Par Jean-Christophe Ploquin, le 11/11/2016 à 6h09
L’historien spécialiste de l’Algérie participe du 10 au 13 novembre aux Rencontres d’Averroès, à Marseille, dont « La Croix » est partenaire. Cet enfant de Constantine, qui préside le Musée de l’histoire de l’immigration, considère l’appartenance à une minorité comme un enrichissement. L’historien Benjamin Stora a toujours cherché à briser les enfermements, à connaître les autres. ZOOM
Ce fut un travail de bénédictin. Six cents noms de dirigeants, de cadres et de militants de l’indépendance algérienne rassemblés dans un dictionnaire. Le livre, aujourd’hui, a l’aspect rassurant et cossu d’un ouvrage relié en cuir, à la couverture sombre. Mais lorsqu’il n’était encore qu’une idée, dans les années 1980, les fiches cartonnées qui en fournirent la matière étaient stockées dans des boîtes à chaussures.
Benjamin Stora cherche un autre dictionnaire, dans sa petite bibliothèque de travail, où il recensa cette fois 3 000 ouvrages consacrés à la guerre d’Algérie. Puis il se rassoit, sur un canapé bas, au pied d’une grande photo en noir et blanc représentant ses grands-parents maternels en 1914. Juste à sa main gauche se dresse depuis le plancher une pile d’exemplaires de son tout dernier livre, C’était hier, en Algérie, une histoire très illustrée des juifs originaires de ce pays (1).
Universitaire et conteur
Le bureau de l’historien ressemble à une tanière, ouverte sur le rez-de-jardin verdoyant d’un immeuble de la petite couronne parisienne. Il dut le quitter, en 1995, alors que ses propos engagés sur la guerre civile algérienne lui attiraient des menaces de mort. Il y revint en 2002, peut-être par fidélité à la mémoire de sa fille, Cécile, décédée d’un cancer en 1992 à l’âge de 12 ans.
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De nombreux téléspectateurs identifient Benjamin Stora à ses épais sourcils et à sa mine austère qui confortent le sérieux d’émissions comme « La grande librairie » ou « Bibliothèque Médicis ». Les journalistes l’invitent pour sa connaissance de l’histoire de la colonisation française en Algérie, de la guerre qui conduisit à l’indépendance de ce pays, de l’immigration qui continue d’entretenir des liens puissants mais si tendus entre les deux rives de la Méditerranée.
Cet universitaire accompli est aussi un conteur qui a appris à mêler sa propre vie à l’histoire de millions d’autres et c’est sans doute une des raisons de son incroyable prolixité. Plus d’une quarantaine de livres jalonnent son itinéraire de chercheur, de professeur, de transmetteur, de réconciliateur. Son inépuisable travail est consultable sur un site Internet qui porte son nom.
Lutter contre l’enfermement des idées
Président du Musée de l’histoire de l’immigration, à Paris, Benjamin Stora participera le 12 novembre, à Marseille, à une table ronde consacrée aux failles, notamment historiques, qui séparent les rives sud et nord de la Méditerranée. Face au grand public rassemblé au théâtre de La Criée dans le cadre des Rencontres d’Averroès – un rendez-vous annuel de débats et d’échanges qui se déroule depuis 1994 dans la Cité phocéenne –, il cherchera une nouvelle fois à jeter des ponts entre des histoires qui furent conflictuelles. À rapprocher les mémoires.
« De 1983 à 2013, j’ai enseigné presque sans discontinuité dans des facs de banlieue », raconte-t-il. « Ce que j’ai voulu absolument transmettre, c’était l’histoire de ces gens qui étaient venus en France dans les années trente, cinquante, soixante ; qui pour certains avaient fait la guerre ; et qui ne se contentaient pas d’un seul monde. Ils recherchaient la modernité et l’égalité tout en restant fidèles à leurs traditions, sans verser dans l’intégrisme. Tout mon projet, pendant toutes ces années, a été de faire en sorte que le récit historique ne conduise pas mes étudiants, souvent des enfants et petits-enfants d’immigrés, à un enfermement. Mais qu’ils puissent entrer en interaction avec la République et avec une histoire de la France qu’il faut sans cesse enrichir, reconstruire, adapter aux nécessités du moment. »
Pour une relation forte et apaisée entre la France et l’Algérie
L’historien du temps présent s’est engagé pour éviter le choc des mémoires, celles des harkis, des pieds-noirs, des soldats engagés, des appelés, des indépendantistes. « J’ai essayé de faire en sorte que l’on puisse respecter tous les morts, ajoute-t-il. C’est la séparation des mémoires qui crée la communautarisation. Quand les mémoires se figent, elles entrent en conflit. C’est un enjeu crucial qui concerne des millions de personnes. »
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Benjamin Stora soutient que l’histoire, la géopolitique, la culture, et l’économie plaident pour une relation forte et apaisée entre la France et l’Algérie, ces deux grands voisins de la Méditerranée. Il invite à considérer l’islam comme un des chaînons structurants d’une identité en perpétuelle évolution. « La religion est pour beaucoup constitutive d’une identité personnelle, familiale et historique. Ce n’est pas une pathologie ! », s’exclame cet ancien militant d’extrême gauche. « Les grandes religions monothéistes ne se limitent pas à l’observation de rites religieux. Ce sont aussi des civilisations, des façons d’être et de vivre. »
Le retour en France et le choc des cultures
Lui-même préfère toutefois les observer à distance. Benjamin Stora n’a pas cessé de déchirer les gangues dans lesquelles il aurait pu rester confiné. Enfant, à Constantine, il a connu le huis clos familial imposé par la guerre d’Algérie, quand la médina était devenue dangereuse pour la minorité juive. À 12 ans, c’est le déchirement. La famille quitte les terres ancestrales et arrive à Paris. Son père, héritier d’une famille de notables importants à Khenchela, la capitale des Aurès, doit repartir de zéro. Sa mère, à 46 ans, ira travailler à l’usine. « Ce fut le choc des cultures ! », se souvient-il. « On avait un accent à couper au couteau. Il fallait parler le moins possible, gommer l’accent. Vous imaginez le basculement, la solitude, le changement de tous les codes sociaux. C’était l’assimilation. »
Le jeune homme dépasse ce sentiment de déclassement dans la révolte étudiante de 1968. Cheveux longs et moustache révolutionnaire, Benjamin Stora monte rapidement les échelons de l’Organisation communiste internationaliste (OCI). Dix ans de militance radicale, de lectures boulimiques qui lui ouvrent les portes du monde, lui font connaître les ressorts du pouvoir. Mais il s’échappe. Il découvre Michel Foucault en donnant des cours d’histoire et de sociologie dans la prison de Poissy : « Finalement, c’est grâce à des détenus que j’ai élargi ma connaissance des choses. »
Un quadragénaire un peu marginal
Dans les années 1970, il prépare une thèse sur le nationaliste algérien Messali Hadj. Ses recherches, ses engagements et ses origines se combinent dès lors pour construire une œuvre tantôt savante, tantôt pédagogique. Lorsque la guerre civile se déclenche en 1991 en Algérie, les médias et les éditeurs découvrent ce quadragénaire un peu marginal qui compte parmi les rares universitaires susceptibles d’éclairer les contours d’un passé oublié et d’un présent éclaté.
« J’avais 42 ans quand je suis passé pour la première fois sur un plateau de télévision », indique-t-il. « Ma fille était très fière. Elle était née en 1979. Elle comprenait combien je me débattais dans une grande solitude. Elle m’aidait à faire mes petites fiches biographiques. Elle m’a accompagné. » Un soir d’octobre 1991, après une émission de Bernard Rapp, l’historien file à l’hôpital pour partager avec elle un peu de cette densité. Cécile décédera trois mois plus tard.
« Briser les enfermements, connaître les autres, marcher collectivement »
Comme son fils, Raphaël, lancé dans la musique et la danse hip-hop, Benjamin Stora n’a pas cessé de rebondir. Le 1er août 2014, un décret du premier ministre Manuel Valls nomme le jeune retraité de l’université à la présidence du Musée de l’histoire de l’immigration, un établissement public installé dans un bâtiment qui abrita d’abord, dans les années 1930, un musée des colonies. « Il y a chez moi une conscience profonde que l’on peut vivre l’appartenance à une minorité comme un enrichissement, commente-t-il. C’est une expérience très personnelle, enracinée peut-être dans l’histoire d’un judaïsme diasporique qui n’a pu exister qu’en se métamorphosant, en s’adaptant. Durant toute ma vie, j’ai cherché à briser les enfermements, à connaître les autres, à marcher collectivement vers plus de libertés, plus de progrès, avec le refus constant de l’oppression des minorités. »
En 2017, après une première exposition consacrée à l’immigration italienne, le Musée en proposera une seconde, venue de Marseille et consacrée aux « Lieux saints partagés ». Elle exposera les connivences rapprochant parfois subrepticement les croyants de différentes religions.
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Bio express
2 décembre 1950. Naissance à Constantine, en Algérie.
1962. Arrivée en France.
1968. Étudiant à Nanterre. Rejoint l’Organisation communiste internationaliste (OCI), trotskiste.
1986. Premiers cours à Paris VII. Début de près de trente ans d’enseignement supérieur.
1991. Soutient sa thèse de doctorat d’État sur l’immigration algérienne.
1995. Menacé de mort pour avoir suggéré que le régime algérien avait pu laisser faire des attentats islamistes en France. Part pour le Vietnam.
2002. Retour en France après quatre ans au Maroc. Enseigne à l’Inalco (Langues O’).
2013. Dirige avec Abdelwahab Meddeb une remarquable encyclopédie : Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours (Albin Michel).
2014. Nommé président du conseil d’orientation du Musée de l’histoire de l’immigration, à Paris.Jean-Christophe Ploquin