Quelques questions autour de l’histoire des migrations. Par Benjamin Stora. Publié dans La Revue Socialiste N° 61, février-mars 2016.
Benjamin Stora est Professeur d’histoire à Paris XIII et Président du conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Son dernier ouvrage s’intitule
La « question de l’immigration » connaît toujours une actualité politique brûlante : arrivée massive de migrants en provenance de pays en guerre comme la Syrie et l’Irak ; installation dans le paysage politique français d’une forte extrême droite française aux élections régionales (près de sept millions de voix) ; montée du racisme, de l’antisémitisme et de l’islamophobie ; débats très vifs autour de la question de la déchéance de la nationalité française pour les personnes reconnues coupables de terrorisme… A chaque fois, la peur de l’immigré domine, fait irruption dans le paysage politique et culturel.
RETOUR A L’HISTOIRE
Il est impossible, de nos jours, de concevoir une histoire de France, d’un côté, et une histoire des migrations, de l’autre. Comme s’il existait une histoire de la « France éternelle », opposée à une histoire des « invasions ». Les historiens savent bien que ce qui constitue l’histoire réelle de France, c’est aussi l’histoire de ses migrations, qu’elles se situent sur un plan interne ou externe. Interne, par les mouvements de populations à l’intérieur de l’hexagone : défrichements, peuplement, nouveaux villages, puis exode rural et révolution industrielle qui, vidant les campagnes, accroît la mobilité sociale… Et externe avec, depuis surtout le XIXe siècle, l’apport de vagues successives de populations étrangères, en provenance d’Europe ou des anciennes colonies.
Le problème migratoire doit toujours se voir dans « l’histoire longue » pour éviter de croire à des « nouveautés » migratoires venant détruire « l’identité française », aujourd’hui menacée.
De l’Antiquité au XIXe siècle, se sont accomplis des circulations, des passages d’importantes populations souvent à la faveur de guerres ou de conquêtes, mais aussi dans une situation où ne sont pas édifiés les Etats-Nations. A partir du XIXe et au XXe siècles, le tracé des frontières avec sa délimitation stricte d’espaces, le basculement d’une partie de la population européenne vers les « Nouveaux Mondes », l’aventure coloniale et les deux guerres mondiales dessinent la configuration des migrations contemporaines. Cette période s’étend de 1850 à 1960. Elle voit surtout l’accélération des migrations de travail en rapport avec la mondialisation du marché. Dans ce cadre général, marqué à partir des années 1990, par la chute du communisme et la crise des idéologies collectives, la montée en puissance de l’islam politique radical, les problèmes d’intégration-assimilation des vagues successives migratoires, en France, se posent de manière différente. En particulier, avec l’interaction de la question coloniale, moment d’histoire dont sont issues des populations d’origine maghrébine et subsaharienne.
UNE NOUVELLE « QUESTION D’ORIENT » ?
Une nouvelle « question d’Orient » s’est installée au cœur de la société française, avec la présence de plusieurs millions de personnes de culture méditerranéenne – juive, chrétienne ou musulmane – ou avec le poids grandissant de la politique de la France orientée sur son flanc sud, depuis la chute du Mur de Berlin. La première présence « orientale » s’établit, en France, dès le VIIIe siècle, par le biais de l’arrivée de l’islam, au-delà des Pyrénées, et se poursuit avec les rêves d’Orient portés par les élites françaises, dès la Renaissance, après le temps des croisades. Mais, la rencontre décisive sera celle de l’effraction coloniale, commencée au XIXe siècle, après les prémices de l’expédition d’Égypte, à la fin du siècle précédent. Elle bouleversera les sociétés du Sud et portera vers le Nord travailleurs et soldats coloniaux. Dans ce processus, l’immigration algérienne dans l’Hexagone, par son nombre et son insertion dans le tissu social français, est la première arrivée massive des « hommes du Sud ». Venus au moment de la Grande Guerre, ils entendront l’« appel au peuple » du président américain Wilson, les échos du mouvement ouvrier issu de la révolution russe de 1917 et de la révolution kémaliste, en Turquie. C’est en France que les Arméniens trouvent refuge après le génocide de 1915. C’est en France, en 1926, que naîtra le mouvement nationaliste maghrébin, avec l’Étoile nord-africaine créée par Messali Hadj, auquel restera fidèle la grande majorité des Algériens travaillant en France, dans les années 1950. C’est aussi dans l’Hexagone que les élites marocaine, tunisienne, libanaise ou arménienne se croisent et s’engagent, militent ou expriment leur art pendant l’entre-deux-guerres. En 1939, l’immigration algérienne seule compte déjà plus de cent mille personnes dans l’Hexagone, venues en majorité de Kabylie. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ces travailleurs algériens sont, comme tous les musulmans d’Algérie, des « sujets français », en vertu de ce grand paradoxe qui veut que la République française et laïque détermine alors la citoyenneté en fonction de la religion. En 1947, un pas est franchi vers leur « intégration » : ils deviennent des « Français musulmans d’Algérie », des FMA, acquérant un droit de vote qui est restreint pour ceux vivant en Algérie ¬et total pour ceux travaillant en France. Mais, il est trop tard.
Les Algériens résidant en métropole boudent les élections de 1951. Ils sont le symbole de la contradiction infernale qu’est l’Algérie française : ils viennent d’un pays considéré comme la France, mais sont vus comme des Français de seconde zone.
La solution à ce problème, comme leurs voisins tunisiens et marocains, ils l’ont : le nationalisme. La Syrie et le Liban ont alors déjà obtenu leur indépendance. En Algérie, lorsque l’insurrection éclate en 1954, sur les 220 000 Algériens vivant en France, plus de 10 000 sont des militants aguerris. Ce chiffre détruit l’image de l’immigré maghrébin assommé de travail qui rentre chez lui et dort. Ils avaient, en réalité, une « double vie » : après l’usine, ils allaient, le soir, aux réunions politiques et clandestines dans les cafés, les hôtels et ailleurs. Deux ans plus tard, en 1956, la Tunisie et le Maroc deviennent indépendants, alors que la France est défaite politiquement dans son expédition de Suez. Le couvre-feu, imposé par le préfet de police Papon pour défaire les réseaux, et contre lequel ripostera l’appel du FLN à manifester le 17 octobre 1961, fait entrer, de manière visible, le conflit colonial dans l’Hexagone. Les Algériens, mais aussi les Tunisiens ou les Marocains, étaient écrasés socialement, mais la seule façon d’être digne, d’être libre, c’était d’être militant. Leur rapport à la France est la combinaison d’une fidélité au nationalisme algérien et d’une forme d’attachement à la culture française, son mode de vie, ses libertés. C’est là un trait majeur de cette immigration, qu’on ne trouve dans aucune autre, qu’elle soit belge, polonaise, italienne, espagnole, portugaise. Cette dualité particulière est liée à la durée de la colonisation de l’Algérie – 132 ans, temps sans commune mesure avec celle du Maroc ou de la Tunisie, bien distincte de cette relation ancienne au Levant ou à l’Égypte – et au pouvoir d’attraction et d’assimilation qu’avait la France à l’époque. Durant tout ce temps, la culture française a aussi pénétré la société musulmane au Maghreb – la Tunisie a été colonisée, en 1881, et le Maroc, en 1912, devenant des protectorats, alors que le Syrie et le Liban deviennent des mandats en 1920. Ainsi, s’est créé très tôt un espace culturel mixte qui, à l’insu de la métropole, a nourri les aspirations de ces populations « orientales ». Car, la France a un double visage : elle est la puissance coloniale, l’oppresseur, l’occupant, mais aussi la patrie des droits de l’Homme, une terre qui guide les « réformateurs » et accueille les réfugiés venus d’Orient. Cette double dimension va irriguer, traverser l’ensemble des autres immigrations en provenance du Sud, de l’Orient : immigrations arménienne, syro-libanaise, turque, égyptienne et, bien entendu, marocaine ou tunisienne.
L’après-guerre d’Algérie va élargir encore cette France arabo-orientale – où les berbères étaient largement majoritaires. La décolonisation n’a pas, en effet, arrêté l’arrivée des travailleurs immigrés en provenance des anciennes colonies ou des anciens mandats, mais en a diversifié les composantes.
Les Algériens arrivent en grand nombre après 1962. Ils sont alors 350 000. Ils seront le double en 1975, le « regroupement familial » jouant son rôle de manière croissante par la suite.
D’autres Algériens viendront plus tard, dans les années 1990, au moment où se développera une cruelle guerre civile. Mais, les travailleurs marocains et tunisiens ont déjà pris le relais, et seront plus de 2 millions, au total, au début des années 2000. Les immigrés en provenance de Turquie ou d’Égypte vont s’y ajouter, aux côtés des migrants et réfugiés du Moyen-Orient ou du Proche-Orient. Population très diversifiée, dont l’adaptation à leur nouvelle résidence sera d’autant plus difficile que leurs ressources sont faibles, et qu’ils se trouvent parfois en situation irrégulière. Au début du XXIe siècle, un tiers des Français sont d’origine immigrée. 8 % des habitants sont des étrangers. Mais, un bien plus grand nombre est d’origine étrangère ; Français par acquisition ou par naissance, ils se sont « intégrés », qu’on le veuille ou non, à la nation française.
Maghrébins et Africains – et à un moindre niveau, Asiatiques – constituent indéniablement la grande masse de la nouvelle immigration : migration presque exclusivement urbaine, même si d’autres immigrés viennent encore du « bled » ; migration de pauvres, même si ce ne sont pas toujours les plus pauvres qui s’en vont. Ce qui ne signifie pas que les conditions de leur installation en France soient bonnes. Les uns et les autres connaissent le travail difficile dans les usines, dans le bâtiment et les travaux publics. Les uns et les autres connaissent le « temps des bidonvilles » dans la région parisienne, à Nanterre ou à Champigny dans les années 1960-1970, mais aussi dans le Nord et l’Est, ainsi qu’à Lyon et Marseille. Mais, à la différence de ce qui s’était passé pour les Polonais, les Italiens ou même les Espagnols ou les Portugais, peu d’entre eux prennent une place importante dans le combat syndical (jusqu’aux années 1980) ou dans la vie politique française. Peut-être parce que le Parti communiste, affaibli en France et en Europe, ne joue plus le rôle qu’il a eu auparavant ; que l’affaiblissement du syndicalisme ne permet plus une véritable insertion par l’adhésion à la CGT ou la CFTC ; et que la religion, l’islam pratiqué par nombre d’entre eux, a pris le relais. Ajoutons que pour tous ces immigrés, le problème politique majeur a été celui de la décolonisation, avec une opposition au système colonial, ce qui a compliqué le rapport à la France.
Ce seront leurs enfants, « Français nés en France », qui se lanceront dans l’aventure citoyenne pour l’égalité des droits et le refus du racisme. En particulier, avec la « Marche des Beurs » de 1983, véritable coup d’envoi d’une nouvelle époque où se conjuguent appartenance à la citoyenneté française et fidélité à la mémoire des pères.
Mais, cette acception d’une histoire, en particulier coloniale, si particulière, reste très difficile à transmettre dans la société française.
LA FRANCE COMME UNE GRANDE PATRIE CULTURELLE
Les crispations identitaires traversées par la société française sont très fortes aujourd’hui. Il suffit de constater les succès en librairie d’un certain nombre d’ouvrages qui se vendent à des centaines de milliers d’exemplaires et préconisent un repli à l’intérieur des frontières de l’hexagone. Loin des nécessités d’ouverture au monde, de la circulation, des espaces culturels mixtes, et aussi des apports et des emprunts faits dans les autres cultures. Cette phase que l’on peut caractériser comme un repli néo-nationaliste français va chercher des racines anciennes, sous la forme exclusive de la civilisation chrétienne. Plus récemment, cette rétractation est aussi allée puiser sa force dans la « grandeur impériale ». La France a été, en effet, pendant longtemps considérée comme une grande puissance mondiale par le fait d’avoir bâti, construit et développé un puissant Empire colonial. C’était alors « La Plus Grande France », jusque dans les années 1950. Cette nostalgie, cette recherche d’un lien avec une grande histoire française s’est évanouie. Dans l’esprit de certains, il faudrait peut-être essayer de la reconstruire, de la préserver, et d’y vivre. Vivre à l’intérieur de cet espace imaginaire évanoui, qui est celui du nationalisme français disparu, en la magnifiant plus qu’en la critiquant. Ainsi, par exemple, la pensée critique à l’égard du système colonial s’est considérablement affaiblie, en France. Des années 50 aux années 70, le regard porté sur le monde colonial par l’intelligentsia française au sens large, était critique. Jean-Paul Sartre, Frantz Fanon, appartiennent à cette histoire de la pensée critique française, avec André Gide, André Breton, Benjamin Perret, Aragon, mais aussi des femmes comme Simone de Beauvoir et Margueritte Duras. Pour eux, le système colonial était porteur d’inégalités, fabriquait du racisme.
De nos jours, une fraction de l’intelligentsia française est davantage dans la rétractation nationaliste, dans le fait de rehausser cette histoire, plutôt que dans sa critique. Les immigrés dont on parle le plus aujourd’hui et « qui posent problème », ne sont pas les immigrés européens – espagnols, italiens, polonais, portugais -, mais les immigrés postcoloniaux. Ceux en provenance d’une histoire coloniale devenue postcoloniale. Il y a, à leur égard, une façon suspicieuse de les voir dans la mesure où ils se sont affrontés au nationalisme français, en voulant leur indépendance politique. Pourquoi, alors, regardent-ils et viennent-t-ils vivre dans l’ancienne métropole coloniale ? C’est là la grande interrogation d’une fraction de la société française. D’ou la nécessité de transmettre une mémoire qui rende compte de la réalité historique des migrations, en France.
Il faut beaucoup plus d’histoire et non pas moins, pour dire et montrer que ces hommes et ces femmes qui ont critiqué l’histoire de la colonisation, ne détestaient pas la France. Ils étaient dans un amour de la France qui était une patrie culturelle, une France non repliée sur elle-même.
Nous pouvons, à ce propos, citer l’artiste français le plus engagé : Picasso. On a oublié à quel point il était un homme de France qui a toujours aimé passionnément ce pays. Il a vécu pratiquement toute sa vie ici et il a pourtant eu du mal à devenir citoyen français. C’est par les artistes que la France vit aujourd’hui comme un grand pays à travers le monde. Les peintres, sculpteurs, poètes, philosophe, écrivains, qui ont des noms souvent à consonance étrangère « portent » la France comme une patrie culturelle universelle, une patrie ouverte. C’est cette histoire qu’il faut effectivement transmettre. Le fait de porter un regard critique sur l’histoire, coloniale par exemple, ne signifie pas détruire « l’identité française », au contraire. Cela permet à la France de se débarrasser des fantômes du passé, et de pouvoir rayonner de manière encore plus libre dans le domaine international de la culture.
Dans un texte précédent, nous écrivions, que le « travail historique aide à sortir de ce dilemme entre trop-plein et absence de mémoires. L’historien qui cherche à expliquer l’événement n’est pas un juge imposant un verdict définitif à la place de la société. Il maintient ouverte la porte des controverses citoyennes, car il prête attention aux conditions de son époque pour sortir de la rumination du passé et des blessures mémorielles. Ce faisant, il recrée sans cesse les outils d’un travail de mémoire jamais clos »[1]. La France a été, pour tous ces hommes et ces femmes qui sont venus s’y établir, non pas un lieu du « sang et du sol », mais une langue et une culture dont ils se sont faits progressivement les interprètes, qu’ils ont renouvelées et enrichies en les mêlant à d’autres cultures et traditions. Ils ont cimenté et créé l’unité d’un monde culturel à base de francophonie, dépassant les frontières étatiques et pénétrant au sein des cultures maghrébines, africaines, orientales. Ils poursuivent la tradition d’une culture française qui ne vit pas repliée sur elle-même, mais s’enrichit avec les apports d’un Sud si proche.
BENJAMIN STORA
[1] Voir La France arabo-orientale, sous la direction de Pascal Blanchard, Ed La Découverte, 2013.