Un an après leur déclenchement, quel regard porter sur les révolutions arabes ? L'arrivée de partis islamistes au pouvoir, en Tunisie, en Egypte, en Libye ou au Maroc, ont provoqué une grande secousse, au point de s'interroger sur le sens même de ces révolutions. Sommes nous passé du "printemps" à "l'hiver" pour reprendre une expression journalistique entendue ici ou là ?
Une révolution pour rien ?
La Tunisie a donné le coup d'envoi à ce que l'on appelé "le printemps arabe". Un an plus tard, l'ex-président Ben Ali fait partie du passé, l'histoire s'est accélérée. Et le pays est confronté à une grave crise sociale, et à des défis démocratiques majeurs.
Le chômage touche de nombreuses régions. La moyenne nationale est de 19%, mais le taux peut atteindre les 50% dans les zones de l'intérieur du pays, laissées en déshérence pendant des décennies. Une série récente de tentatives de suicides par le feu, plus d'une centaine en un an (en Tunisie, ce geste conserve une forte portée symbolique, parce que tout est parti d'une immolation) montre la profondeur de la détresse de certaines populations. L'autre facteur de risque pour la Tunisie réside dans le manque d'expérience démocratique. Des caciques de l'ancien parti au pouvoir se sont recyclés dans les autres formations politiques, entretenant le doute sur l'enracinement du régime démocratique. Et dans le contexte général du pays, la victoire du parti islamiste « Ennahda » a libéré des forces d'obscurantisme et d'ignorance. Alors, est-ce une révolution pour rien en Tunisie, conduisant à une régression ? De nombreux Tunisiens estiment pourtant qu'il sera difficile de revenir sur une liberté d'expression chèrement acquise. Dans le sillage de la révolution tunisienne, d'autres mouvements de grande ampleur se sont déroulés dans une partie du monde arabe, en Egypte, en Libye, en Syrie... Comment faut il appréhender cette situation, dans un sens régressif (avec la montée des crises sociales et des obscurantismes religieux) ou dans un processus conduisant à plus de liberté et d'autonomisation de l'individu ? Quelle est l'orientation prise par ces révolutions ?
Naissance d'une nouvelle société, de l'individu
Le monde arabe connaît une période historique décisive. Au cours de laquelle nous avons vu surgir - dans une forme d'autonomie inédite - des sociétés qui aspirent à l'égalité et à la liberté. Avec le fait de ne plus devoir se taire, subir, accepter, d'être obligé de ruser avec le réel. La peur s'est évanouie. On peut enfin s'exprimer directement et déclarer ce que l'on pense. Et plus seulement entre amis, parmi les plus sûrs, dans l'espace privé, le seul où l'on pouvait dire jusqu'ici ce que l'on pensait des pouvoirs, des insuffisances des Etats ou des problèmes économiques. Cela était très difficile dans l'espace public. Al Jazira, désormais, n'est plus la seule chaîne de télévision qui invite des opposants et des intellectuels à de véritables talks shows. En Egypte ou en Tunisie, y compris en Libye, des journaux n'essaient plus de camoufler ou de contourner le réel comme cela se faisait auparavant (et cela se fait encore en Syrie). La diversité et la pluralité des opinions émergent.
Ces mouvements se sont caractérisés par l'absence de mobilisation autour d'un seul leader. Parallèlement, avec le fameux mot d'ordre "dégage !" les manifestants ont réclamé et obtenu le départs de dirigeants autoritaires. Les indépendances dans les pays arabes ont vu, dans la majorité des cas, le passage au politique se faire dans un cadre extrêmement centralisé, à travers des régimes qui ont concentré et personnalisé tous les pouvoirs. La construction des Etats a été privilégié au détriment des droits des citoyens, avec les dérives autocratiques. Les révoltes d'aujourd'hui contestent cette centralisation autoritaire et cette concentration des pouvoirs entre quelques mains. C'est pourquoi, un peu partout, les manifestants s'en sont pris à la tête de l'appareil étatique, au chef de l'Etat. La revendication ne portait pas sur la destruction de l'Etat mais plutôt sur une redistribution des fonctions de l'Etat. A cette exigence s'en ajoute une autre : la fin du secret de fonctionnement de ces Etats centralisés. Dans les sociétés arabes, il existe un sentiment très répandu que la politique se fait "derrière le rideau", qu'elle se fait en coulisses dans une absence de transparence. Aujourd'hui, les citoyens veulent rompre avec ce secret pour rentrer dans une société plus ouverte. Du reste, peut-il en être autrement avec l'Internet ? Les sociétés arabes sont donc à la recherche de vrais partis politiques, et non plus seulement de partis organisés par le haut. Elles sont dans le même ordre d'idées en quête de vrais syndicats, ou d'intellectuels qui sont dans une authentique posture critique et qui ne cherchent plus à plaire au Prince.
Un phénomène d'individualisation dans la contestation, la critique, ou la conduite de la vie quotidienne a émergé. A titre d'exemple, la figure du "harragas", ces jeunes du Maghreb qui veulent à tout prix partir, quitter leur pays est significative. Ces jeunes disent tous la même chose : le départ ne s'effectue pas comme un "ambassadeur", au nom de la famille, du quartier, du village comme autrefois. Ils partent en leur nom propre. D'autres indices vont dans le même sens. Dés l'an 2000, un chercheur, Philippe Fargues, avait décrit dans son livre Générations arabe tous les facteurs démographiques - la diminution de la taille des familles en particulier - qui expliquaient l'évolution constatée aujourd'hui. La modernisation de la société apparaissait à la fois comme la cause et la conséquence de la chute démographique constatée dans le monde musulman au Maghreb et au Moyen-Orient, de Rabat à Téhéran, avec pour seule exception, en raison de son histoire conflictuelle très particulière, Gaza. Un phénomène qui était sans doute aussi lié à une appréhension du futur : on fait moins d'enfants quand on discerne mal l'avenir. D'autant que le recul des idéologies messianiques - du nationalisme à l'islamisme -, qui ont longtemps joué un rôle rassurant, ne pouvait que renforcer cette incertitude, la peur de l'inconnu. Parmi les indices, en plus des harragas ou de la démographie, il y avait encore les abstentions aux élections, de plus en plus massives à l'évidence malgré les chiffres officiels proclamés. Ou la fuite des élites. Il a été ainsi possible de dire, depuis quelques années, que l'on assiste dans le monde arabe à la naissance de l'individu, de celui qui peut exister indépendamment de l'Etat, mais aussi de la famille ou de la communauté. Même la pratique religieuse d'aujourd'hui peut être interprétée comme l'expression d'une croyance personnelle, individuelle, et non plus comme le simple respect de la tradition communautaire. La relation de soi à la pratique religieuse n'est pas imposée par héritage familial, mais par conviction personnelle.
Apparition du politique
Parmi les changements majeurs, il est possible enfin d'évoquer le fait que la politique est descendue dans la rue. Il ne s'agit plus seulement de mouvements de revendications sociales, comme cela a été le cas pendant de nombreuses années. La contestation se place aussi sur le terrain politique. De manière concomitante et logique, nous assistons à l'émergence d'une citoyenneté. Ces sociétés manifestent la volonté de faire valoir leurs droits face aux Etats, quelle que soit leur forme (se réclamant de la Monarchie ou de la République). Il en résulte une remise en question de fait de toutes les forces politiques antérieures, lesquelles sont obligées de se reconfigurer. Ces mouvements révolutionnaires ou à tout le moins contestataires, induisent forcément une recomposition des échiquiers politiques traditionnels dans le monde arabe. Les vieilles formations partisanes, héritières du nationalisme dans la plupart des pays, risquent de se retrouver hors-jeu et inefficaces.
L'ensemble de ces mouvements accentuent la crise du nationalisme arabe, idéologie qui a porté au pouvoir une série de partis uniques. Ils vont contraindre aussi l'islam politique à se redéfinir. Les islamistes qui arrivent au pouvoir, et n'ont pas l'expérience de la conduite des affaires d'un Etat, vont devoir composer avec ces nouvelles sociétés. Les islamistes sont sortis vainqueurs des urnes suite à des élections reconnues libres. Les situations ne sont pas les mêmes en Tunisie, en Egypte ou au Maroc, entre autres parce que l'islam politique n'y a pas la même histoire. Chaque pays devra faire l'objet d'une attention particulière. Et on peut avoir une crainte certaine par rapport à des mouvances dont les fondements sont théocratiques et qui visent à l'homogénéisation de la société : homogénéisation autour de la nation une et selon une pensée et des croyances uniformes, ne laissant aucune place à la pluralité ni à l'altérité. Mais dans l'immédiat, les islamistes ne peuvent pas prétendre représenter à eux seuls la totalité de la nation, se présenter comme un "parti du peuple entier" sans différenciation. Cela n'est pas possible dans une société qui connaît une phase importante d'individualisation. En face d'eux, les blocs démocratiques sont certes divisés mais bien réels, et le nombre de médias, de partis politiques et d'associations qui ont émergé à la faveur de ces révolutions constitue un bon indicateur de la vitalité démocratique possible.
Le franchissement d'un seuil
Le simple fait de sortir d'une société dominée par la peur, ouvre sur un processus de reprise en main de son propre destin, sur lequel il sera bien difficile de revenir (à moins d'une épreuve sanglante). Le courage dont font preuve aujourd'hui les Syriens montre bien que, même si la répression peut être très violente, plus rien ne sera comme avant dans le monde arabe. Il sera plus difficile pour l'Etat, avec ses castes et ses bureaucraties ou ses oligarchies, de décider seul, sans discussion, du sort des populations. A cet égard, il y a eu le franchissement d'un seuil, même si le bouleversement peut paraître parfois encore timide, s'il est entravé ou réprimé, ou inquiétant pour ce qui concerne l'arrivée des islamistes au pouvoir. Ce qui se passe renvoie à un mouvement très profond, qui redéfinit à la fois le rapport des individus à la société, et tout le lien national. Depuis la fin du temps colonial, il existait une vision simple de l'Etat et de la nation : l'Etat protège et construit les frontières de la nation. Attaquer l'Etat, c'était donc diviser la nation et la mettre en péril. Aujourd'hui ce n'est plus simplement l'Etat qui apparaît comme le protecteur de la nation, mais l'émergence d'une société civile qui consolide la nation.
Les risques d'enfermement de l'espace politique dans le tout-religieux existent (en Egypte, un affrontement se dessine entre Frères musulmans et salafistes), mais il appartient d'aider (et de voir) les camps démocratiques qui se construisent. D'être à l'intérieur de cette bataille qui commence à peine, sur des sujets longtemps mis de côté dans le monde arabe comme le statut des femmes, celui des minorités non-musulmanes, le passage à la sécularisation, ou le rapport nouveau à l'Occident.
Une autre histoire commence, difficile et singulière.