De l’idéal révolutionnaire de Mai 1968 à une social-démocratie bousculée par la mondialisation, l’historien des mémoires française et algérienne livre son parcours et, au-delà, celui d’une génération.
Stora en mai
Il est déçu, Stora. Comme tant de militants ou d’intellectuels qui écrivent sur Mai 1968. Il tire le bilan, cinquante ans après, d’une vie commencée dans l’embrasement de l’idéal et continuée dans l’adaptation au réel, toujours frustrant, toujours trivial, à des années-lumière des emportements initiaux.
Son témoignage est précieux, celui d’un juif pied-noir algérien, intégré à la France métropolitaine par le trotskisme, militant gauchiste, puis intellectuel réformiste. Son récit est irréfutable, et pourtant il pose une question dérangeante : faut-il vraiment battre sa coulpe ? Mai 1968, événement ambigu, fugace, inachevé, débouche-t-il nécessairement sur l’amertume et la nostalgie des grands soirs ? C’est tout le paradoxe de ce livre : l’itinéraire même de Stora, ses échecs et ses succès, montre qu’on peut tout autant se retourner avec une lucide fierté sur ce passé qui passe trop vite dans les mémoires, si souvent brouillé et travesti.
Benjamin Stora est l’un des universitaires les plus respectés aujourd’hui, spécialiste incontournable des mémoires contradictoires et douloureuses de la France et de l’Algérie. Il a commencé comme révolutionnaire professionnel. Militant étudiant dans les années 60, il est séduit par la rhétorique enflammée des trotskistes, ces dissidents éternels et souvent héroïques du stalinisme qui domine encore, à cette époque, la vie de la gauche française. Il adhère à l’OCI, Organisation communiste internationaliste, dirigée par l’intelligence érudite et rigide de Pierre Lambert, l’un des «enfants du prophète», qui veut recueillir, en concurrence avec trois ou quatre autres chapelles, l’héritage de Léon Trotski, second de Lénine en 1917, créateur de l’Armée rouge, paria de la politique communiste battu par Staline et assassiné par l’un de ses sbires en 1940, au Mexique.
Jeune rebelle étudiant, piéton de Mai, Stora devient permanent de l’organisation, absorbé par la fraternité rude des militants professionnels, fasciné par le destin des moines-soldats de la révolution bolchevique. La révolte de Mai est pour lui une «répétition générale» du grand chambardement à venir. Il croit à la construction du Parti révolutionnaire, à l’inéluctable effondrement du capitalisme, à la discipline toute tacticienne imposée par Lambert à ses fidèles, à coups de séminaires de formation, d’endoctrinement intense et d’exclusions purificatrices.
Au début des années 80, comme la révolution tarde et que le sectarisme de l’organisation commence à le lasser, il rejoint, avec une phalange menée par Jean-Christophe Cambadélis, le Parti socialiste (PS) qui vient d’accéder au pouvoir, officiellement pour «changer la vie», en fait, pour mener une politique sinueuse, émaillée de réformes incontestables et de renoncements trop pragmatiques.
Il croit rejoindre une social-démocratie classique, réformiste mais ouvrière dans son essence. Il se retrouve dans un parti de classes moyennes, certes, ouvert et progressiste, mais marqué par l’électoralisme et la technicité énarchique. Il en tire un récit vivant, où l’on revit l’histoire politique d’un pays bousculé par la mondialisation et le vent libéral qui souffle en tempête sur les grandes démocraties. Marqué par la déception, blessé par un drame familial cruel, Stora s’éloigne de la politique active et conduit une carrière universitaire brillante, tout entière dérivée de son attachement à l’Algérie de son enfance devenue indépendante, dont il connaît intimement les grandeurs et les déchirements.
Déception, trahison des idéaux de jeunesse ? C’est là qu’on peut lire cet itinéraire avec moins de morosité. Benjamin Stora a d’abord contribué aux acquis de Mai, la libération des mœurs, le recul d’une autorité jusque-là tatillonne et oppressante, une grève générale inouïe, qui a bousculé le pays, a accéléré brusquement l’amélioration de la condition ouvrière et la mise en place de mesures sociales précieuses à la vie des salariés. Il a aidé aux réformes de la gauche au pouvoir, a bataillé contre les restrictions du droit de la nationalité, a plaidé pour une politique d’immigration ouverte, a éclairci par son travail universitaire les combats de mémoire autour de l’héritage de la colonisation et de la guerre d’Algérie. La Révolution n’a pas eu lieu, et le Parti socialiste n’a pas «changé la vie».
Certes. Mais Stora, comme bien d’autres anciens de Mai, a fait œuvre démocratique, progressiste, tout en contribuant, avec éclats, à l’avancée du savoir. Ce n’est pas la grande commotion rêvée au temps de sa prime jeunesse. Mais n’est-ce pas honorable ?
Par Laurent Joffrin
Titre : 68, ET APRÈS - Les héritages égarés.
Auteur : Benjamin Stora
Editeur : Stock
Date de parution : 07/03/2018
Collection : Un Ordre D'idees
EAN : 978-2234081826
ISBN : 2234081823
Nombre de pages : 252