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L'histoire

Lundi 8 janvier 2007, Centre Pompidou - Avec : Mohammed Arkoun[1], Benjamin Stora[2] et Gilles Veinstein[3]. Modérateur : Emmanuel Laurentin[4].

Emmanuel Laurentin : Passons maintenant au xxe siècle, mais également au xixe siècle avec toute l’épopée coloniale, et donc à Benjamin Stora. Ce que vient de dire Gilles Veinstein, à savoir l’ambiguïté, l’ambivalence, mais également cet événement fondateur qu’a été l’entrée par effraction des armées de Bonaparte en Égypte, avec ce rapport très fort qui s’est établi alors entre ces populations, et cet échange violent ainsi que cette fragilisation de l’Empire ottoman ont des conséquences dans la perception que les Européens, et les Français en particulier, se font de ce que sont le monde arabe, l’islam et les musulmans.

Benjamin Stora : Pour prolonger ce que disait Gilles Veinstein, la conquête de l’Algérie marque une rupture en ce qu’elle consiste à arracher une partie de l’Empire ottoman – qu’on appellera par la suite « l’homme malade ».

Emmanuel Laurentin : À savoir que de ce côté, il y avait la Grèce qui commençait à partir, et c’est à ce même moment que tout cela se passe.

Benjamin Stora : C’est tout au long du xixe siècle.  Mais la conquête de l’Algérie en 1830 représente tout de même un coup très important porté à un Empire musulman. Cette conquête  marque un autre temps de l’Europe avec l’islam, celui de la conflictualité ouverte, puis ensuite, comme on le sait, a lieu la conquête et la colonisation de la Tunisie. À partir de 1880-1883, le monde occidental entre par effraction, de manière assez brutale et violente dans l’histoire musulmane. Et, parallèlement, l’Orient entre aussi en Occident : au niveau des représentations et des imaginaires, dans la mesure où la résistance à la pénétration de l’Occident va durer très longtemps. Plus le temps de la résistance sera long, plus il y aura de stéréotypes, de fantasmes, de représentations autour de la question de l’islam. C’est la longueur de cette résistance orientale qui va provoquer ce « renouveau » des stocks de représentations autour de l’islam, qui se sont bien sûr accumulés dans les siècles précédents, et qui prennent directement une tournure conflictuelle ouverte due à la violente pénétration coloniale. Cette conflictualité nous fait entrer, du point de vue de la France et de l’Europe, dans une autre représentation de l’islam qui est un islam de résistance, qui va devenir une sorte de refuge politique et identitaire par rapport à cette modernité occidentale apportée par l’extérieur. C’est une vision nouvelle, sur laquelle on continue de s’interroger, et qui est très importante.

 

Emmanuel Laurentin : Oui, parce que dans un même temps, d’un bout à l’autre de l’Orient, il peut y avoir d’un côté les Tanzimat[5], du côté d’Istanbul, et de l’autre les combats d’Abd El-Kader contre l’invasion française. Et tout cela se passe dans une même temporalité, aux deux bouts de l’Empire, avec les Tanzimat, qui sont une certaine adaptation de l’Empire ottoman à une modernité occidentale, avec des droits qui sont progressivement acquis, et avec la capacité pour cet empire de se rapprocher de certains standards occidentaux européens de l’époque en terme de rapport du citoyen en particulier et du militaire.

 

Benjamin Stora : On n’a pas fini de s’interroger, et aujourd’hui encore, sur le problème de la réforme à l’intérieur du monde musulman, sur le caractère endogène de la réforme par rapport à cette pénétration occidentale coloniale. Dans le fond aurait-il pu y avoir poursuite d’un développement de clarification ou de « modernité » de l’islam au xixe siècle qui aurait été interrompu par cette pénétration externe, qui aurait perturbé en profondeur ce que représente le monde musulman ? On n’a pas encore fini d’en discuter. On n’a pas fini non plus de discuter en Occident, car ce n’est pas seulement, avec la question coloniale, un rapport entre christianisme et islam qui est posé – cette question qui remonte aux croisades. Avec l’entreprise coloniale, c’est un nouveau paramètre qui entre en ligne de compte, celui de la République. La question coloniale ne met pas en jeu tout simplement les rapports classiques, très anciens, de conflictualité entre le christianisme et l’islam, elle met en jeu un autre élément qui complique un peu plus la situation, l’affrontement entre république et islam. Parce que l’entreprise coloniale s’est faite aussi, pas seulement évidemment, avec les idéaux universalistes de la République et des Lumières. On en est toujours à débattre sur le choc entre un universalisme apporté par les Lumières de la Révolution française et une sorte d’universalisme religieux qui continue d’exister et qui lui fait face. Cette interrogation dépasse de loin la question classique de l’affrontement entre christianisme et islam.

 

Emmanuel Laurentin : Puisqu’on en est à évoquer les ambivalences, au début du xxe siècle, sur certains territoires, des laïcs farouches vont s’allier avec des congrégations qui ont été mises à la porte du territoire national par la République pour continuer l’européanisation du monde méditerranéen et du monde musulman en jouant des deux côtés, c’est-à-dire avec des congrégations qui vont s’installer sur toutes les côtes de la Méditerranée et développer un savoir à la française qui va d’une certaine façon arranger l’école de la République. Cela fait partie de ces ambivalences qui sont décrites depuis le début du rapport à ces pays et cette civilisation.

 

Benjamin Stora : La question que vous posez en soulève plusieurs autres. Tout d’abord, y avait-il une politique coloniale cohérente par rapport à l’islam ? Y a-t-il eu, à travers l’installation coloniale – qui passe par la colonie de peuplement, la dépossession foncière, etc. – une sorte de réflexion dans cette temporalité particulière qui va grosso modo jusqu’en 1914 ? A-t-on une conception cohérente d’une politique coloniale française par rapport au monde musulman qui tombe sous sa coupe ? La réponse est non ; il n’y a que de l’incohérence, ce qui traduit toute la difficulté d’imposition du rapport colonial. En d’autres termes, la question du rapport à l’islam est ajustée au fur et à mesure des besoins de légitimation politique de la conquête. Elle se construit au fur et à mesure. Il y a une politique française qui est celle de la prudence, de l’assimilation, et du différentialisme – c’est-à-dire de l’assignation à résidence perpétuelle au niveau de la religion. Un des arguments qui avait permis de ne pas octroyer la citoyenneté française aux indigènes musulmans, notamment en Algérie, était le fait qu’il fallait préserver le statut personnel musulman. Et en même temps que cet argument classique, très connu, était avancé, on interdisait à ceux qui voulaient entrer dans la cité française de bénéficier de la nationalité française. Il y avait à la fois un discours différentialiste – on pourrait presque dire culturaliste, préservant la spécificité de chacun sur le plan identitaire – et en même temps une sorte d’impossibilité d’assimilation sur le plan politique juridique et culturel. Cette contradiction souligne bien le fait qu’il n’y a pas de cohérence dans la politique française. Cette incohérence, qui va durer jusqu’en 1914, pèse encore aujourd’hui.

 

Emmanuel Laurentin : On parle, depuis le début de ces discussions, de commerce, de volonté de pouvoir et de négociations entre puissances politiques, mais on parle relativement peu de religion. Qu’est-ce qui change dans ce rapport à ceux que l’on voit de l’autre côté de la Méditerranée ? Continue-t-on à les regarder comme des musulmans ou comme les anciens citoyens de l’Empire ottoman tombé sous la coupe de la République ? Que se passe-t-il dans le regard que l’on porte sur celui qui est en face ? La religion y tient-elle une place particulière ?

 

Benjamin Stora : Oui et non. Oui, parce que bien sûr la résistance de l’autre se fait au nom de la religion et du Jihad. L’islam devient la religion du colonisé, celui qui va s’emparer du religieux pour résister à l’autre. En même temps, il y a en France, surtout à partir de la période de la IIIe République, une volonté d’émanciper par l’assimilation, pour faire entrer dans la cité française. À partir de là, se développe une nouvelle fois cette incohérence, d’autant plus renforcée que la France, comme puissance, va exporter dans ces colonies un modèle d’elle-même qui n’est plus la France. On trouve dans les colonies, en particulier au Moyen-Orient, une France qui n’existait plus dans la métropole, celle des congrégations, chassée par l’anti-cléricalisme, qui a trouvé refuge au Moyen-Orient. Ce qui fait que lorsque l’on fait beaucoup de recherches sur le Liban, la Syrie, etc., sur la fin du xixe ou du xxe siècles, on tombe sur des dominicains, des jésuites, des lazaristes. Le chercheur tombe sur toute une série de groupes qui n’ont plus la possibilité de s’exprimer sur le plan politique et religieux à l’intérieur de la France métropolitaine. L’image que donne la France aux yeux du colonisé musulman est celle d’une puissance chrétienne. L’installation des congrégations en masse dans toute une partie du monde musulman ne donne pas l’idée d’une France républicaine qui opère la séparation de l’Église et de l’État.

 

Emmanuel Laurentin : La France délègue, par exemple, ses fonctions d’enseignement dans certains de ses lycées.

 

Benjamin Stora : Exactement, que ce soit à Beyrouth ou à Damas, et cette question va peser, d’autant que la question de la séparation de l’Église et de l’État n’a pas été exportée. L’idée de 1905 n’a pas été exportée et il n’existait pas cette volonté de considérer l’islam comme une religion séculière. Les ajustements successifs de la politique française conduisent le colonisé à ajuster, lui aussi, ses stratégies de résistance et de légitimation sur le plan culturel, politique et religieux. Il n’y a pas une sorte d’homogénéité intemporelle entre le début du xixe siècle et la moitié du xxe siècle. Il y a un ajustement constant du colonisé par rapport à cette politique française qui prend des tours successifs. Ils vont utiliser – je pense aux premiers nationalistes politiques au Maghreb – les stratégies dites de l’assimilation politique pour les retourner contre la république coloniale. On a toute cette sorte de stratégies politiques de mise en œuvre, s’appuyant sur le vocabulaire d’une politique assimilationniste. Et cet aspect, celui du retournement du vocabulaire républicain contre la colonisation est très important à analyser.

 

Emmanuel Laurentin : Tout à l’heure, Gilles Veinstein disait qu’il fallait compter sur les récits des voyageurs pour découvrir cet Orient, ces civilisations et ces populations. En parallèle de cette colonisation se développe aussi une école orientaliste, une école de connaissance de l’islam très forte. Ce qui fait peut-être la particularité de la France, par rapport à d’autres puissances européennes, est d’avoir développé assez tôt, en parallèle de la colonisation, une scientificité des terrains sur lesquels se rendait le colonisateur.

 

Benjamin Stora : La France devient une grande puissance musulmane par l’histoire de l’empire colonial – c’est ce qu’on a oublié aujourd’hui. Même incohérente, cette gestion est très importante, il faut des lieux de fabrication d’un savoir à la fois académique, savant, érudit et universitaire qui permettra de comprendre les sociétés dominées. On a effectivement une école orientaliste qui sera extrêmement dynamique – on peut citer Louis Massignon ou Jacques Berque –, qui va prendre en charge à la fois l’étude du religieux, du culturel, de la langue, de l’histoire et de tout ce qui est de la société endogène indigène, de celle qui existe par elle-même et pour elle-même. Cette école orientaliste française va être importante, on l’a oubliée aujourd’hui parce que les combats de décolonisation ont aussi été des moments de délégitimation sur le plan idéologique de ce qu’elle a pu être. Elle avait pourtant accumulé un savoir savant considérable sur l’islam, mais à partir des années 1950 tous ces savoirs ont été un temps perdus.

 

Emmanuel Laurentin : Ces combats anti-coloniaux étaient soutenus, et même portés, par certains de ces orientalistes.

 

Benjamin Stora : Bien entendu, ce qui était un paradoxe et une ambiguïté fondamentale. On a aujourd’hui tendance à redécouvrir cet apport pour ce qui concerne la connaissance intime qu’on peut avoir des mœurs, des langues, des dialectes locaux, des façons de vivre, de l’architecture, de l’habitat, de tout ce qui, en général, permettait de faire le relevé de ces sociétés, même si cela s’inscrivait dans un contexte de conquête et de domination. Malgré tout, ceci nous permet d’avoir aujourd’hui un extraordinaire panorama de connaissances et de savoirs par rapport à ces sociétés. Cette école orientaliste a effectivement joué un très grand rôle.

 

Emmanuel Laurentin : Pourquoi ce savoir savant, accumulé par des islamologues réputés n’a-t-il pas pénétré plus profondément dans le tissu social métropolitain ? Qu’est-ce qui a fait qu’il n’y a pas eu une membrane pour le faire intégrer dans les récits historiques contemporains, dans les récits transportés par les manuels d’histoires des années 1930, au moment de la Grande Exposition coloniale ? Qu’est-ce qui fait que cette connaissance intime et très précise de l’islam et de ce monde ne transparaît pas plus loin ? On en reste tout de même à des images colonialistes classiques : des chansons, des films, des choses tout à fait d’apparence.

 

Benjamin Stora : Cela nous renvoie à la connaissance très faible que les Français ont du Sud tout simplement, et pas seulement du monde de l’islam. Il existe une très grande distance de savoir et de connaissance par rapport à cet univers dans la société – je ne parle pas des élites. Il a fallu attendre l’Exposition coloniale de 1931 pour que, enfin, dans la société française on puisse porter sur le devant de la scène une connaissance profonde et importante de ce qui a été et reste l’empire colonial français. C’est très tardif, pratiquement un siècle après le début de la colonisation française. En terme de temporalité historique, c’est tout de même considérable. Il existe une méconnaissance du Sud au sens large, et dans cette méconnaissance il y a la méconnaissance de l’islam, donc l’accroissement des fantasmes et des stéréotypes autour de cet univers. Mais il faut ajouter que s’il y a cette sorte de retrait par rapport au Sud, existe aussi le problème des élites musulmanes et des sociétés endogènes. Au rapport entre la France et l’islam, il faut ajouter ce qui se passe dans, à l’intérieur des sociétés dominées. Le problème, à mon sens, c’est le recul, presque physique, des intellectuels, des lettrés musulmans, au moment de la conquête coloniale – c’est-à-dire de la seconde moitié du xixe siècle jusqu’en 1914. Cette relégation d’une intelligentsia musulmane joue un rôle considérable dans la connaissance qu’on aura par la suite en Europe. Et cette relégation pèse sur la crise de transmission du savoir que l’on pourrait avoir sur toute cette longue histoire de l’islam. C’est un aspect fondamental. J’évoquais tout à l’heure le problème de la difficulté à appréhender le fait que la réforme (la Nahda) aurait, ou n’aurait pas, pu avoir lieu s’il y avait eu cette pénétration coloniale. Mais il faut aussi se poser la question : une intelligentsia – c’est-à-dire des hommes et des lettrés qui appartiennent au monde religieux comme au monde séculier –  n’a pas pu porter plus loin, à la fois le processus de la réforme de la Renaissance, mais aussi le processus de transfert des connaissances de cette histoire d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Je crois qu’il faudrait aborder aussi ce problème.

Dans le fond, un des grands drames du monde musulman a été la frappe contre l’intelligentsia et contre les intellectuels, qui a existé au temps colonial. Cette mise à l’écart des intellectuels s’est poursuivie après les indépendances politiques, jusqu’à nos jours. On a le problème de l’émergence des sociétés civiles confrontée au problème de la crise de l’intelligentsia, à la fois dans le temps colonial, mais aussi dans l’établissement des régimes autoritaires après les indépendances politiques. De sorte que ces questions de la connaissance de l’histoire religieuse, de l’islam, de la culture, des combats qui ont été livrés à l’intérieur de cet univers pour les passages de réforme et de sécularisation ou non, sont passées sous silence ou ont été différées, et retardées par le processus colonial. D’où l’importance du livre dirigé par Mohammed Arkoun. Il permet de remettre dans la longue durée et en perspective historique les débats et les problèmes ; il n’essaye pas de rester collé en permanence à l’actualité immédiate.

 

Benjamin Stora : Je pense qu’il y a une chose très importante dans ce qu’a dit Mohammed Arkoun – en ce qui concerne la question coloniale –, sur le fait que c’est bien avant l’arrivée de la colonisation qu’un certain nombre de questions graves se sont posées au monde musulman : le problème du passage à la sécularisation, de la formation des élites et de la transmission des savoirs.

 

Emmanuel Laurentin : Henry Laurens – dans ce livre mais aussi dans L’Expédition d’Égypte[6] – rappelle que l’imprimerie arrive avec un très grand retard sur l’Europe occidentale, au début du xviiie siècle, notamment parce qu’il y a un contrôle de la question des écrits.

 

Benjamin Stora : Tout à fait. Des problèmes très graves sont posés. Ils nous permettent de comprendre pourquoi la colonisation a été possible, pourquoi la pénétration de l’Occident s’est faite de manière aussi rapide et brutale tout au long du xixe siècle. Comment faire faire abstraction de ce questionnement, du pourquoi de cette pénétration, de cette domination naturelle et technique ? En même temps, ce questionnement sur la crise de la pensée a été aggravé par la question coloniale. C’est aussi un problème très important sur le plan historique. C’est ce que j’ai essayé rapidement de démontrer.  De nombreuses questions ont été différées, les sociétés ont été obligées de passer au stade très rapide des nationalismes politiques. Et, là aussi, ce que dit Mohammed Arkoun est fondamental. La formation d’une sorte de nationalisme populiste a servi de base à la construction de partis États avant même l’accession aux indépendances politiques. Cette construction s’est opérée sur le modèle occidental, un modèle européen de la fin du xixe et du début du xxe siècles. Mais en faisant l’économie, au niveau de la pensée critique, du passage séculier et de la séparation. On a fait abstraction de cela pour arriver directement à la formation des nationalismes, avec une instrumentalisation du vocabulaire venant de l’Occident. Ce vocabulaire politique qui dit « assimilation », « démocratie », « état de droit », etc., devient une liste de mots d’ordre utilisés dans le registre de la propagande, plutôt qu’un passage obligé des élites et de l’intelligentsia pour jeter les bases d’un mouvement politique démocratique. Dans le même temps, s’affirme la nécessité d’un ressourcement religieux, et d’un affrontement avec … l’occident. Le nationalisme politique se dégage dans l’utilisation empirique du vocabulaire de l’occident, et dans la rupture avec ce dernier. L’histoire, sur le mode tragique, va s’écrire de cette manière. Ce processus est à prendre en compte et va déboucher, dans les années 1950-1960, sur le passage aux indépendances. Dans des conditions où une intelligentsia musulmane n’a pas eu le temps de se réapproprier tout ce que Mohammed Arkoun évoquait sous la forme de la pensée critique.

 

Emmanuel Laurentin : D’ailleurs Benjamin Stora l’évoquait en disant qu’il fallait réfléchir à la question de la laïcité. Le passage aux nationalismes n’a pas pris le temps de réfléchir à ces questions.

 

Emmanuel Laurentin : Benjamin Stora, êtes-vous d’accord avec cette idée ? Vous faites le même travail pédagogique les uns et les autres depuis longtemps, et vous répétez dans les conférences un peu toujours les mêmes choses, à chaque fois qu’un nouvel événement vient perturber le cours de l’actualité – que ce soit une déclaration ou bien un débat autour du Jihad pour savoir s’il s’agit d’un combat contre soi-même ou d’une guerre sainte, etc. –, cela revient constamment dans les médias. C’est quelque chose de récurrent.

 

Benjamin Stora : Il est très difficile en France de penser l’islam en dehors de la conflictualité. On n’arrive pas à détacher la notion d’étude des sociétés musulmanes du drame, de la guerre, de l’affrontement ou de la conflictualité pour l’étudier sur un plan traditionnel – comme on pourrait le faire pour des sociétés latino-américaines ou asiatiques. Il y a une sorte d’imbrication personnelle perpétuelle dans le rapport à l’islam. On n’arrive pas à « séculariser » l’islam et à le détacher des enjeux strictement politiques pour en faire une étude qui relèverait de la sphère privée, de la croyance individuelle et donc de l’étude académique, scientifique et universitaire banalisée. Il n’y a qu’une dramatisation, c’est pour cela qu’on étudie le plus souvent la question de l’islam par la fin, c'est-à-dire par l’actualité des conflits. On ne commence pas directement par ce qu’a pu construire une société – y compris avec ses crises historiques, c’est-à-dire la difficulté qu’a eu le monde musulman a accomplir un certain nombre de mutations –, on part toujours de la fin d’une histoire, par exemple celle de la guerre d’Algérie. On comprend tout dans ce sens, c’est pourquoi il faut essayer de dédramatiser ce rapport dans le sens de l’étude à la fois des penseurs, de ceux qui ont échoué dans la compréhension de cet univers, mais aussi de tous ces penseurs et combattants de l’islam. Je pensais notamment à l’émir Abd El-Kader qui a été l’un des derniers grands à réfléchir en termes mystiques dans le rapport à l’autre, et à soi. Ce sera beaucoup plus compliqué après lui, mais on a déjà, dans la connaissance de l’itinéraire d’un tel personnage, ce qui se construit par rapport à l’autre et par rapport au monde, un rapport aux siens qui est fondamental. Cette façon de concevoir l’histoire est très difficile. De l’autre côté de la Méditerranée, en Algérie, on a longtemps privilégié uniquement l’aspect du combattant. Les images ne se comprennent pas, celle du poète et du guerrier, les unes par rapport aux autres. L’aspect du Abd El-Kader poète, philosophe qui médite et réfléchit sur le plan mystique est évacué au profit du combattant – en Algérie, notamment dans la littérature politique officielle.

 

Benjamin Stora : Pour compléter ce qui vient d’être dit, si on se place en condition d’histoire concrète par pays, et par histoire nationale, il y a l’exemple de la Turquie contemporaine. Ce pays est passée à une forme de laïcité très singulière dans l’histoire du monde musulman par rapport à d’autres pays. Mais il faut tout de même préciser que la Turquie n’a pas été colonisée. Cette situation historique est très singulière par rapport au reste du monde musulman, où le passage à la laïcité et la déposition du calife à partir de 1924 interviennent dans le passage de l’Empire ottoman à la Turquie. Ceci doit nous obliger à réfléchir sur ce problème du passage à la sécularisation dans des situations où les idéaux universalistes de la laïcité ont été portés par l’histoire coloniale. Le problème du découplage historique, entre la question de la séparation séculière et du tout religieux, est une question qu’il faut poser en la découplant pratiquement d’avec ce qu’a été l’imposition externe via la pénétration coloniale. C’est une tâche redoutable, mais il faut s’y atteler. Ce découplage sur le plan historique est central.



[1] Professeur émérite d’histoire de la pensée islamique à la Sorbonne.

[2] Professeur d’histoire du Maghreb à l’inalco..

[3] Professeur au Collège de France, chaire d’histoire turque et ottomane.

[4] Producteur à France Cuture.

[5] Les Tanzimat (qui signifie « action de réorganiser » en arabe) furent une période de réformes dans l’Empire ottoman. Cette période s’étend de 1839 à 1876 et a été introduite par Mahmud II et Abdülmacid Ier.

[6] L’Expédition d’Égypte : 1798-1801, Paris, Armand Colin, 1989.

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

2018 31 mai Stora Mucem 1