D’après Benjamin Stora, « entre 1957 et 1962, on peut estimer à environ 10 000 le nombre d’Algériens qui, après avoir été jugés, ont passé de un à deux ans dans les camps en France ».
La politique des camps d’internement
Au début de l’année 1959, dans le grand salon blanc de l’Hôtel Matignon, les principaux responsables du « maintien de l’ordre en métropole » tiennent un « mini-conseil de guerre ». Objectif : comment modifier les règles de procédure pour interner plus facilement les « suspects » algériens immigrés en France ?
Le directeur de la Sûreté plaide pour l’internement par décision administrative, sans passer par les cours de justice. Un inconvénient : les camps d’internement sont déjà trop pleins. Faut-il en ouvrir d’autres ? « “Il m’est impossible de financer plus de cinq camps”, s’obstina Giscard d’Estaing [à l’époque ministre des Finances]. Je ne sais plus qui proposa alors de faire travailler les détenus. “Cela remettra de l’ordre”, s’extasia Vié [le directeur des Renseignements généraux]. “Une bien légère amélioration financière”, grommela Giscard (Constantin Melnik, Mille jours à Matignon, Grasset, 1988).
Grâce à l’obstination du garde des Sceaux, Edmond Michelet, la proposition de faire travailler les détenus ne fut pas retenue. Mais elle révèle l’état d’esprit qui régnait à l’époque, le zèle de certains fonctionnaires, la dynamique d’une répression pratiquée à grande échelle (44 282 Algériens ont été arrêtés en France pendant la durée du conflit) — toutes choses risquant d’entraîner progressivement le gouvernement à sortir l’état de droit.
Tout au long de la guerre d’Algérie, l’arsenal juridique se perfectionne, de nouvelles mesures rendent possible une lutte plus impitoyable contre les suspects.
Entre le 1er novembre 1954 et l’automne 1955, les services de police traitent les initiatives nationalistes algériennes en France (distributions de tracts, vente de journaux interdits, dans les usines grèves de solidarité avec les fellagha d’Algérie) comme autant de crimes de droit commun. Dans une seconde étape, de novembre 1955 à juillet 1957, le quadrillage de l’immigration et l’organisation des premiers transferts en Algérie se mettent en place. La violence des « règlements de comptes » entre le Front de libération nationale (FLN) et le Mouvement nationaliste algérien (MNA), autorise les gouvernements de la IVe République à prendre des mesures plus « radicales ».
Au cours de ces années 1956-1957, la police ne cesse de prôner l’assignation à résidence des militants nationalistes algériens en métropole. Des camps d’assignation existaient bien en Algérie, en vertu de la loi du 16 mars 1956 (les fameux « pouvoirs spéciaux », cf. encadré ci-dessous), mais pas en France. Cette mesure devait être élargie à la métropole, « c’est-à-dire qu’à tout moment, en tout lieu, elle puisse être mise à exécution sans condition préalable » (note interne des Renseignements généraux, « L’Action répressive en métropole », mars 1961).
« LES POUVOIRS SPÉCIAUX »
Nommé, le 9 février 1956, ministre résidant en Algérie par Guy Mollet, Robert Lacoste dépose sur le bureau de l’Assemblée nationale un projet de loi « autorisant le gouvernement à mettre en oeuvre, en Algérie, un programme d’expansion économique, de progrès social et de réforme administrative, et l’habilitant à prendre toutes mesures exceptionnelles en vue du rétablissement de l’ordre, de la protection des personnes et des biens, et de la sauvegarde du territoire ».
Par les décrets de mars et d’avril, qui permettront une action militaire renforcée et le rappel des disponibles, l’Algérie sera divisée en trois corps d’armée, chacun étant partagé en zones de pacification, en zones d’opération et en zones interdites. Dans les zones d’opération, l’objectif est « l’écrasement des rebelles ». Dans les zones de pacification, est prévue la protection des populations européenne et musulmane, l’Armée s’efforçant de lutter contre la sous-administration. Les zones interdites seront évacuées, la population rassemblée dans des camps d’hébergement et prise en charge par l’Armée.
Le Parlement vote massivement, par 455 voix contre 76, cette loi sur les pouvoirs spéciaux, qui, entre autres, suspend la plupart des garanties de la liberté individuelle en Algérie.
La loi du 26 juillet 1957 permet d’étendre à la France les dispositions fixées par la loi dite des « pouvoirs spéciaux ». Elle prévoit la possibilité d’astreindre à résidence dans les lieux qui lui seront fixés sur le territoire métropolitain, toute personne qui sera condamnée en application des « lois sur les groupes de combat et milices privées ». L’assignation à résidence ainsi instituée ne prévoit qu’une modalité d’exécution : l’internement dans un centre de séjour surveillé. On installe donc progressivement en métropole, entre 1956 et 1959, quatre centres d’assignation à résidence surveillée : Mourmelon-Vadenay (Marne), Saint-Maurice-l’Ardoise (Gard), Thol (Ain) et le Larzac (Aveyron).
On achemine dans ces centres, dès l’expiration des peines dont ils ont été frappés, les militants considérés, par les services de police, comme les « plus actifs de la rébellion [dont le] retour à la liberté, c’est-à-dire aux menées séparatistes, présenterait un danger sérieux ». L’utilisation optimale de ces dispositions légales permettra d’obtenir, en deux ans, la signature de 6 707 arrêtés d’assignation à résidence, dont 1 860 seront mis à exécution.
L’offensive déclenchée en France par le FLN, en août 1958, est l’occasion d’un renforcement de ces dispositions1. L’ordonnance du 7 octobre 1958 comble alors les « lacunes » de la loi de 1957.
Elle prévoit en effet « que les personnes dangereuses pour la sécurité publique, en raison de l’aide matérielle, directe ou indirecte, qu’elles apportent aux rebelles des départements algériens », peuvent, par arrêté du ministre de l’Intérieur, être astreintes à résider dans une localité spécialement désignée ou bien être internées administrativement dans un établissement pénitencier. Dans les départements, les préfets sont habilités à prononcer un internement analogue pour une durée de quinze jours. Enfin, en accord avec le délégué général du gouvernement en Algérie, le ministre de l’Intérieur peut assigner à résidence dans des départements algériens les personnes visées par l’article ler de l’ordonnance.
Par rapport aux textes antérieurs, cette ordonnance présente plusieurs « avantages ». Les services des Renseignements généraux en métropole la commentent ainsi : « En premier lieu, il convient d’enregistrer la suppression, depuis longtemps souhaitée, de toute condition préalable, d’ordre judiciaire, à l’internement. Cette exigence paralysante a définitivement disparu. En second lieu, l’application de l’ordonnance offre d’indiscutables garanties de rapidité et d’efficacité » (Note des Renseignements généraux, mars 1961).
Le 16 septembre 1959, au moment où le général de Gaulle prononce son discours sur l’autodétermination algérienne, 11 018 militants algériens sont sous le coup de mesures répressives : 5 971 purgent des peines de prison et 5 047 sont internés dans des camps en Métropole.
Entre 1957 et 1962, on peut estimer à environ 10 000 le nombre d’Algériens qui, après avoir été jugés, ont passé entre un et deux ans dans les camps en France. Ils ne sont pas comptabilisés dans les statistiques officielles concernant la détention algérienne pendant cette période. Les 5 000 internés de février 1961 sont répartis dans les différents camps de la manière suivante : 3 000 au Larzac, 900 à Thol, 600 à Saint-Maurice-l’Ardoise, 500 à Mourmelon-Vadenay.
En fait, ce sont les militants algériens les plus chevronnés, les plus aguerris, qui vont se retrouver dans ces « centres d’internement » en France. Aussi, le FLN n’éprouve-t-il aucune difficulté à mettre au point une organisation très stricte d’encadrement des internés.
Prenons l’exemple du fonctionnement politique du camp de Mourmelon-Vadenay (Marne). La direction du FLN y est assurée par un comité de cinq membres qui, seuls, connaissent les responsables des échelons inférieurs. Ce comité directeur est assisté d’un Conseil d’administration de douze membres, représentant les chambres d’assignés à résidence. Le conseil d’administration coordonne les activités de cinq commissions : une commission de l’enseignement, qui dirige les activités culturelles organisées à l’intérieur du camp avec le consentement de l’administration ; une commission sportive, qui organise des séances de football ; une commission de secours, qui répartit entre les assignés nécessiteux une aide financière alimentée par des cotisations en nature perçues par la collectivité ; une commission de discipline, qui élabore les sanctions ; une commission d’accueil, qui prend en charge les nouveaux internés, les interroge et, théoriquement, les contrôle administrativement.
La législation étant vague et arbitraire, les conditions de vie des « regroupés » étaient laissées à l’appréciation des autorités civiles et militaires locales. Les camps d’Algérie fonctionnent différemment de ceux de France — où les Algériens bénéficient de quelques privilèges. Ainsi, les conférenciers de « Pax Christi » sont autorisés à venir faire des conférences aux militants du FLN. De plus, chaque jeudi, un libre débat peut avoir lieu dans l’enceinte du camp.
Deux organismes sont directement rattachés au comité directeur : la commission de renseignements, composée d’un responsable et de trois membres, qui doit détecter les « informateurs de l’ennemi », recueillir les informations sur l’administration du camp et contrôler le loyalisme des assignés vis-à-vis du FLN ; et les groupes de choc qui assurent l’exécution des peines infligées par le conseil de discipline.
A l’intérieur du camp, ce dispositif vise avant tout à placer un responsable FLN à chaque rouage administratif (cuisine, infirmerie, service du courrier, etc.). A l’extérieur, sa tâche essentielle est de rechercher les contacts afin d’établir la liaison avec les instances normales du FLN.
Cette organisation très sophistiquée n’empêche pas les oppositions entre détenus ou entre responsables. L’administration du camp tente de jouer sur ces rivalités individuelles, et surtout de couper les détenus de l’extérieur : courrier supprimé, visites réduites (une par mois). Après une grève de la faim déclenchée le 27 août 1959, le régime sera assoupli.
Au moment de l’indépendance de l’Algérie, les membres du FLN sortent des camps. D’autres les remplacent ; ce sont, notamment au Larzac et à Saint-Maurice-l’Ardoise, les Français soupçonnés d’appartenir à l’OAS, les harkis et leurs familles.
Benjamin Stora
[1] La Fédération de France du FLN décide l’ouverture d’un « second front » en portant la guerre en France (attaques de commissariats en région parisienne, incendies de raffineries de pétrole dans le Midi, sabotages de voies ferrées). Devant l’ampleur de la désapprobation de l’opinion publique française, le FLN fera marche arrière et suspendra les « actions militaires ».