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Le film « La Bataille d’Alger » de Gillo Pontecorvo a longtemps été invisible sur les écrans français. Mais cette censure est très particulière puisque ne venant pas de l’Etat, comme ce fût le cas de tous les autres films tournés pendant la guerre d’Algérie et sortis en salles après 1962[1]. Cette fois, l’interdiction est venue de la « société », les exploitants des salles renonçant à la projection de ce film à la suite de menaces proférées par des associations de rapatriés (les « pieds-noirs ») ou d’anciens combattants (les officiers ou soldats ayant accompli leur service militaire en Algérie).

bataillealgerEn 1966, le jury du Festival de Venise attribue le Lion d’Or à la Bataille d’Alger. Tourné seulement trois ans après la guerre d’Algérie dans les ruelles de la célèbre Casbah, sur les lieux même où se déroula la « Bataille », le film possède, d’abord, une grande valeur documentaire. On y voit l’assaut donné dans l’hiver 1957 par les paras du colonel Bigeard et du général Massu. Les officiers français sont montrés comme des « professionnels » froids de la lutte antiguerilla (et cet aspect sera très vite repéré et utilisé par les écoles américaines d’instruction, alors en guerre au Vietnam ou en Amérique latine). Le problème de la torture est traité, montré, visualisé en une scène saisissante. Celui de la violence aveugle contre des populations civiles aussi, à travers le visage d’un enfant juste avant l’explosion d’une bombe meurtrière. En France, le film ne sera pas diffusé, sous la pression des principales organisations de rapatriés (c’était alors le terme qui désignait les populations européennes exilées d’Algérie après l’été 1962).

Après la grève générale de mai juin 1968, une nouvelle génération arrive sur le devant de la scène politique, qui n’a pas connu la guerre d’Algérie. Les jeunes à ce moment, qui entrent en politique, veulent s’attaquer aux silences de l’histoire officielle française. La période de Vichy sera mise en accusation notamment à travers le documentaire Le Chagrin et la Pitié, de Marcel Ophuls qui donnait le visage d’un pays bien peu résistant. Mais il y avait aussi la guerre d’Algérie, et en 1971 ou 1972, les films Avoir 20 ans dans les Aurès de René Vautier, ou RAS de Yves Boisset rencontrent un grand succès parmi les jeunes. Est-ce alors le moment pour que revienne La Bataille d’Alger sur les écrans ? Non. Le distributeur de l’époque demande au début de l’année 1970 un visa de censure pour exploiter le film. Le 4 juin 1970, à la veille de sa sortie, les directeurs de salle parisiens décident brusquement de le retirer de l’affiche. Les menaces des organisations d’anciens combattants, en particulier les parachutistes, sont très précises, très fortes. Le précédent de la pièce de théâtre, Les Paravents de Jean Genet est dans tous les esprits. Des anciens parachutistes avaient fait irruption au théâtre de l’Odéon le 1ier octobre 1966, et avaient dévasté la salle. Le 20 août 1970, à la fin de l’été, un directeur de salle du quartier latin décide la projection de La Bataille d’Alger. Mais c’est une projection unique, sans lendemain… Un an plus tard, en octobre 1971, le cinéma « Studio Saint Séverin » à Paris le programme pour la première fois en séance régulière. Les vitrines du cinéma sont brisées à chaque séance. Le film devient l’enjeu de batailles rangées au Quartier latin, place forte de la dissidence étudiante contre le pouvoir, entre militants de l’extrême gauche et de l’extrême droite (emmenés par le groupuscule « Occident »). Le directeur de salle finira par retirer le film. Et il faudra attendre … octobre 2004 pour que la Bataille d’Alger sorte à nouveau en salles à Paris, et soit diffusé à une heure de grande écoute sur une chaîne de télévision française. Le film ne connaîtra pas une large audience, en salles ou à la télévision.

L’histoire de la longue invisibilité de La Bataille D’Alger est significative du rapport entretenu entre la société française, la guerre d’Algérie et sa représentation au cinéma. Ce film n’a pas connu une censure officielle, étatique rendant sa diffusion impossible. Il n’existe pas de décret visant directement le film de Pontécorvo, comme au même moment celui qui frappa La Religieuse de Jacques Rivette (adapté de l’œuvre de Diderot).  Contrairement aux apparences, la censure est donc venue d’ailleurs. D’abord, des groupes porteurs de la mémoire de l’Algérie française, voulant absolument défendre la « mission civilisatrice » de la France dans les colonies. Ces groupes étaient très actifs, puissants, bien organisés, surtout quelques années seulement après l’indépendance algérienne. Quarante ans après, ils n’ont pas disparu (on a pu voir leur efficacité au moment du vote de la loi du 23 février 2005 dont l’article vantait « l’œuvre positive de la présence française outre-mer »), mais leur rôle est bien moins important. La mémoire coloniale a du mal à se transmettre. Mais la censure est venue également des… spectateurs. Les Français ont toujours du mal à regarder en face leur passé colonial, et le principal problème du genre « films de guerre d’Algérie » est bien celui de l’indifférence du public, des échec commerciaux de chaque film.

Cette double censure « d’en bas », de la part des nostalgiques de l’Algérie française et des Français dans un sens plus large, nous entraîne ailleurs : là où le passé ne passe pas, vers l’auto-censure…


[1] Citons pour mémoire, les films officiellement censurés : l’Algérie en flammes de René Vautier, Tu ne tueras point de Claude Autant-Lara, Le Petit soldat de Jean Luc Godard, Octobre à Paris de Jacques Panijel, Muriel d’Alain Resnais ou Adieu Philippines de Jacques Rozier. La guerre d’Algérie est la dernière grande époque de censure massive du cinéma français. Sur cet aspect, je renvoie à mon ouvrage, Imaginaires de guerre, Paris, poche, Ed La Découverte, 2004.

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