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Après une année marquée par de houleux débats sur le passé colonial, l’historien Benjamin Stora revient sur le poids persistant de la guerre d’Algérie dans la société française.

Un entretien réalisé par Rosa Moussaoui, publié le 26 juillet 2006 dans l’Humanité, avec l’intitulé «  le récit colonial n’a été pris en charge ni par les partis politiques, ni par l’école ».

Pour quelles raisons les questions mémorielles, en particulier celles relatives à la colonisation, ont-elles pris une telle place ?

Benjamin Stora. La première raison tient à l’arrivée sur la scène politique et culturelle de nouvelles générations issues de l’immigration coloniale et post-coloniale. Ce processus commence en 1983, avec la marche des beurs. À cette époque, le combat ne se situait pas sur le terrain identitaire, mais égalitaire, citoyen. Vingt ans plus tard, ces Français se posent les mêmes questions sur leur place dans cette société et les discriminations qu’ils vivent au quotidien. Ils cherchent, remontent au vécu de leur famille et tombent invariablement sur ce que fut l’idéologie coloniale.

La seconde raison tient à une incontestable progression du travail historique depuis une vingtaine d’années, avec l’ouverture des archives. Mais cette évolution s’est faite en dépit des moyens donnés aux chercheurs. Des témoignages, en France comme en Algérie, sont également venus alimenter ce débat sur l’histoire coloniale. Ils expriment le besoin de libérer la parole, de transmettre. La mémoire de l’esclavage, en lien avec l’apparition d’une question noire en France, a commencé elle aussi à s’imposer. Elle est à l’origine d’une politisation qui renoue avec les anciens mouvements de négritude, avec les intellectuels noirs qui portaient autrefois ce combat, comme Frantz Fanon ou Léopold Sédar Senghor.

Après le vote de la loi du 23 février 2005, vous avez mis en garde contre le risque d’une « guerre des mémoires »...

Benjamin Stora. Au lendemain de l’indépendance algérienne s’est bâti en France un consensus politique sur la nécessité de la décolonisation, considérée comme un seuil à franchir évident. Seule une minorité d’extrême droite refusait d’y adhérer. Depuis le début des années quatre-vingt, ce consensus est progressivement remis en cause, parallèlement à la montée de l’extrême droite. En 1983, la marche des beurs et le triomphe électoral du FN à Dreux signent le début d’une bataille sur l’histoire coloniale qui va gagner, progressivement, le coeur de la société française. La loi du 23 février 2005 n’a pas été déposée par le Front national, mais par l’UMP, qui se rattache, au moins formellement, à l’histoire du gaullisme. L’idéologie qui entend réhabiliter le système colonial est donc passée d’une sphère à une autre.

Le vide laissé par l’éducation nationale a-t-il favorisé l’émergence de mémoires « bricolées » et parfois fantasmées ?

Benjamin Stora. Plusieurs factrurs peuvent expliquer l’apparition de mouvements comme ceux qui se réclament exclusivement de « l’identité ». Le récit colonial, qui n’a pas été traité en tant que tel par le politique, n’a pas non plus été transmis par l’école et l’université. Cette double lacune a encouragé la fabrication d’une identité fantasmée, reconstruite, dans laquelle il n’y a pas de place pour l’anticolonialisme, pour le nationalisme indépendantiste,-pour les batailles menées par les colonisés à l’intérieur du mouvement ouvrier. Cette identité fantasmée se résume le plus souvent à une posture victimaire. La gauche française nest pas perçue. en outre. comme ayant tiré le bilan de ses positions passées sur la question coloniale. Pourtant. en 2004. Marie-George Buffet, qualifiait d’erreur le vote des « pouvoirs spéciaux » en 1956 parles communistes. Plus récemment, François Hollande, lors de son voyage à Alger, a reconnu la nécessité de présenter des excuses au peuple algérien. Avec retard. la gauche prend conscience de cette question coloniale. C’est fondamental, et cela peut lui permettre, dans l’avenir, de renouer avec la jeune génération.

Nicolas Sarkozy assimile tout retour sur le passé colonial à de « l’autoflagellation ». Qu’en pensez-vous ?

Benjamin Stora. II y avait eu ces dernières années, à droite, des avancées significatives. Sur la question de Vichy avec le discours de Jacques Chirac au Vél’ d’Hiv. Mais aussi sur la colonisation. Pour la première fois, en juillet 2005, à Madagascar, un chef d’État français s’est livré à une critique sévère du colonialisme. Que Nicolas Sarkozy refuse tout retour critique sur ce passé colonial est absurde. Refuser tout regard rétrospectif, c’est s’exposer à un violent retour du refoulé.

La pression des lobbies de mémoire a-t-elle toujours été aussi forte ?

Benjamin Stora. Dans les années soixante-dix, ces groupes étaient très puissants dans l’espace éditorial. À l’exception de celui, atypique, d’Yves Courrière, presque tous les livres étaient écrits par des soldats de l’armée française, des nostalgiques, des pieds- noirs meurtris et blessés. J’ai recensé près de 2500 livres de ce type publiés entre 1962 et 1982 [1]. Personne ne vient, alors, troubler cette hégémonie culturelle. La contre-attaque commence, entre autres, en 1982, avec la Guerre d’Algérie sous la direction d’Henri Alleg. Une inversion de tendance commence alors à s’opérer, sous l’impulsion de ceux qui s’étaient engagés en faveur de l’indépendance algérienne. Ceux-là avaient beaucoup publié, dans la censure et la difficulté, pendant la guerre. Mais une fois l’indépendance acquise, leur combat, d’une certaine manière ; était fini. Ils avaient gagné. C’est ainsi qu’une autre mémoire, de vaincus, s’est diffusée dans l’espace public pendant vingt ans. Les enfants de l’immigration ont commencé eux aussi à bousculer le récit ancien. Ce mouvement est illustré par la bataille sur la reconnaissance du 17 octobre 1961. En 1995, avec l’arrivée de Chirac au pouvoir, les nostalgiques de l’Algérie française se sont réveillés. Chirac ferme la page de Vichy, sans ouvrir véritablement celle de l’Algérie. Une nouvelle bataille mémorielle s’engage. L’extrême droite instrumentalise la souffrance, la nostalgie des pieds-noirs et ouvre petit à petit des espaces. Jusqu’à l’intérieur de l’UMP.

Vous êtes vous-même régulièrement la cible de pressions et d’attaques...

Benjamin Stora. Les attaques dont j’ai fait l’objet ne viennent pas seulement de certains cercles de harkis ou de pieds-noirs. Des islamistes s’y mettent aussi, avec des discours d’un violent antisémitisme. Cela m’affecte d’autant plus que je m’efforce de restituer l’histoire avec rigueur et honnêteté intellectuelle. Sans céder sur un principe non négociable : la condamnation du système colonial. Reste que même ceux qui m’attaquent savent que j’ ai une connaissance intime de cette histoire et de l’Algérie. On ne peut pas me disqualifier sur ce terrain.

Côté algérien, le discours de Bouteflika correspond-il à l’état d’esprit de la société algérienne sur le passé colonial ?

Benjamin Stora. Les Algériens ont le sentiment d’avoir tourné la page. Dans le même temps, de très nombreuses familles ont été touchées par cette guerre. Cette blessure intime est toujours présente, et les autorités algériennes en ont parfaitement conscience. Elles peuvent vouloir jouer de l’instrumentalisation. Mais cela s’adosse à un sentiment réel dans la population. Il est impossible, pour les Algériens, d’abandonner leur critique du système colonial, parce que cette guerre pour l’indépendance politique légitime l’existence de l’Algérie en tant que nation. Ce récit nationaliste sur la guerre d’indépendance ne peut donc pas disparaître comme par enchantement. Cela ne signifie pas que la société algérienne soit obsédée par la question coloniale. Elle est préoccupée par le chômage, le mal-vivre, le manque d’infrastructures. Sans parler des questions qui touchent à la Kabylie, à la démocratie politique, à la liberté de la presse.

Au moment des révoltes de banlieue, le gouvernement a réactivé la loi de 1955 et décrété l’état d’urgence. La guerre d’Algérie hante-t-elle l’inconscient politique ?

Benjamin Stora. Cette guerre est fondatrice de la culture politique française contemporaine. La Ve République, un régime d’exception qui donne des pouvoirs énormes au président de la République et restreint le rôle du Parlement, est née de la guerre d’Algérie. Cette constitution, votée en temps de guerre, continue à régir la vie politique. La France coloniale, une France rurale, ne vivait sa grandeur que par son empire. Cette France-là n’existe plus. Grâce à la décolonisation, le pays est entré dans une autre forme de modernité, dans un nouveau rapport au monde. Cette extraordinaire séquence de la guerre d’Algérie annonce tous les basculements politiques ultérieurs. C’est la dernière grande guerre française, avec l’envoi du contingent, de très nombreuses victimes, l’exode d’un million de personnes. Sans compter l’abandon des harkis, qui nourrit une mauvaise conscience. Enfin, la génération qui a fait cette guerre d’Algérie est arrivée très tard aux commandes de la vie politique.

Croyez-vous possible l’émergence d’une mémoire partagée sur cette guerre d’Algérie ?

Benjamin Stora. J’ai longtemps combattu pour cette perspective. Mais dans les années quatre-vingtdix, un phénomène terrible est apparu : le cloisonnement. Les combats de ma génération sont aujourd’hui très isolés. Désormais, chacun compte ses morts, refuse d’entendre parler de la souffrance de l’autre. Je sens un durcissement dans ce sens, avec le développement d’une forme de communautarisme mémoriel.

Ce cloisonnement est-il l’une des conséquences de la dépolitisation ?

Benjamin Stora. La situation mondiale, avec le non-règlement du conflit israélo-palestinien, la montée de l’islamisme et de l’intégrisme chrétien aux ÉtatsUnis, pèse énormément. Chacun est renvoyé à son origine, à sa communauté. Mais cette situation internationale apparemment désastreuse recèle aussi des potentialités très positives, avec une sorte de mondialisation du désir de justice. On assiste partout à une mise en accusation des États injustes, comme si les mères de la place de Mai en Argentine avaient essaimé dans le monde entier. L’espoir d’une démocratie politique et le désir de justice sociale n’ont pas disparu, même si la dépolitisation nourrit les enfermements identitaires et religieux. La situation n’est donc ni univoque ni définitive.

Le fait colonial est-il déterminant dans le rapport de la société française à l’immigration ?

Benjamin Stora. Le sempiternel discours sur les vagues d’immigration qui s’intègrent les unes après les autres est démenti par les faits. Au bout de la troisième ou quatrième génération, on refuse de considérer les enfants de l’immigration algérienne comme des Français à part entière. Il y a donc bien un problème. Pour une part, ce blocage renvoie à l’histoire coloniale. Il est difficile d’accepter la présence d’anciens colonisés sur le territoire de l’ancien colonisateur. Le 11 septembre 2001 et la guerre civile algérienne des années quatre-vingt-dix jouent aussi, malheureusement, en faveur des stéréotypes et des représentations négatives. Cet imaginaire de la peur dérègle des boussoles décisives : la lutte sociale, l’universalité des droits de l’homme, l’écoute de l’autre, le pluralisme politique. Il faudrait choisir son camp, sa religion, son identité. La situation est difficile. Mais il faut garder le fil du social, de l’histoire coloniale, de l’égalité politique et citoyenne, pour savoir où sont les droits des peuples, des individus. Sinon, c’est la barbarie qui risque toujours de l’emporter.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui

 

Un chercheur attaché à sa terre d’origine

Benjamin Stora naît le 2 décembre 1950 dans le Charah, la vieille ville judéo-arabe de Constantine. Il quitte l’Algérie le 16 juin 1962 et n’y retournera pour la première fois qu’en 1983. Après une jeunesse engagée à l’extrême gauche, il se tourne vers l’histoire de son pays d’origine et se consacre à la guerre d’Algérie, domaine dans lequel il est, depuis plus de vingt-cinq ans, l’un des principaux chercheurs. Auteur de nombreux ouvrages et films documentaires sur l’Algérie contemporaine, il est professeur d’histoire du Maghreb à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), enseigne l’histoire de la colonisation et des guerres de décolonisation, ainsi que l’histoire de l’immigration maghrébine en Europe. Fondateur et responsable scientifique de l’Institut Maghreb-Europe depuis 1991, il anime également un séminaire sur la mémoire de la guerre d’Algérie à l’Institut d’études politiques de Paris. Ses premiers travaux, sous la direction de Charles-Robert Ageron, portent sur les nationalistes algériens.

Il est l’auteur de la première biographie de Messali Hadj, le fondateur du mouvement nationaliste algérien, soutenue sous la forme d’une thèse en 1978 à l’EHESS. L’historien a consacré de nombreuses recherches à la question de la mémoire et à ce qu’il appelle « le passé qui ne passe pas ». Convaincu que l’histoire s’écrit au présent, en liaison avec les enjeux politiques et les débats qui traversent la société civile, Benjamin Stora estime que la guerre d’Algérie a structuré en profondeur la culture politique française contemporaine. Ainsi, en 1999, il analysait, dans le Transfert d’une mémoire, le poids des représentations héritées du racisme colonial dans l’audience d’un Front national puisant certains de ses arguments dans une mémoire mythifiée de la colonisation. Attaché à sa terre d’origine, dont il a une connaissance intime, il regrette aujourd’hui le développement d’une concurrence mémorielle attisée, selon lui, par la situation internationale.

Rosa Moussaoui

 

Notes 

[1] Voir Benjamin Stora, le Livre, mémoire de l’histoire. Réflexions sur les livres et la guerre d’Algérie, Éditions Le Préau des collines, 2005.

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Ouvrages

Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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