Par Benjamin Stora
Cinquante ans après, la mémoire et l'écriture de l'histoire de la guerre restent des sujets très sensibles dans les rapports franco-algériens. Au silence de la France pendant de longues années sur les exactions commises au temps colonial a répondu la surabondance algérienne d'écrits sur la "guerre de libération nationale". Dans les années 1990, l'ouverture des archives, en particulier celles de l'armée française, et l'arrivée sur le devant de la scène culturelle de nouvelles générations de chercheurs ont permis une progression de la connaissance de cette période. Le vote à l'Assemblée nationale de la reconnaissance officielle de la guerre en Algérie en 1999 marque une nouvelle étape. En Algérie, la sortie d'une terrible guerre civile commencée au début des années 1990 s'accompagne d'une interrogation sur les origines de la violence et le développement de la "première" guerre d'indépendance. De nombreux témoignages d'Algériens sont publiés à ce moment-là.
Au début des années 2000, le travail d'investigation journalistique fait émerger des faits et des pratiques qui relancent le débat autour de la guerre d'Algérie : récit de la militante algérienne Louisette Ighilahriz qui raconte les sévices subis, aveux du général Aussaresses sur les tortures et les exécutions sommaires pendant la "bataille d'Alger", regrets du général Massu avant son décès, contredits par le général Bigeard, qui nie tout en bloc... Au moment de l'Année de l'Algérie en France en 2003, les relations entre les deux pays s'améliorent sensiblement, au point que l'on envisage la signature d'un traité d'amitié entre les deux pays. En 2004 sort un ouvrage sur la guerre d'Algérie qui porte pour sous-titre : La fin de l'amnésie. Une trentaine d'historiens français et algériens travaillent ensemble pour la rédaction de ce livre d'histoire. La sensation d'absence, que j'avais pointée en 1991 dans mon ouvrage La Gangrène et l'Oubli, semble alors dépassée. La sortie de la dénégation, du silence, s'amorce et, désormais, le travail de réconciliation peut commencer. Et pourtant...
LA "GUERRE DES MÉMOIRES"
Car en 2005, un basculement s'opère, une "guerre des mémoires", jusqu'alors larvée, s'installe ouvertement dans le paysage culturel et politique. La loi du 23 février 2005, adoptée par l'Assemblée nationale en France, explique dans son article 4 les "bienfaits d'une colonisation positive". Les déclarations d'hostilité à cette loi se multiplient, provenant principalement du monde des historiens. En janvier 2006, le président de la République décide l'abrogation de l'article 4 de la loi du 23 février 2005. Cette abrogation n'est qu'un répit. Le consensus n'arrive plus à s'établir autour de la commémoration de la fin de cette guerre. Proposée à l'Assemblée nationale le 28 février 2006, la date du 19 mars, en souvenir du cessez-le-feu suivant les accords d'Evian en 1962, est rejetée. Des députés refusent cette date, au motif que les affrontements se sont poursuivis (fusillade de la rue d'Isly le 26 mars 1962, enlèvements et assassinats d'Européens à Oran le 5 juillet et massacres de harkis à partir de l'été 1962).
Et pendant ce temps la "guerre des mémoires" autour de la question des musées ne cesse pas dans le midi de la France. Si le projet d'un mémorial à Marseille semble abandonné, il n'en est pas de même à Perpignan. L'inauguration, en novembre 2007, du "mur des victimes du FLN", à Perpignan, a lieu. Elle se déroule en présence du secrétaire d'Etat à la défense chargé des anciens combattants, Alain Marleix, qui a souhaité "une politique de mémoire assumée". Eclipsant la signature de gros contrats portant sur le gaz et le pétrole principalement, la question de la mémoire a donc, encore une fois, empoisonné et donné le ton des relations entre la France et l'Algérie.
SUR L'AUTRE RIVE, EN ALGÉRIE
Comme en miroir, de l'autre côté de la mer, en Algérie, les déclarations et prises de position se multiplient, pleines de souvenirs de la guerre d'indépendance. Le 15 avril 2006, le ministre des affaires étrangères algérien explique : "Le colonialisme a été une longue, longue nuit. Mais nous sommes indépendants depuis quarante-quatre ans, et la page n'est pas encore complètement tournée malgré les efforts de nos dirigeants respectifs." Dans le même temps, la Coordination nationale des enfants des moudjahidine rend publique une déclaration. Elle conditionne la signature du traité d'amitié avec la France par une série de revendications. L'association demande "de comptabiliser avec précision le nombre exact d'Algériens tués depuis 1830, ainsi que le nombre de villages brûlés, de tribus décimées et de richesses volées". Autre fait inédit : l'Algérie entend porter devant les juridictions internationales l'affaire des Algériens exécutés par l'armée française durant la guerre d'Algérie.
Trois ans plus tard, la fièvre n'est toujours pas retombée. Le 1er juin 2009, El Khabar, grand quotidien arabophone, intitule son éditorial : "Nos martyrs ne sont pas comme vos criminels." "Les propos du responsable français sur le fait qu'il y a eu des criminels des deux côtés blessent tous les Algériens. C'est un point de vue que la France, depuis longtemps, ne veut en aucun cas faire évoluer malgré tout ce qui s'est passé, pendant la guerre de libération et durant les cent trente ans de colonisation." L'affrontement mémoriel franco-algérien s'étend à d'autres séquences d'histoire, touchant à l'esclavage, à la colonisation.
LA POLITIQUE DES "PETITS PAS"
L'année 2007 apparaît paradoxalement comme un moment de "petits pas" pour tenter de sortir de la guerre des mémoires. Le 8 février, le maire de Paris, Bertrand Delanoë, inaugure une place à la mémoire des "martyrs de Charonne". En octobre : la France restitue à l'Algérie le plan des mines posées pendant la guerre d'Algérie, aux frontières tunisienne et marocaine. Huit millions de mines ont été détruites, alors que trois autres millions présentent toujours un danger pour les populations des régions limitrophes. Au début du mois de décembre, toujours en 2007, l'Institut national de l'audiovisuel et la télévision publique algérienne (EPTV), signent un accord sur des images conservées par l'INA retraçant l'histoire de l'Algérie depuis la seconde guerre mondiale jusqu'en 1962. Cet accord "prévoit la mise à disposition d'une copie de l'ensemble des images d'actualité conservées par l'INA" entre 1940 et 1962, date de l'indépendance de l'Algérie, et "la possibilité pour l'EPTV de les exploiter par voie hertzienne ou satellitaire".
La restitution de la carte des mines et des archives audiovisuelles s'inscrit dans le cadre du voyage présidentiel français en décembre 2007. Nicolas Sarkozy allait-il répondre aux demandes d'excuses formulées par l'Algérie, ou allait-il poursuivre ses discours sur "l'anti-repentance" qui lui avait si bien réussi pendant la campagne présidentielle ? Le mercredi 5 décembre, Nicolas Sarkozy termine sa visite d'Etat de trois jours en Algérie en s'adressant aux étudiants de l'université Mentouri à Constantine. Il provoque la surprise en dénonçant le système colonial. "Injuste par nature, il ne pouvait être vécu autrement que comme une entreprise d'asservissement et d'exploitation." Le quotidien algérien La Tribune parle le lendemain d'un "pardon qui ne dit pas son nom. Nous sommes loin du rejet catégorique de la repentance. C'est une avancée considérable qui tranche avec les positions antérieures de l'Etat français".
Mais ce discours provoque une levée de boucliers. En Algérie, les anciens combattants, regroupés dans l'Organisation nationale des moudjahidine (ONM), jugent la démarche insuffisante (en l'absence d'excuses officielles). En France, des cercles très actifs qui entretiennent la flamme de la mémoire des Européens, les partisans de la "nostalgérie", disent leur hostilité à ces propos. Cette visite aura permis au moins d'identifier clairement les deux groupes les plus favorables à une séparation des mémoires.
Quelques jours après la visite présidentielle française en Algérie, l'ambassadeur de France en Algérie, Bernard Bajolet, déclare le 24 décembre 2007 au quotidien arabophone Ech Chourouk que Paris cherche des moyens de "réparer" les sites des essais nucléaires français, utilisés dans le Sud algérien dans les années 1960. Et à propos des massacres du 8 mai 1945 à Sétif, Bernard Bajolet déclare à l'université de Guelma qu'"aussi durs que soient les faits, la France n'entend pas, n'entend plus, les occulter. Le temps de la dénégation est terminé". Le prédécesseur de M. Bajolet, Hubert Colin de Verdière, avait déjà qualifié en 2005 cette répression de "tragédie inexcusable". C'est d'ailleurs ce même Hubert Colin de Verdière qui a été désigné par Nicolas Sarkozy comme le coordonnateur général de l'ensemble des initiatives qui marqueront en 2012 le 50e anniversaire de la fin de la guerre d'Algérie. Nomination plutôt bien perçue à Alger.
Tous ces "retours de mémoire" permettent de regarder l'histoire en face, de pouvoir l'écrire, mais ils sont aussi révélateurs de problèmes à affronter. Le risque existe d'une apparition de mémoire communautarisée, où chacun regarde l'histoire de l'Algérie à travers son vécu, son appartenance familiale. Ainsi, le problème soulevé par la date du 19 mars comme moment de commémoration signifiant la fin de la guerre d'Algérie est symptomatique. Les Européens d'Algérie considèrent que la guerre ne s'est pas terminée le 19 mars 1962. Ils invoquent le massacre de la rue d'Isly du 26 mars 1962, où 46 Français d'Algérie ont été tués, et les centaines d'enlèvements d'Européens à Oran le 5 juillet. Alors que pour la masse des appelés, le 19 mars signifie la fin de la guerre et le retour dans leur foyer. Pour les immigrés algériens et leurs enfants, la date du 17 octobre 1961, moment du massacre de travailleurs algériens à Paris, s'est imposée comme date du souvenir.
LE CLOISONNEMENT DES MÉMOIRES
L'absence de consensus entre les principaux groupes de mémoire (pieds-noirs et harkis, appelés ou immigrés) sur une date signifie qu'il est difficile de se réconcilier, que la mémoire retrouvée ne suffit pas. Les mémoires cloisonnées ne parviennent pas à apaiser les obsessions liées à la séquence de la guerre d'Algérie. A ce cloisonnement dangereux des mémoires s'ajoute une autre dimension. L'histoire de la guerre d'Algérie a brusquement fait irruption dans le débat politique international. Au moment de l'adoption par l'Assemblée nationale française de la condamnation du génocide arménien, en janvier 2012, le premier ministre turc a alors fait référence à la guerre d'Algérie, pour établir des comparaisons et tenter de faire condamner l'attitude française...
Sur le retour de la guerre d'Algérie dans la société française d'aujourd'hui, un élément toutefois domine, le passage des générations. Pour les anciennes générations, au soir d'une vie apparaît la nécessité de se délivrer davantage d'un poids, d'un secret ou de laisser une trace. De leur côté, les jeunes générations éprouvent le besoin de s'inscrire dans une généalogie, une filiation, de savoir quelle a été l'attitude du père ou du grand-père dans cette guerre. Cette situation-là s'observe dans la jeunesse française avec les enfants d'appelés, d'immigrés ou de harkis qui publient des livres de témoignages, d'interrogations. La visite de l'histoire, et des guerres de décolonisation, apparaît alors comme une activité de fabrication d'identité.
Des écrivains qui ne sont pas nés en Algérie (et qui n'ont pas fait cette guerre) publient des romans importants, comme Laurent Mauvigné ou Jérôme Ferrari. Ils entendent assumer ces vêtements du passé pour ne pas vivre, toujours, en état de ressentiment perpétuel. Avec tous ces nouveaux acteurs de mémoire, la sortie de tension mémorielle s'organise, difficilement. En passant aussi par le biais de la fiction (voir les films sortis sur les écrans entre 2005 et 2008, comme L'Ennemi intime, Mon colonel ou La Trahison). Les historiens aident à l'accomplissement de ce processus par l'écriture de l'histoire. Mais il appartient aux hommes politiques d'accomplir des gestes politiques forts, significatifs, pour que se tourne la page de ce passé douloureux.
Benjamin Stora est professeur des universités. Il enseigne l'histoire du Maghreb contemporain, les guerres de décolonisation et l'histoire de l'immigration maghrébine en Europe, à l'université Paris-XIII et à l'Inalco (Langues orientales, Paris). Il a publié une trentaine d'ouvrages dont le dernier La guerre d'Algérie expliquée à tous, Seuil, mars 2012.