. Et pourtant la question qui m’intéresse est la suivante.

Je m’interroge aujourd’hui sur le fait que, en dépit de cette production, académique, cinématographique, littéraire, la sensation qui domine encore dans la société française est celle de l’absence. Vingt ans plus tard, malgré près de trois mille livres en langue française publiés sur la guerre d’Algérie, une cinquantaine de films de fiction et au moins une trentaine de documentaires sur cette période (l’an dernier pas moins de cinq documentaires ont été diffusés à la télévision française), le sentiment très fort qui domine, parmi une série d’acteurs français concernés par cette question, est qu’il n’y a rien sur le sujet, comme un vide sur cette séquence de l’histoire. À chaque fois qu’un livre ou un film sort, qu’un colloque se tient, qu’une rencontre a lieu, il y a toujours cette sensation de vide, de silence, d’absence. Ce poids de l’absence dans la représentation continue à être problématique. J’évoquerai devant vous aujourd’hui quelques-unes des questions qui m’intéressent sur ce problème du poids du silence, en dépit de tout le travail des historiens…

Comment peut-on essayer d’interpréter ce phénomène ? Et quelles sont les réactions des personnes concernées ?

Le poids de l’absence.

Si une sensation très forte existe autour de la guerre d’Algérie, c’est que cette histoire a été à la fois victime de la censure d’État, et de l’autocensure personnelle. La sensation de la censure d’État est très présente quand on aborde par exemple le sempiternel problème des archives. On a le sentiment que les archives sont très fermées, que personne ne peut y avoir accès. La surprise, c’est que, quand on se rend aux archives, comme je l’ai fait cette semaine, au Fort d’Ivry, où sont conservées les archives cinématographiques de l’armée française, il y a très peu de chercheurs. J’ai pu visionné tranquillement, les rushes des images filmées par l’armée française. Évidemment, sur le plan du contenu, beaucoup de choses peuvent paraître ennuyeuses. Mais ce qui est important à analyser, ce sont les raisons de l’absence des chercheurs : pourquoi si peu de personnes se déplacent pour consulter ces archives ?

Face à la sensation de la censure d’État existe donc le refus d’aller voir, de se confronter à cela. On s’aperçoit que les films qui traitent de la guerre d’Algérie, malgré leur qualité cinématographique évidente, ne remportent pas de grand succès public. Je citerai quelques exemple de films importants ces dernières années, La Trahison de Philippe Faucon ou Mon colonel de Laurent Herbiet, deux grands films sur la guerre d’Algérie, sortis en 2005 et 2007, et qui ont fait la une du journal Le Monde, trois pages dans Libération. On ne peut pas du tout parler de censure généralisée. Ces films ont réalisé environ entre 100 et 200 000 entrées nationales en France, ce qui est peu , malgré un taux de couverture médiatique considérable.
Les gens disent qu’il n’y a pas de films, d’images, sur la guerre d’Algérie. Or, les chiffres de fréquentation des salles sur cette séquence d’histoire montrent que très peu de gens décident de payer une place pour aller voir un film qui raconte l’histoire de cette guerre. Ce qui est problématique et intéressant à analyser.

La sensation du mensonge.

Pourquoi ce sentiment qu’on n’a pas affaire, concernant la guerre d’Algérie, à la vérité mais uniquement au mensonge ? Le sentiment qui domine est celui du mensonge généralisé : on ne parvient pas à s’approcher de la vérité, on est face à des stratégies très complexes de dissimulation du réel, tout est compliqué. On ne comprend pas bien ce qui s’est passé, comme s’il existait une sorte de brouillage.

J’ai plusieurs tentatives d’explication à ce hiatus. La première, c’est le fait que, cinquante ans après les faits, les membres de chacun des groupes liés à cette histoire, groupes très puissants, très nombreux, comme par exemple les soldats français qui ont fait la guerre d’Algérie – un million et demi de soldats français sont allés en Algérie, c’est le principal groupe de mémoire dans la société française –, les Européens d’Algérie (un million de personnes), les immigrés algériens en France, qui ont multiplié leur nombre pendant la durée de la guerre (à la fin de la guerre ils étaient près de 400 000 en France), s’enferment dans l’identité de leur groupe d’appartenance. Je m’exprime ici de façon très personnelle, ce ne sont pas des propos de chercheur ou le produit de statistiques ; c’est le constat que je fais après plus de trente-cinq ans de travail sur la question. On est loin d’être dans la transversalité, dans l’échange, dans la passerelle de toutes ces mémoires en miroir.

L’enfermement et l’abandon.

Plus les années passent et plus l’espoir de rassemblement des mémoires, de mélange de ces itinéraires, de ces trajectoires, d’échange d’expériences, qui était le mien, notamment quand j’ai réalisé le film Les Années algériennes (diffusé en 1991 à la télévision française), s’émousse. J’ai le sentiment d’une séparation des mémoires, d’un enfermement, d’une sorte de communautarisation de la mémoire.

Chaque groupe a le sentiment d’être seul, confronté à cette histoire, isolé. Et que personne ne s’occupe de son sort. C’est le cas notamment des Pieds Noirs ou Européens d’Algérie, dont des enquêtes très fouillées ont montré qu’ils ressentent que personne ne s’occupe ou ne parle d’eux. Alors qu’en réalité, il y a énormément d’ouvrages qui évoquent la mémoire des Pieds Noirs. Mais ils ont tout de même le sentiment d’être abandonnés. Un peu comme s’ils étaient à l’identique, dans un temps arrêté, dans l’année 1962-1963, comme s’il n’y avait pas de franchissement de temporalité. Le sentiment de l’abandon et de la trahison reste intact ; il s’est même renforcé car il y a des effets de vieillissement et de passage des générations. Car si certains avaient trente ans en 1962, ils étaient dans la vie active, ils pouvaient oublier, compenser d’une certaine manière. Aujourd’hui, ces personnes sont à la retraite, nombre d’entre elles ont atteint 60-70 ans. Comme les soldats français, qui sont presque tous à la retraite aujourd’hui. Il ne faut pas oublier cette dimension-là. Et dans cette retraite, solitaire, individuelle, ils ont le sentiment de ne pas être reconnus, d’être abandonnés dans la mémoire qui est la leur.

Cette même sensation existe aussi chez les immigrés algériens en France, qui ont fait l’histoire française. Ils ont vécu dans cette histoire avec des pointes tragiques, comme celle du 17 octobre 1961, marquée par des massacres d’Algériens en plein Paris. On va commémorer le cinquantième anniversaire de cet événement en octobre 2011. Ils ont également le sentiment d’être incompris dans la société française. Ils sont là depuis très longtemps, certains depuis presque plus de cinquante ans, puisque les immigrés algériens sont arrivés après 1945 et, pour certains d’entre eux, avant 1939. On est en 2011 et ils ont le sentiment qu’on les considère comme des arrivants. Certains sont à la retraite, ont acheté un pavillon, sont « intégrés »… Et pourtant, c’est comme s’ils arrivaient physiquement dans la société française, avec un fort sentiment d’étrangeté, d’incompréhension et donc de grande solitude.

C’est un premier aspect de ma réflexion. Il y a cette sorte de séparation, de distance entre tous ces groupes, qui s’est creusée au fur et à mesure des années.

Le refus du deuil.

La deuxième de mes réflexions, c’est que nombre de ces groupes n’acceptent pas l’histoire accomplie. Cette histoire est terminée : l’Algérie est un pays indépendant depuis 1962 et ce, quelle que soit la nature du régime actuel, quelles que soient les critiques qu’on peut porter sur cet état, et on peut en porter beaucoup, sur son caractère militaire, autoritaire… Il y a le sentiment que l’histoire aurait pu être différente et ce sentiment, très fort, persiste. L’Algérie aurait pu rester française, De Gaulle n’aurait pas dû trahir ; tout reste dans le virtuel, au conditionnel. L’histoire qui est finie doit désormais être acceptée en tant que telle.

Au moins pour deux grands groupes porteurs de cette mémoire, il y a une vraie difficulté à faire le deuil de l’Algérie française. Or, ce pays, l’Algérie française, a disparu, il n’existe plus. Il ne faut pas confondre l’Algérie et l’Algérie française.

Cette question de l’Algérie française, en tant que partie de l’Empire colonial, qui a contribué à fabriquer l’identité nationale française, est toujours présente sous la forme d’un non-accomplissement : ce n’est toujours pas accepté. Et ce problème est renforcé par l’attitude de ceux qui ont gagné cette guerre, en l’occurrence les Algériens. Je le dis de façon un peu provocatrice car il y a en France encore beaucoup de débats sur cette question : les Algériens ont gagné la guerre d’Algérie et il faut l’accepter. Dire simplement que les Algériens ont gagné la guerre d’Algérie, ce n’est, encore aujourd’hui, pas si simple.

Or les Algériens ont, eux aussi, le sentiment d’avoir été dépossédés de cette histoire : c’est, pour reprendre la formule de Ferhat Abbas, un leader algérien, « l’indépendance confisquée » .
D’un côté, le sentiment de l’abandon et de la trahison, et de l’autre, le sentiment de confiscation : ce mélange de sentiments donne une histoire difficile à regarder en face et donc à accepter.

Sortir de l’isolement.

Pour conclure, on constate la difficulté de chacun de ces groupes à sortir de l’isolement, à comprendre les motivations de l’autre et, peut-être, à reconnaître des torts, des responsabilités dans ces échecs. Les Européens ont bien du mal à accepter leurs responsabilités dans cette tragédie, à reconnaître que la situation coloniale était bloquée, qu’il fallait bien en sortir. Les élites européennes, attachées à l’Algérie française, n’ont pas fait ce qui était nécessaire : les mouvements associatifs et culturels européens devraient désormais s’interroger. Or, ces interrogations ne viennent pas : la responsabilité relève toujours de l’autre – la France, la métropole, De Gaulle…
Bien sûr, il faut également tenir compte de la responsabilité du nationalisme algérien, de sa façon d’affronter la question nationale, la sortie du système colonial, de son incapacité à revenir sur ses problèmes, ses erreurs, notamment sur la question de la définition du projet national, dans le rapport aux minorités, à la question des femmes, au problème de la citoyenneté… Là aussi, persiste le refus d’un regard sur sa propre responsabilité, là aussi, domine l’évacuation de sa responsabilité sur l’autre – l’Occident, la France, l’impérialisme –, qui font que l’Algérie aurait accumulé du retard, par exemple, en ce qui concerne son décollage économique.

Dans un cas comme dans l’autre, l’isolement est le produit du refus de prendre ses responsabilités historiques… qui, ne l’oublions pas, concernent une guerre particulièrement violente : la guerre d’Algérie a fait des milliers de morts, surtout du côté algérien. Ce sont des questions très graves, très importantes, relatives à la fabrication des mémoires, des comportements des uns par rapport aux autres.

J’ai longtemps cru que, par le récit d’histoire, on allait empêcher les saignements de la mémoire ; qu’en écrivant l’histoire à deux, ensemble, on dépasserait le stade des mémoires blessées, conflictuelles, se réfugiant les unes contre les autres. Or, ce travail d’histoire est mené par les historiens français et algériens, ensemble, depuis longtemps. Des livres sont déjà parus, ont été diffusés… et cela n’a pas changé grand-chose.

En 2004, par exemple, j’ai dirigé avec Mohammed Harbi La Guerre d’Algérie , ouvrage auquel ont contribué une trentaine d’historiens français et algériens. Et, l’année suivante, alors qu’on pensait que ce livre allait permettre le passage à un manuel scolaire sur le modèle franco-allemand, la loi sur la colonisation positive a tout fait exploser : ce fut le retour de la guerre des mémoires, des deux côtés de la Méditerranée, et la mise à l’écart de la voix historienne.

À mon sens, ces questions ne peuvent se régler uniquement par des écritures d’histoire académiques mais par un travail très profond sur les sociétés qui passe par le politique : c’est sur cette idée que je souhaitais terminer.

La question de l’approfondissement de la démocratie politique dans les deux pays, c’est-à-dire le fait d’affronter démocratiquement son passé colonial, du côté de la France, et les retards démocratiques qui interdisent le regard sur soi, du côté de l’Algérie, est particulièrement importante.

Et ce qui se passe dans le monde arabe aujourd’hui doit être pris en compte car c’est aussi un déverrouillage du récit historique qui peut commencer à s’opérer. On attend du côté français un même déverrouillage politique, y compris du discours historique.

 


 

1) De Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, Ed La Découverte, 1991.
2) De Frédéric Brunnquel, François Malye et Benjamin Stora, « François Mitterrand et la guerre d’Algérie », Diffusion France 2, novembre 2010, 52 minutes.[1] Ferhat Abbas, né en 1899 à Taher en Petite Kabylie a été le premier Président du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA).
3) Ferhat Abbas, né en 1899 à Taher en Petite Kabylie a été le premier Président du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA).

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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