Pourquoi la plupart des commentateurs français, à l’exception du Monde, n’ont-ils retenu du remarquable discours prononcé à Alger par François Hollande que la partie la moins nouvelle ? Peut-être parce que ce texte surprenant pêche par excès d’habileté pour une presse qui ne cesse de rabâcher les mêmes ronrons sur le sujet au point de ne plus pouvoir entendre – ou comprendre – autre chose.
« Pendant cent trente-deux ans, l’Algérie a été soumise à un système profondément injuste, brutal et destructeur. Je reconnais ici les souffrances que le système colonial a infligé au peuple algérien ». Tous les médias ont cité en boucle, et souvent en titre, ces phrases évidentes et qui ne constituent pas une rupture, les prédécesseurs de François Hollande ayant déjà dit à peu près la même chose. Mais cela suffit à Libération, estimant ce voyage « décevant », pour parler de « rendez-vous manqué ». Pourquoi ? Parce que « François Hollande n’a pas présenté les excuses de la France ». Hors cette question, rien ne semble intéresser Libération dans ce discours présidentiel pourtant riche et plein de sens.
François Hollande avait habilement déminé le terrain la veille en lâchant de manière informelle qu’il ne fallait attendre de lui ni « repentance » ni « excuses ». Chacun était prévenu et c’est le thème de la « vérité » et de sa « reconnaissance » qu’il a préféré développer devant les deux assemblées algériennes réunies au Palais des nations. Mais dans un texte particulièrement astucieux, à double-emploi, dont la syntaxe soignée permettait de s’adresser en fait autant aux Français qu’aux Algériens.
En disant que « rien ne se construit de solide sur la dissimulation, l’amnésie ou le déni », en ajoutant que « la vérité n’abime pas, elle rassemble » et que « l’histoire, même quand elle est tragique, doit être dite », il parlait aussi aux officiels d’un régime qui a un sérieux problème avec la vérité de son Histoire, qu’il s’agisse de la Guerre d’Algérie ou de l’épisode tragique du terrorisme et contre-terrorisme des années 90. « Etablir la vérité, c’est une obligation qui lie les Français et les Algériens », a insisté le Président, précisant de manière transparente qu’il fallait que « cette vérité soit connue de tous » et qu’elle « était due à toutes les jeunesses ». Pour que les points soient mis sur les « i » (mais la sobriété de leurs applaudissements montrait que les officiels algériens avaient compris le double message présidentiel), il a aussi insisté sur les progrès à faire en matière d’ouverture des archives pour établir cette « vérité ». Or il est de notoriété historienne que « si l’accès aux archives n’est pas parfait en France, il est beaucoup plus problématique en Algérie », comme le dit Sylvie Thénaut, auteur de L’histoire de l’Algérie coloniale (La Découverte).
Mais c’est dans le choix des « grandes consciences françaises » qui ont su « s’élever contre l’injustice de l’ordre colonial » que ce discours surprend et innove le plus même si peu de journalistes (gêne ou inculture ?) l’ont relevé. François Hollande rompt brutalement avec le vieux référentiel de la gauche française qui n’a cessé de vouloir faire oublier son rôle premier dans la colonisation et la Guerre d’Algérie (de Jules Ferry à Mitterrand et passant par Guy Mollet) en brandissant la mythologie des « porteurs de valises » et autre faire-valoir du FLN, de Jean-Paul Sartre à Frantz Fanon en passant par Francis Jeanson et Henri Alleg. Pas un mot de François Hollande sur ces noms habituellement cités à gauche dans le discours d’Alger où l’on sent la patte de l’historien Benjamin Stora.
A la place, le président a choisi des références qui attestent d’une volonté d’envoyer des messages communs à la gauche française et à la vieille garde algérienne. Comment ? En ayant l’audace de citer Clémenceau, républicain inflexible, qui combattit le colonialisme de Jules Ferry. En choisissant aussi de citer André Mandouze, intellectuel catholique résistant, fondateur de Témoignage chrétien, favorable très tôt à l’indépendance de l’Algérie quand Mitterrand, ministre, refusait de gracier un activiste qui n’avait projeté que de faire sauter un dépôt d’essence. Et Mandouze voulut rester enseigner, après l’indépendance, mais y renonça vite comme des milliers de « Pieds rouges », ces français militants, qui, vite déçus par la nouvelle Algérie, rentrèrent en France. Autre transgression, François Hollande préfère parler de Camus et Mauriac plutôt que Sartre et Fanon. Mais surtout, il a mis en avant la grande Germaine Tillion. Un exemple aussi symboliquement accusateur pour la gauche française que pour la mythologie algérienne.
Cette grande anthropologue travaillant dans les Aurès représente une position qui fut avec mépris qualifiée de « néocolonialiste » par le FLN et une partie de la gauche. Germaine Tillion, critique féroce du système colonial, plaida pour une union des peuples français et algérien autour de ce que la France avait de meilleur, sa promesse d’égalité et de prospérité économique. Elle écrit qu’après l’indépendance ce serait le chaos. Elle se confronte au FLN, dont elle rencontre des dirigeants pour leur dire que le choix des attentats civils aveugles en fait des « assassins ». Elle dénonce tant la torture de l’armée française, qui rappelle la Gestapo à cette ancienne résistante rescapée de Ravensbrück, que les massacres du FNL qui livre un guerre civile au peuple algérien. Dénonçant « poseurs de bombes » et « porteurs de valises », elle écrit à de Gaulle qu’il faut en passer par une négociation politique avec les rebelles pour arrêter cette guerre sanglante. Ensuite, elle n’a cessé de refuser l’écriture de l’histoire de la Guerre d’Algérie comme une simple confrontation entre colonisateurs et colonisés, oppresseurs et opprimés, dominateurs et dominés.
C’est cette femme admirable et inclassable, mauvaise conscience de la gauche et de la cause algérienne que François Hollande a eu le cran de citer devant tous les officiels algériens. Et personne ne le relève. Tout comme il a choisi, de citer comme père de la nation algérienne Messali Hadj, fondateur du MNA (Mouvement national algérien) dont les militants furent assassinés les uns après les autres par ceux du FNL, au cours d’une guerre civile fratricide en Algérie et en métropole de 1957 à 1960…
Qui, dans les journaux, lit encore les discours?
Eric Conan - Marianne