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L'histoire

Cet article a été initialement publié dans Textes et documents pour la classe n°692, 15 mars 1995, sous le titre : « L’armée d’Afrique - Les oubliés de la Libération. »
Dimanche 28 mai 2006, le film Indigènes du réalisateur algérien Rachid Bouchareb a reçu le prix d’interprétation masculine du festival de Cannes pour ses cinq acteurs "Premier rôle", Jamel Debbouze, Samy Nacéri, Roschdy Zem, Sami Bouajila et Bernard Blancan. Au moment du palmarès ils ont entonné avec enthousiasme le chant des anciens combattants des bataillons d’Afrique de la Seconde Guerre mondiale :
Indigenes C’est nous les Africains
Qui arrivons de loin
Nous v’nons des colonies
Pour sauver la Patrie
Nous avons tout quitté
Parents, gourbis, foyers
Et nous avons au cœur
Une invincible ardeur
Car nous voulons porter haut et fier
Le beau drapeau de notre France entière
Et si quelqu’un venait à y toucher
Nous serions là pour mourir à ses pieds
Battez tambours, à nos amours
Pour le pays, pour la Patrie
Mourir au loin
C’est nous les Africains.

Retour sur un épisode souvent méconnu de la dernière guerre mondiale, pour lequel la France n’a pas réglé sa dette.

Lorsque débute la Seconde Guerre mondiale, la France compte sur son Empire. Comme elle l’avait fait en 1914, elle a mobilisé, dès 1939, ses soldats de l’outre-mer, qu’il s’agisse des troupes venues de l’Afrique du Nord, c’est-à-dire des trois Etats du « Maghreb central » (Algérie, Maroc, Tunisie), c’est l’armée d’Afrique, ou de celles issues du reste des colonies, ce sont les troupes coloniales. « L’Empire aux cent millions d’habitants a délégué les meilleurs des siens à la défense de ses frontières », claironne la presse (Le Miroir du 28 janvier 1940).

L’Empire à la rescousse

C’est ainsi qu’en mars 1940, selon le ministère de la Guerre, 10 000 militaires indochinois se trouvent en France même, aux côtés de 10 000 Malgaches et de 68 500 soldats de l’Afrique noire. Les troupes d’Afrique du Nord atteignent à la même date 340 000 hommes, presque quatre fois plus ! C’est dire l’importance déjà toute particulière de l’engagement des « musulmans » (comme on appelait alors les uns) et des « pieds-noirs » (comme on appellera bientôt les autres).


Comme en 14

A la veille du premier conflit mondial, la France compte beaucoup sur la « force noire » : c’est le titre même d’un ouvrage publié en 1910 par le colonel Mangin, qui, devant une métropole en plein déclin démographique, ne voit de salut que dans « les trois Afriques, provinces de la plus grande France, celle qui va de la mer du Nord aux bouches du Congo », en clair le Maghreb, l’AOF et l’AEF. La plus grande partie des recrues est alors composée d’engagés, volontaires en théorie, souvent enrôlés de force (à l’exception des Français du Maghreb).
Dès août 1914, la majeure partie des contingents coloniaux est dépêchée vers le front. Selon les sources, les colonies fournirent de 535 000 à 607 000 soldats, auxquels s’ajoutaient les 4000 Français des colonies et les 73 000 Français d’Algérie recrutés. Dans l’effort de guerre, il convient d’ajouter quelque 300 000 « travailleurs coloniaux », dont un bon tiers venant d’Algérie : ou total, c’est donc près d’un million d’hommes que la « mère-patrie » a prélevés outre-mer. La propagande allemande fustige d’ailleurs ce qu’elle appelle « le cirque ethnique de nos ennemis », pour reprendre le titre d’un livre paru en 1917 sur les troupes coloniales françaises et britanniques.
A quelques exceptions près, ces « indigènes » n’avaient pas le droit de vote. Leur participation ou conflit et le très lourd tribut payé en vies humaines vont susciter, au moins chez certains d’entre eux, une double réaction : la désillusion à l’égard d’une civilisation capable d’une telle boucherie, en même temps que le sentiment de droits durement acquis pour l’avenir. Dès septembre 1917, dans les colonnes de L’Indépendant sénégalais, Galandou Diouf futur député du Sénégal, revendiquait « l’égalité dans la société, comme dans les tranchées devant la mort ».

Les troupes d’outre-mer venues combattre en France, du mois de septembre 1939 à juin 1940, se subdivisent en deux branches : les divisions d’infanterie nord-africaines (DINA), et les divisions d’infanterie d’Afrique (DIA). Il faut revenir d’emblée sur certaines affirmations : les troupes coloniales ne furent pas systématiquement mises en avant et l’on procéda, au contraire, à la création de régiments mixtes. Reste que les tirailleurs sénégalais et maghrébins engagés sur le sol de la métropole se trouvèrent passablement décontenancés : le climat et le terrain leur étaient totalement étrangers et surtout, ils vont bientôt être les témoins et les acteurs de ce que l’on a appelé « la drôle de guerre », avant d’être eux-mêmes emportés dans la tourmente.

La « drôle de guerre »

Suivons par exemple l’itinéraire de combat de la 2e DINA en mai-juin 1940, composée des 13e tirailleurs algériens, 22e tirailleurs algériens, 11e zouaves, et 6e tirailleurs marocains. Le 10 mai, la division franchit la frontière belge, à pied, au nord-est de Montagne-du-Nord et de Condé-sur-Escaut ; deux bataillons s’installent sur la Dyle. Le 15, la position est attaquée, et Ottignies perdu. Le 16, le repli s’opère, après une bataille acharnée. On est sur le champ de bataille de Waterloo, les tirailleurs tentent de tenir, mais devant la puissance de feu allemande, le 17 mai, à 22 heures, leur parvient l’ordre de se retirer derrière l’Escaut, de nuit, par les ponts de Mortagne et de Bleharies. Le 24 mai, regroupée vers Flines-les-Râches, la division tente de s’opposer à la ruée allemande sur Lille. Le 27, elle se trouve encerclée à Haubourdin, fait une percée : deux bataillons seulement du 22e tirailleurs algériens et divers détachements isolés réussissent à atteindre Dunkerque (la division a été capturée en grande partie à Haubourdin). De petits détachements de toutes les unités de la 2e DINA s’embarquent à Malo-les-Bains le 30 mai, et gagnent l’Angleterre. Ils sont renvoyés en France et tous capturés ou tués près de Falaise, le 18 juin 1940...

Sur la fin de cette « drôle de guerre », qui fit 85 000 morts en moins de quarante jours, les troupes coloniales et l’armée d’Afrique ont payé un lourd tribut. Les Allemands, s’agissant de combattants africains, faisaient peu de prisonniers. Près de 30 000 combattants originaires de l’AOF et de l’AEF y ont perdu la vie, dont quelques milliers furent sommairement exécutés au mépris des conventions internationales, parce qu’ils étaient d’une autre couleur de peau (le massacre le plus important a lieu à Montluzin, près de Lyon, où, le 19 juin, les Allemands abattent à la mitrailleuse deux cents tirailleurs). Certains des rescapés entrèrent immédiatement dans la clandestinité : au moment du débarquement, quand les maquis se découvriront, on s’apercevra que, dès 1940, dans une trentaine de départements, des évadés s’étaient intégrés à des groupes de la Résistance. C’est ainsi qu’une cinquantaine de tirailleurs sénégalais prendront une part active aux combats du Vercors (lors du défilé dans la cité rhodanienne, cet « escadron sénégalais » sera particulièrement ovationné par la population).

A l’issue de la « drôle de guerre », les pertes des unités coloniales engagées avaient atteint, selon le secrétariat d’Etat aux Colonies de Vichy, 23% parmi les Indochinois, 29,6 % parmi les Malgaches et 38 % chez les tirailleurs dits « sénégalais ». Pour les Maghrébins, le nombre des morts s’élevait à 5 400.

L’armée de transition

Après la débâcle et l’armistice, beaucoup d’officiers sont prisonniers. Pour ceux qui ne le sont pas, il n’y a pas de réponse claire, quant à la conduite à adopter : pour certains, l’honneur implique de poursuivre le combat aux côtés du général de Gaulle, mais la grande majorité considère comme primordiales la discipline et l’obéissance au maréchal Pétain, « héros national ». Ils veulent garder une armée active, dans l’éventualité d’avoir à réprimer une révolution intérieure en France même ou des poussées anticoloniales dans l’Empire. Les Allemands consentent à laisser à la France une armée en métropole et une autre armée en Afrique du Nord. Le général Weygand est nommé commandant en chef, puis délégué général du gouvernement de Vichy en Afrique du Nord. Ses subordonnés s’appellent Juin à Rabat, de Lattre de Tassigny à Tunis, Koeltz à Alger. Vichy s’assure ainsi une armée d’Afrique de 100 000 hommes, plus 20 000 « travailleurs militaires » pour l’AFN et 33 000 hommes pour l’AOF (un régiment de tirailleurs, un groupe d’artillerie, un régiment de cavalerie et des unités de service).

Or, en maintes occasions, Weygand et ses subordonnés résistent aux Allemands, qui réclament l’utilisation de bases aériennes en Afrique du Nord, l’occupation préventive de la Tunisie contre une intervention britannique ou l’octroi de facilités à Dakar. En novembre 1941, les Allemands exigent le départ de Weygand et de de Lattre, mais Juin, qui les remplace, restera fidèle à l’esprit de ses prédécesseurs.

Du côté des « serviteurs coloniaux de l’Empire », bon nombre des hommes de troupe, dans un premier temps, n’ont guère compris le sens d’une guerre qui reste pour eux « étrangère », ni, a fortiori, la lutte qui va opposer deux légitimités, l’une siégeant à Vichy et l’autre réfugiée à Londres. C’est avant tout le drapeau du régiment que servent et suivent ces soldats. Avec une indéniable loyauté, mais sans état d’âme. Ainsi, dans l’été 1940, 80 000 hommes gardent l’AOF, demeurée fidèle au gouvernement de Vichy, tandis que 15 000 volontaires de l’AEF se rallient à la France libre.

La France libre en Afrique

De son côté, le général de Gaulle avait demandé, dès le 19 juin 1940, aux représentants de l’Empire de poursuivre le combat aux côtés de l’Angleterre. Très vite, en cet été 1940, le Tchad, le Cameroun. le Congo, l’Oubangui-Chari, se rallient à la France libre (ainsi que la Nouvelle-Calédonie et Tahiti). Le 27 octobre, de Gaulle crée, à Brazzaville, le Conseil de défense de l’Empire, contre Vichy.

La première victoire importante des Forces françaises libres (FFL) sera une victoire « africaine » : le 1er mars 1941, partie du Tchad, la colonne Leclerc fait capituler la garnison italienne de l’oasis de Koufra, en Libye. Ces Forces françaises libres, principalement composées d’éléments coloniaux et de la Légion étrangère, comprennent un bataillon de tirailleurs algériens et un régiment de marche de spahis marocains. Leurs victoires iront se poursuivant, de l’Erythrée au Fezzan, jusqu’à celle de Bir Hakeim contre l’Afrika Korps du général Rommel. Pourtant, au Levant, en avril 1941, ces combattants de la France libre ont dû affronter dans des luttes fratricides les 4 000 tirailleurs sénégalais de l’armée vichyssoise.

En 1941, ces tirailleurs sénégalais vont grossir les troupes de la France libre, « Pour la défense de l’Empire ».

Le débarquement en Afrique du Nord

Le 8 novembre 1942, les forces alliées, britanniques et américaines, débarquent en Afrique du Nord (opération Torch). Ce débarquement et l’occupation des grandes villes du Maroc et de l’Algérie créent un véritable choc chez les officiers français favorables à Vichy. Les batailles de Midway, dans le Pacifique, et d’El-Alamein, en Egypte, ont été gagnées par les Alliés, Stalingrad apparaît comme une défaite catastrophique pour les Allemands, tandis qu’en France la zone libre est occupée et que la flotte se saborde à Toulon. L’époque de Vichy est révolue : l’armée d’Afrique doit maintenant redevenir « l’épée de la France », pour reprendre une expression chère au général de Gaulle, capable, le moment venu, de libérer le sol de la patrie et de lui assurer une place dans les conseils alliés.

A partir de novembre 1942, la bataille de Tunisie engage contre l’Axe l’ensemble des troupes d’outre-mer réunifiées. C’est l’armée d’Afrique qui supporte le poids des premières opérations. Fournissant l’essentiel de l’infanterie, mais disposant d’un matériel encore insuffisant, elle subit de très lourdes pertes : de novembre 1942 à mai 1943, pour un effectif de 80 000 hommes, 5 187 tués (dont 3 458 Nord-Africains) et 7 343 blessés (dont 4 900 Nord-Africains). Venant d’Egypte et du Tchad, les FFL, qui comptent environ 20 000 hommes intégrés à la 8° armée britannique, opèrent la jonction dans le Sud tunisien, le 18 mars 1943.

Malgré ces six mois de combat commun, une certaine animosité demeure, comme en témoignent les cérémonies du 20 mai à Tunis, où le 19e corps d’armée d’Alger et les FFL défilent séparément. Mais les rancunes iront décroissant, sous le feu des combats communs et après la création, au début de juin 1943, du Comité français de la libération nationale (CFLN), placé sous la coprésidence de de Gaulle et de Giraud. Un effort très important est alors exigé des populations d’Afrique du Nord. Pour compléter les effectifs des corps de troupe, vingt classes (1924-1944) sont mobilisées.

La libération de la Corse et la campagne d’Italie

Après la victoire en Tunisie, les « Africains » sont lancés dans les débarquements en Sicile et en Corse, puis dans la rude campagne d’Italie.

Si seul le 4e tabor marocain participe aux opérations de Sicile, la libération du département de la Corse (opération Vésuve) fait intervenir des moyens un peu plus importants : le 11 septembre, débarque à Ajaccio un bataillon de choc, suivi par 6 000 hommes de troupes de montagne marocains. C’est au cours de ces opérations que s’établissent les premiers contacts entre l’armée de libération et les maquis de France.

Le corps expéditionnaire français (CEF) en Italie est placé sous la direction du général Juin. Outre la Ire DMI (division motorisée d’infanterie, ex-lre division des Forces libres), il comprend trois divisions : la 2e DIM (division d’infanterie marocaine), la 3e DIA (division d’infanterie algérienne) et la 4e DMN (division marocaine de montagne). A priori, le CEF ne doit tenir qu’un rôle effacé : il est intégré à la 5e armée américaine du général Mark Clark, dont l’intention est de n’utiliser les troupes françaises que comme forces supplétives, disséminées parmi les unités américaines. Il en ira finalement tout autrement. Sans entrer dans le détail des opérations, il faut souligner le rôle capital de ces divisions. En effet, en janvier 1944, les Alliés anglo-américains piétinent devant la ligne de défense allemande ancrée sur le massif des Abruzzes (ligne Gustav). Or les divisions du CEF sont parfaitement rompues à la guerre de montagne, elles vont pouvoir lancer, du ler au 16 mai, une attaque décisive. Ainsi la 4e DMM possède la même puissance de feu que les autres divisions, mais elle est dotée d’un train muletier de 6 400 bêtes et de sections d’enchaîneurs muletiers. Ces éléments lui permettront de passer là où les jeeps elles-mêmes sont arrêtées, de franchir des obstacles considérés comme inviolables. De piton en piton, du Petrella (1 535 m) au Revolle (1285 m), du nid d’aigle de Campodimelo à Lenola, elle ouvre le chemin de Rome. Regroupée avant son départ pour la France, la division laisse 74 officiers et 1 538 sous-officiers et soldats dans les cimetières de la péninsule.

Les pertes globales des « Africains » en Corse et en Italie sont de 6 255 tués, dont 4 000 Nord-Africains et de 23 000 blessés, dont 15 600 Nord-Africains.

Le débarquement de Provence

A la veille du débarquement de Provence d’août 1944, l’effectif global de l’ensemble de l’armée de terre française (FFI non compris), est de quelque 550 000 hommes. On y trouve réunis les contingents de la France libre (50 000), les évadés de France via l’Espagne (15 000), les enrôlés de la Corse libérée (13 000), les contingents de l’Afrique noire (80 000), et enfin plus de 400 000 hommes originaires de Tunisie, d’Algérie et du Maroc. Pour être plus précis en ce qui concerne l’Afrique du Nord, au ler novembre 1944, on décompte, en reprenant la terminologie de l’époque, 176 000 « Français » sous les drapeaux, et 233 000 « musulmans ». Une majorité de ces hommes est issue de la conscription : appelés et rappelés forment 72% du total des Français recrutés et 54% des Maghrébins. Le 16 août 1944, les troupes coloniales débarquent sur la plage de Cavalaire ; elles y retrouvent les soldats de l’armée d’Afrique, dont une partie a été ramenée directement d’Italie. Sous le commandement du général de Lattre de Tassigny, ces soldats qui, avec les Alliés, s’emparent des plages de Provence pour ouvrir un deuxième front, après celui de Normandie, vont jouer un rôle essentiel, en bousculant la défense allemande à Hyères, dans l’île de Porquerolles, la presqu’île de Giens, à Solliès-Pont, et devant Toulon, puis devant Marseille. Ainsi, la 3° DIA (division d’infanterie algérienne), avec à sa tête le général de Monsabert, entre la première dans Toulon, se précipite sur les avancées de Marseille, y pénètre en plein chaos : la « montée » de Notre-Dame-de-la-Garde lui livrera la ville, le 29 août.

Pieds-noirs et Musulmans sous les drapeaux

L’Afrique du Nord connut un effort de mobilisation considérable : la contribution « française » et « musulmane », pour reprendre !a terminologie de l’époque, atteignait respectivement 176 500 et 233 000 personnes sous les drapeaux au 1er novembre 1944. Le nombre des « Français » représente plus de ( 6% de la population dite des « pieds-noirs » (l’expression, d’abord appliquée aux viticulteurs qui avaient planté des ceps très noirs provenant de Cafifornie, sera étendue par la suite à l’ensemble des Français d’Algérie, d’origine essentiellement sud-européenne). Sur la base d’une population de 40 millions d’habitants, ce pourcentage se serait traduit pour la France métropolitaine par la levée de 6 millions et demi d’hommes !
Le nombre des « musulmanss », plus élevé, ne représente cependant que 1,6 % de la population indigène totale. C’est que le système de le mobilisation est pour eux plus aléatoire : au Maroc, on recrute seulement par engagement, alors qu’en Algérie et en Tunisie, on procède, en outre, à un tirage au sort parmi les recensés bons pour le service, dans la limite des contingents fixés. On comptait 134 000 Algériens, 73 000 Marocains et 26 000 Tunisiens.
A propos du coudoiement exemplaire au combat entre « coloniaux » et « indigènes » , l’historien pied-noir Jean Pélégri a écrit : « Trois ans de gamelles, de boue, des périls partagés, des compagnons morts ici ou là, en ltalie, sur les côtes de Provence, en Franche-Comté, dans les plaines d’Alsace : la fraternité des ormes, au rique de faire sourire certains, n’est pas une vaine expression quand la guerre parait juste. [...] Mais, au retour, pour les Algériens, après cette grande épopée, ce fut le retour à zéro, la non-citoyenneté, quand ce n’était pas, comme dans le Constantinois, les armes retournées contre eux. [...] Un sang versé pour rien, des morts inutiles, et, à tout jamais perdue, la dernière chance de vivre ensemble. »

DeGaulle

Les soldats de « la plus grande France »

Les soldats en provenance d’Afrique ont ainsi fait preuve de courage, d’ardeur et de discipline dans les combats pour la libération de la France.

Cultivateurs de Casamance, fellahs du Rif ou des Aurès, jeunes Tunisiens, Malgaches, Tchadiens, Togolais, montagnards ou gens de la plaine se sont trouvés arrachés à leurs champs et jetés dans la fournaise. En un sens, c’est la vieille tradition de l’armée d’Afrique, forgée au XIXe siècle par les conquêtes coloniales, qui se perpétue. Solidement encadrée par des officiers français, l’armée était aussi l’occasion pour le colonisé de sortir de son milieu social, de découvrir d’autres horizons, de s’émanciper de sa condition d’indigène, de prouver sa valeur guerrière. Mais à ces facteurs hérités du passé sont venus s’ajouter d’autres motivations.

La Seconde Guerre mondiale a remis en cause l’équilibre politique et économique existant entre les puissances coloniales et leurs possessions d’outre-mer. La propagande des courants nationalistes se propage. Vaincue en 1940, la France a montré sa fragilité aux yeux de ses colonisés. Pour ceux-ci, libérer la France, c’est lui demander de tenir compte de leur spécificité, voire préparer leur propre émancipation. Les mots d’ordre de lutte contre le fascisme, contre le nazisme, ont de profondes résonances dans les motivations des soldats de l’armée d’Afrique et de l’armée coloniale. L’Empire traditionnel français est menacé.

Au risque de disparaître, il doit se renouveler. Là est le sens de la conférence de Brazzaville (30 janvier-8 février 1944), où, pour la première fois, il sera question d’« émancipation ». Malgré de fortes réticences, une volonté de changement s’affirme. Tous ces éléments, conjugués, donnent aux « soldats de la grande France » un moral élevé.

La France libérée

Après la libération de Marseille, une fraction des troupes françaises s’engage à l’ouest, vers le Languedoc, tandis que la plus grande partie remonte la vallée du Rhône avec sur son flanc droit les divisions US, fonce sur Arles, Avignon, s’empare des ponts pour libérer les maquis de l’Ardèche, et, enfin, atteint Lyon, libéré le 3 septembre 1944.

Le 12 du même mois, à Nod-sur-Seine, un village entre Châtillon et Dijon, la jonction est réalisée avec la 2e DB débarquée en Normandie. Entre-temps, Paris a été libéré, avec la capitulation de la garnison allemande, le 25 août. Un régiment de marche des Nord-Africains de Paris, composé d’anciens prisonniers - il compte même dans ses rangs un Egyptien et un Syrien ! - détenus à Versailles depuis le début de la guerre et libérés par les résistants, participe à la libération de la capitale.

L’ennemi s’étant ressaisi, la progression se ralentit. Le commandement allié met en place un dispositif qui entraîne un étirement des troupes françaises, des Vosges à la FrancheComté. Le 14 novembre, de Lattre entreprend de s’emparer de Belfort, ce qui ne sera fait que le 28, tandis qu’au nord, la 2e DB, commandée par Leclerc, libère Strasbourg le 23 novembre.

L’armée d’Afrique, qui supporte une grande part des combats, est exténuée. La relève ne porte que sur les contingents d’Afrique noire (environ 20 000 hommes) réputés, depuis la Première Guerre mondiale, ne pouvoir supporter la rigueur des hivers européens. On épiloguera longtemps sur les raisons qui amènent au désengagement des troupes d’Afrique noire, à la veille de l’hiver 1944-1945. Il y aura, chez ces soldats retirés du front, une grande déconvenue, aggravée par les difficultés administratives qu’ils rencontreront pour faire reconnaître leurs droits une fois revenus dans leur pays.

Goumiers traversant un village d’Alsace

Privée de relève, épuisée, l’armée d’Afrique affronte la résistance acharnée des troupes allemandes dans les Vosges et dans la plaine d’Alsace, puis une double contre-offensive ennemie dans les Ardennes et depuis le Palatinat, en direction de l’Alsace du Nord. Selon de Lattre, à la mi-décembre 1944, les pertes (morts, blessés, malades et disparus) s’élèvent à 30 % chez les tabors marocains et à la 4e DMM, à 50 % à la 2e DMM et 9e DIC, et atteignent même 109 % à la 3e DIA (ce dernier pourcentage s’explique par le fait que tous les hommes de la division ont été au moins une fois blessés ou malades entre août et décembre 1944). Pourtant, ces troupes d’Afrique trouvent la force de résister à la contre-offensive allemande, puis de participer au passage du Rhin. Le 20 janvier 1945, le 1er corps d’armée repart à l’attaque entre Thann et Mulhouse, avec deux divisions marocaines, la division coloniale et la 1ère DB dans des conditions atmosphériques épouvantables (tempêtes de neige, verglas, thermomètre descendant jusqu’à -30°). Des combats acharnés se déroulent dans la neige, au milieu des champs de mines, face à des contre-attaques allemandes appuyées par des chars lourds. L’ardeur et l’opiniâtreté des troupes d’Afrique finissent par l’emporter.

Le 4 février, la 4e DMM tend la main à la 12e division américaine venant de Colmar. Tandis que le 2e corps d’armée « monte la garde sur le Rhin » [1] , le ler corps d’armée court au Danube, qu’il atteint le 21 avril, dans la région de Tuttlingen. Le 6 mai, la 2e DIM est à la sortie du tunnel de l’Arlberg. C’est la fin de la guerre. Le 8 mai 1945, de Lattre appose à Berlin le paraphe d’un Français au bas de l’acte de reddition des armées hitlériennes vaincues.

C’est nous, les Africains...

Le colonel Rives, qui fut à la tête du 16e régiment de tirailleurs algériens, a écrit : « Les coloniaux se sont couverts de gloire pour la France libre : si la 2e DB qui a débarqué en Normandie était composée exclusivement d’Européens, ce sont eux, les coloniaux, qui fournirent les 2/3 des troupes à Bir Hakeim, 70 % lors de la campagne d’Italie, du débarquement de Provence. Ce sont eux qui ont pris Toulon, Hyères, Marseille, Strasbourg. »

Les pertes globales de la lre armée, en France et en Allemagne, se sont élevées, du 15 août 1944 au 8 mai 1945 à 9 237 tués, dont 5 260 Nord-Africains, et à 34 714 blessés, dont 18 531 Nord-Africains. Et pourtant... Au moment où s’affirme la victoire contre le nazisme, Gaston Monnerville, qui était né en Guyane, proclame, le 25 mai 1944 : « Sans l’Empire, la France ne serait qu’un pays libéré ; grâce à son Empire, elle est un pays vainqueur ». A la fin de l’année, le ministre René Pleven assure : « En ce moment la France est sans doute plus consciente qu’elle ne l’a jamais été de la valeur de ses colonies ».

L’image de la France sauvée par ses colonies est ainsi enracinée dans bon nombre d’esprits. D’un côté, le régime pétainiste avait refusé de poursuivre le combat à partir de l’Empire et s’était compromis dans la collaboration avec l’Allemagne nazie ; de l’autre, la France libre s’est appuyée sur l’outre-mer pour reconquérir la métropole.

Le bataillon des tirailleurs algériens, le 11 novembre 1945, sur les Champs-Elysées.

Les raisons d’un blanchiment

A partir d’octobre 1944, la majorité des troupes noires est progressivement retirée de la zone des opérations. Le commandement évoque le manque d’endurance au froid de ces soldats noirs ; cette raison peut recouvre une autre, d’ordre tactique, liée à l’utilisation traditionnelle de ces combattants : aptes à fournir un violent et décisif effort dans le choc, assureraient-ils aussi bien le combat statique de position que l’on prévoit ?

En fait, pour expliquer ce désengagement, d’autres causes sont aussi à retenir. Siéger à la table des vainqueurs implique de montrer que le dernier effort de guerre repose, non plus seulement sur le concours de l’Empire, mais sur une armée métropolitaine reconstituée, capable de tenir son rang en Europe. La volonté de mettre au combat contre l’Allemagne le plus rapidement possible les 50 000 hommes des meilleures troupes FFI, et de mieux les contrôler, en les intégrant au plus vite dans l’armée régulière, n’est pas étrangère à l’« escamotage » des contingents noirs.
S’ajoutent à cette raison de haute politique les premières inquiétudes quant à la fidélité des troupes coloniales. Déjà spectatrices des querelles intestines franco-françaises depuis juin 1940, elles ont trouvé une métropole exsangue, où les troupes alliées jouissent d’un grand prestige. A la différence de la Première Guerre mondiale, où la ségrégation raciale était encore très forte dans l’armée américaine, les tirailleurs sénégalais découvrent en 1944, dans les unités américaines, des Noirs qui sont chefs de char ou aviateurs. Enfin le prix du sang versé suscite une juste revendication d’égalité, en écho avec le monde nouveau annoncé par de Gaulle à Brazzaville. Un retrait, on le voit, bien plus politique et psychologique que lié à des impératifs climatiques : cela explique qu’il se fit « sans gloire, sans cérémonies officielles, à la sauvette ».

Amertume et sentiments d’injustice


Mais derrière les discours officiels, très vite, s’opère un processus de reconstruction de la mémoire nationale, qui évacue l’effort décisif de l’armée d’Afrique. Dès septembre 1944, le général Moll, chargé du bureau FFI de la 1ère armée, ne relevait-il pas déjà : « Malgré la sollicitude des cadres français qui connaissent l’indigène et l’aiment, le moral du Marocain n’est pas bon, celui de l’Algérien est mauvais. Une amertume certaine est en train de se muer en colère sournoise. Quant aux Français, ils déplorent le fossé qui ne se comble pas entre eux et les FFI, entre l’armée d’Afrique et la nation ».

Les contingents issus de l’armée d’Afrique s’étonnent alors du petit nombre de métropolitains venus les renforcer dans les dures batailles des Ardennes, de l’Alsace, en Allemagne ; ils se plaignent du manque de permissions, eux qui n’ont cessé de combattre, depuis la Tunisie, l’Italie, la Provence ; ils ne comprennent pas, en face des éloges prodigués aux FFI, le silence que l’on fait autour de leurs sacrifices. Les Maghrébins, les plus nombreux dans l’armée d’Afrique, se sentent ébranlés dans leurs représentations de la France : ils ont vu la défaite de 1940, ils ont pu mesurer la supériorité matérielle et technique des Américains. Ils se montrent sensibles au nationalisme qui se propage (Manifeste du peuple algérien de Ferhat Abbas, en avril 1943 ; Manifeste de l’Istiqlal [parti de l’indépendance] au Maroc, en janvier 1944). Ces soldats du Maghreb, de retour chez eux, voient la misère matérielle qui frappe durement les campagnes, amertume et déception les guettent, lorsqu’il leur viendra à l’idée de réclamer les mêmes droits de citoyenneté que les Français d’Afrique du Nord. Beaucoup s’indignent de ce que la citoyenneté avec maintien du statut personnel musulman, accordée par les ordonnances de mars 1944 en Algérie, ne soit pas octroyée aux anciens combattants, ou, du moins, aux décorés de la Croix de guerre. Et surtout, ils découvrent avec stupeur l’ampleur de la répression dans le Constantinois, après les émeutes de Sétif et Guelma, en mai-juin 1945.

Eux, qui ont fait preuve d’abnégation, de courage, de discipline dans la guerre pour libérer la France, se souviendront. Certains prendront les armes, des années plus tard, pour libérer « leur » pays, de la présence coloniale, cette fois ; d’autres tenteront de faire reconnaître leurs droits de combattants pour la France, leur qualité de citoyen par le sang versé.

Benjamin STORA, 1995

 


Notes
 
[1] Expression ironique : il s’agit du titre d’un chant militaire allemand.

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Ouvrages

Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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