Par L’Express. Alexis Lacroix, publié le 16/07/2018
Benjamin Stora : "La vague de la fraternité va avoir son effet bénéfique, mais je ne suis pas certain qu'elle puisse durer. Les réflexes de xénophobie et de rejet ne vont pas disparaître comme par enchantement"
L'historien Benjamin Stora analyse la joie qui envahit les Français à l'annonce de la victoire de leur équipe de football.
Quels sont les principaux enseignements de l'incroyable spirale gagnante de l'équipe de France, ces dernières semaines ?
Benjamin STORA. Le football, pratiqué par plus de deux millions de personnes en France, est le sport le plus populaire. Il a une capacité formidable d'aimantation des imaginaires, dans la mesure où, pour chacun d'entre nous, il renvoie à l'enfance.
Du point de vue de l'historien, ce merveilleux succès nous rappelle d'abord que la France est plus que la France, et qu'une partie de son histoire appartient à l'ex-empire colonial, à l'espace francophone dans sa globalité, et même, sur la scène internationale, à l'espace non francophone. La France est faite à la fois de temporalités très longues remontant au Haut Moyen-Age, et du legs d'un temps présent qui commence au XIXe siècle, avec l'empire colonial français, qui a agrandi l'histoire hexagonale.
Le football est un miroir de cet élargissement progressif, donc ?
Oui. Incontestablement. Kopa en 1958, Platini en 1982, Zidane en 1998 ont été des emblèmes sportifs de l'évolution et de la transformation du lien de notre pays avec ses minorités. Aujourd'hui, ce sont Mbappé et Kanté qui concentrent sur leurs noms tous les espoirs d'une jeunesse issue particulièrement de l'immigration d'Afrique subsaharienne.
Il faut ajouter un autre élément fondamental qui a trait aux évolutions internes de l'univers du football. Depuis quelques années, le football français s'est fortement mondialisé. Les joueurs appartiennent à différentes nations, et le nombre de joueurs français qui ne jouent pas dans des clubs français, mais chez des partenaires européens, est en constante augmentation. Le fait de s'expatrier ne les empêche pas de se retrouver sous le maillot national pour défendre les couleurs de la France.
Le succès des Bleus, c'est donc une victoire de cette "France agrandie" ?
Incontestablement. Mais en même temps, c'est aussi le surmontement d'un moment particulier, traumatique, de notre actualité.
Que voulez-vous dire ?
La France a traversé, depuis une quinzaine d'années, des crises d'une extrême gravité. La communion fraternelle autour des Bleus et de leur prouesse succède à des années d'inquiétude et de tiraillement.
Bref, nous ne sommes pas en 1998...
Absolument ! Nous sommes vingt ans après. Le contexte local et le contexte global ont chargé. Et, s'il y a à nouveau, dans les heures qui viennent, une sorte de grande vague fraternelle, ce sera pour tenter d'oublier, de dépasser, en tout cas, de surmonter une séquence marquée d'abord par les émeutes de 2005, la crise financière de 2008, le pic atteint par les migrations en 2015, les crispations autour du contexte de menaces d'attentats depuis 2015.
La victoire des Bleus va-t-elle pouvoir apaiser les inquiétudes de nombreux Français à propos de l'intégration de certains jeunes issus de l'immigration et ressouder la cohésion morale de la société française ?
La vague de la fraternité va avoir son effet bénéfique, mais je ne suis pas certain qu'elle puisse durer. Les réflexes de xénophobie et de rejet ne vont pas disparaître comme par enchantement. Ce qu'il va falloir mesurer et analyser, au-delà de la liesse des jours à venir, c'est la force et la consistance de l'admiration exprimée par la nation tout entière à l'égard de ses Bleus. Ce ne sera, cela dit, sans doute pas l'euphorie de 1998, mais quelque chose de plus raisonné, de plus prudent aussi. La griserie de la victoire de 1998 avait été douchée quelques années plus tard par des réveils difficiles.
Ce qui est sûr, c'est que les esprits ont globalement maturé sur ces questions. Sur la vingtaine d'années qui viennent de s'écouler, leur évolution est très sensible, et plutôt encourageante. La suspicion à l'égard du caractère métissé de l'équipe de France n'a plus cours, même dans les formations les plus réactionnaires, comme le Front national. La très bonne nouvelle, c'est que la mondialisation crée un état de fait et que l'immense majorité des Français ne trouvent plus rien à redire à ce que l'équipe de France soit composée de joueurs en grande partie d'origine différente.
Benjamin Stora est historien, président du Conseil d'Orientation du Musée national de l'Histoire de l'immigration.