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L'image

Visions de l’Autre. L’Indochine.

Scénarios indochinois de l’après guerre. L’isolement, l’autre invisible.

Le 28 avril 1956, le haut commandement français en Indochine est dissous, les dernières troupes du corps expéditionnaire s’embarquent à Saigon. Ce départ marque la fin d’un siècle de présence française dans cette ville conquise par les marins de l’amiral Rigault de Genouilly, le 17 février 18591 . Une armée plus tard,

en 1957, sort sur les écrans Mort en fraude, de Marcel Camus, évocation de l’Indochine dans les ultimes moments de la présence française, résumée en ces termes dans le Guide des films de Jean Tulard : « Dans les années cinquante, à Saigon, Paul Horcier est impliqué dans un trafic de devises qu’il a, de surcroît, perdues. Pourchassé par la police et les trafiquants convaincus d’avoir été doublés, il trouve refuge dans le village d’une Eurasienne, Anh, qui l’aime. Mais il sera retrouvé par les trafiquants et tué2. » La même année, Patrouille de choc poursuit sa carrière sur les écrans. Le film de Claude Bernard-Aubert aborde directement la guerre d’Indochine. Histoire « musclée », classique, sur le thème de la patrouille perdue qui tente de « pacifier » un village harcelé par les combattants du Viêt-minh. Claude Bernard-Aubert est un ancien d’Indochine, engagé à dix-huit ans, parti en qualité de reporter-cameraman. Il reviendra en 1980 sur le thème de cette guerre, avec Charlie Bravo : « Un commando de parachutistes français, sous les ordres du lieutenant Brissac, attaque un village vietnamien, délivre une infirmière et tue ses habitants. Les paras font retraite vers leur base. Un reporter, François Girard, se joint à eux. Ils sont harcelés par les Viets qui, pour venger les villageois, les déciment peu à peu. Obligés de se replier vers la mer, les derniers survivants français sont abattus alors qu’ils s’apprêtaient à embarquer3. » Le film, qui rencontre peu de succès en 1980 en France (au moment où s’abat l’avalanche des films américains sur la guerre du Viêt-nam), est très violent. Pour Guy Gauthier, « l’œuvre de Bernard-Aubert reste ambiguë, tiraillée peut-être entre une volonté d’hommage à la fraternité des combattants et une tendance quasi anarchisante4 ». Il est vrai que le cinéaste entend dénoncer l’atrocité de la guerre, en même temps qu’il fait un éloge de la virilité combattante.  En 1962, Léo Joannon réalise Fort du fou, l’histoire d’un fort français encerclé par le Viêt-minh, qui emploie toutes les ressources de la guerre psychologique (y compris celle de faire croire au capitaine que le lieutenant l’a « cocufié ») pour l’obliger à se rendre. La guerre d’Algérie vient juste de se terminer, et ce film se montre sans nuances, tout à fait à la gloire des combattants. En 1964, Henri Decoin réalise Les Parias de la gloire, avec Maurice Ronet. Un ancien combattant de la guerre de 1939-1945 trouve en Indochine un exutoire à sa haine des Allemands, jusqu’à ce qu’il rencontre du même côté que lui un ancien des troupes nazies, de surcroît meurtrier de son frère. Les deux hommes meurent ensemble, toute haine abolie.

Mais seule La 317e Section, de Pierre Schoendoerffer, marque fortement les esprits. Il est vrai que ce film sort sur les écrans en 1964, au moment où l’engagement américain se fait plus « conséquent » au Viêt-nam. Dans ce film en noir et blanc, où la fiction croise le documentaire, au mois de mai 1954, tandis que tombe Diên Biên Phu, une section de supplétifs laotiens reçoit l’ordre de se replier. Dans « la jungle grouillante de Viets », les soldats tomberont les uns après les autres. Un seul Européen en réchappera. A mesure que se déroule l’action, les caractères se dessinent et s’opposent. Un sous-lieutenant, fraîchement sorti de Coëtquidan, ne rêve, avec l’enthousiasme de sa jeunesse, que de coup d’éclat et d’action héroïque. Son adjoint adjudant est un « homme de guerre », qui exerce cette profession comme elle doit l’être, avec prudence et détermination. Cet Alsacien, engagé « malgré lui » dans la Wehrmacht, a fait la campagne de Russie et dispose d’une vaste expérience. Le commentaire nous dit, dans une conclusion d’une simplicité lyrique, qu’il sera tué en Algérie. On trouve dans La 317e Section des coïncidences historiques et géographiques avec le film de Raoul Walsh, tourné en 1945, Objective Burma (en français traduit par Aventures en Birmanie, avec Errol Flynn) : la jungle maudite où errent des hommes harassés, poursuivis par des ennemis invisibles, et où le combat se réduit aux traînées lointaines des balles traçantes, à des embuscades à demi insoupçonnables. Tout cela apparaît d’une remarquable véracité et non comme une reconstitution5. Au ras du sol, la caméra de Schoendoerffer se révèle inspirée par une matière en fusion, dont l’humanité sourd au moment où on s’y attend le moins. Du cinéma brut, d’une réelle grandeur. Dans La 317e Section (comme, sur un autre registre, dans Patrouille de choc), un petit groupe de personnages se retrouve isolé. Le monde de la guerre est leur théâtre.

Au fond, ce n’est pas la rareté des images à propos de l’Indochine qui pose problème, mais le sens des images. A chaque fois, une patrouille isolée, coupée de tout, de l’arrière et du front lui-même, symbolise le drame indochinois. Même le temps vécu par les personnages ne vient pas croiser la grande histoire. Le récit de La 317e Section s’inscrit entre le 3 et le 10 mai 1954 : une semaine fatidique, une semaine de marche pour le groupe d’hommes qui atteindra trop tard son objectif (le combat, décisif, de Diên Biên Phu est fini). L’Indochine de Schoendoerffer, c’est celle des hommes perdus qui refusent de perdre. Dans Patrouille de choc, Bernard-Aubert fait de son film un « hommage aux héros abandonnés d’Indochine » (titre de l’article paru à son sujet dans le numéro 1724 de La Cinématographie française). L’isolement, puis l’abandon : les thèmes seront repris pour l’Algérie.

Erreurs politiques et militaires françaises, refus américain du sauvetage de Diên Biên Phu, disparition de milliers de soldats, camps de « rééducation » : l’Indochine sera transformée en une histoire difficilement reconnaissable, longtemps défigurée et refoulée. Cette dénégation construira la chaîne « Algérie-Viêt-nam », et restera comme un noir secret franco-américain. Il y a eu pourtant près de 80.000 morts du côté français en Indochine (1946-1954) contre 58.000 Américains pendant la guerre du Viêt-nam (1964-1975). Cette guerre idéologique, considérée comme très chère et, surtout, lointaine annonce la fin de l’empire colonial français6.

L’Indochine restera une ombre dans la mémoire nationale française. Coincée entre les « années noires » de l’occupation-collaboration de 1940-1945 et les « événements » de mai 1968, la guerre d’Algérie s’installera comme la référence dissimulée de la guerre de décolonisation. Il faudra pratiquement attendre trente longues années, pour que réapparaisse et se reconstruise mémoire de l’Indochine par les images7 avec les films Indochine et Dien Bien Phu en 1992.

Visions de l’Autre. L’Algérie.

Guerre d’Algérie : Déséquilibre des images, des visions de l’autre

Dans les images de guerre et la guerre des images, la guerre d’Algérie d’une certaine façon est une matrice, à la fois de ce qu’on nous montre et de ce qu’on ne nous montre pas. Pendant ce conflit, les Français principalement produisent les images. Très peu de films et de photographies parviennent du côté algérien. Un océan d’images arrive du côté français. Dans les archives photographiques de l’armée française, cents mille clichés sont consultables. Il n’y a pas d’équivalent en face, du côté algérien.. Quand on parle de représentation, il faut partir de là. De dissymétrie entre ceux qui produisent les images et ceux qui les reçoivent.

D’un côté, se déployait le dispositif d’un Etat français très puissant, avec plus de 400 000 hommes sur le terrain à partir de 1956, et une force de propagande considérable. En face, une société émiettée, qui avait du mal à se ressaisir et à exister par elle-même, des groupes d’action et de lutte armée dispersés entendant définir l’existence de la nation par le recours à la lutte armée. Cette inégalité se traduisait sur le terrain des images. D’un côté, un immense appareil de propagande français se déversait avec sa masse d’images photographiques, à travers les grands organes de presse8. Le gigantesque fonds de l’ECPA (Etablissement cinématographique et photographique des armées) compte aujourd’hui 300 000 photographies9. Des jeunes apprentis-cinéastes, Philippe de Broca ou Claude Lelouch, en faisant leur service militaire, ont appris à tenir une caméra pendant la guerre d’Algérie. Les grands photographes « circulaient » entre l’armée et les organes de presse, entre l’ECPA et Paris Match. Cette histoire reste à écrire. Des photographes du refus existaient aussi à côté de l’armée française, Marc Garanger par exemple qui photographiait les femmes algériennes10.
La France photographiait à l’avant du front des opérations et construisait ainsi son appareil de propagande. En face, à l’arrière, existaient en fait très peu d’images. Quelques rares grands reportages tentaient de lever le voile comme ceux qui étaient effectués par un « chasseur d’images » yougoslave, ou le reportage d’un photographe américain qui a été censuré par l’agence Magnum, réalisé dans les maquis du Nord Constantinois près de la frontière tunisienne en 1957-1958. Un cinéma militant est apparu, structuré par René Vautier, avec Mohamed Lakhdar Hamina, Djamel Chanderli, alors jeunes cinéastes dans les maquis algériens. Entre 1957 et 1962, ces balbutiements reflétaient l’inégalité fondamentale de cette guerre. Pourtant, la France a perdu et sa propagande a échoué. Il y a là une leçon à tirer, qui ne sera pas suivi par la suite : les images n’ont pas servi à renverser le cours du conflit.

A voir les films des maquis, plusieurs éléments se croisent : la volonté de fabriquer des images de contre-propagande, d’édifier un futur cinéma national, le désir de laisser une trace, l’issue de la guerre étant, à l’époque où l’Algérie était encore française, totalement aléatoire. Ce cinéma était très militant, extrêmement engagé. Après l’indépendance, les Algériens ont été obligés de fabriquer du cinéma, en suppléant à l’amnésie du cinéma français sur la guerre et à une amnésie générale. Ils avaient une tâche énorme sur les épaules : fabriquer un imaginaire de l’Algérie en guerre, et suppléer à tout le cinéma, amnésique pendant la guerre11.

Une guerre inégalitaire des images : à partir de ce simple constat, une première question se pose : qui produit l’image et à partir de quel lieu cette image est-elle construite ?
Autre interrogation, sur la guerre d’Algérie. La majeure partie des images sont celles, non pas de la guerre en elle-même mais de la « pacification ». Ces images visent à montrer comment la France éduque, protège, soigne, construit, fabrique des routes, etc. La guerre des images est aussi une guerre de propagande, dans le sens classique du terme. Cette guerre d’images vise à expliquer que, d’un côté, se trouve une barbarie, de l’autre côté existent des populations qu’il va falloir protéger, pacifier.
Un autre aspect est celui qui touche à la visibilité des cadavres. Ce sont, la plupart du temps, des photographies d’égorgements ou de règlement de compte internes aux Algériens. La plupart des images connues de la guerre sont celles d’Algériens qui ce sont affrontés entre eux, combattus, entre messalistes, les partisans de Messali Hadj, et frontistes, par exemple. Evoquer le déséquilibre des images c’est aussi dire que les images de la violence sont, dans le fond, d’un seul camp.

Et enfin, dernier aspect, il n’y a pas, ou très peu d’images de la torture pratiquée en Algérie. D’autres images consistant à montrer des exactions, par exemple, au napalm de l’armée française n’existent pas également.  De sorte que les seules façons de se référer à des exactions commises par la France reposent sur des témoignages.

Si on cherche à regarder la guerre, on ne peut pas la regarder justement. Par exemple, il y a eu cette fameuse « erreur » commise par le Monde 2. Ce magazine avait publié une image d’un Algérien torturé. Cette image venait du musée du Moudjahid à Alger. Elle était une image « construite », trafiquée par les Algériens qui essayaient à toute force de construire une image d’Algérien torturé, mais sans mesurer le fait que la torture ne pouvait pas être représentée. Il n’y a pas d’images de ce type d’exaction.
Au fond, concernant l’histoire de la guerre d’Algérie, cette absence d’image se révèle très angoissante. Du point de vue des Algériens, l’angoisse naît de l’absence de représentations de l’exaction commise par les autres.

La fiction et l’approche du réel.

Une autre absence se perpétue, celle de « l’indigène », de l’Algérien dans le cinéma français. L’absence de l’autre, du colonisé, de « l’homme du Sud ». Qu’il résiste, s’oppose ou se montre d’accord avec les buts de la guerre, il n’existe pas. Absence encore dans le fait que tous ces films, et ceux de la période antérieure, n’ont pas été tournés dans l’Algérie réelle, mais dans des décors reconstitués, ceux du Maroc et de la Tunisie. L’absence d’Algérie participe de cette déréalisation de la guerre montrée. Le cinéma n’est pas seulement affrontement idéologique possible autour de la conduite de la guerre, mais il est aussi affaire d’affects, de passions, d’espaces authentiques, de paysages vrais. Il y a là un manque et cette double disparition, celle de l’ « Algérien-indigène », et des paysages réels, pèse dans le sentiment d’absence. Une autre absence est perceptible dans cette époque de construction des fictions, celle du corps de la guerre. Le spectateur ne voit pas le « cadavre » de la guerre d’Algérie. Les cinéastes ne font pas corps avec la guerre. Comment regarder une guerre où le rapport à la mort se trouve absent ?

Les quelques images des films de fiction ont été projetées après coup en France, au moment où justement la société ne voulait plus entendre parler de l’Algérie. Cette temporalité décalée est fondamentale : ces images sont tombées à côté de la société, n’étant pas arrivées au bon moment, et elles n’ont pas servi à éclairer la situation, à enclencher des choses. L’oubli de la guerre d’Algérie domine déjà dans l’après 1962, les images cinématographiques ne s’imprimant pas véritablement dans la conscience française. Dans les films anti-colonialistes des années 70, comme RAS d’Yves Boisset, l’absence du combattant algérien est frappante. La figure de l’Algérien est absente également dans ce qu’on a appelé, après-coup, le cinéma colonial. Il y a donc l’absence de la guerre, l’absence de l’avant-guerre dans le cinéma colonial, l’absence dans l’après-coup de la guerre12. L’Algérie, en un sens, n’a jamais vraiment figuré. L’absence, est aussi celle des lieux physiques de tournage dans le cinéma français : la quasi totalité des films sur la guerre d’Algérie ont été tournés ailleurs, au Maroc et en Tunisie très souvent. Le manque d’Algérie réelle fabrique des personnages sans territoires qui cherchent des issues. Absence d’ancrages, de repères, seulement des rivages friables, des rencontres fugitives, des pertes. Scénarios dont le cheminement consiste à retrouver la réalité fantasmatique d’un univers à la fois perdu, et en gestation, mais jamais réel. Le vertige a donc été généré avant même la tragédie des années 1990. Avant cette tragédie, l’Algérie était ainsi, déjà, ce pays abstrait, disparu de la conscience collective française, une tâche noire. Il y a un redoublement de l’absence, une sensation de solitude dans cette tragédie, inexpliquée, inexplicable, non représenté et non représentable. L’Algérie s’éloigne de nous, ce qui n’est pas le cas du Maroc ou de la Tunisie, pays présents dans la conscience française par le tourisme ou les décors de films.

Résoudre l’absence de l’autre

Car les films de fiction français sur la guerre sont très peu nombreux. Le film d’Autant-Lara, Tu ne tueras point, interdit, a été tourné en 1958, quatre ans après le début de la guerre. Godard tourne Le Petit soldat en 1959. Muriel de Resnais est tourné en 1961. Le cinéma français manifeste un évident retard par rapport au développement historique de cette guerre, tel qu’il s’accomplit en temps réel. Il s’agit bien sûr d’un phénomène d’autocensure, conséquence de la puissante censure étatique, qui avait par exemple interdit le film de Carpita en 1955, Le Rendez-vous des quais sur la guerre d’Indochine. Dans ce contexte, le cinéma algérien doit résoudre l’absence du récit de l’autre. Les choses ne sont donc pas simples pour lui. Si l’on compare ce problème de l’absence du récit de l’autre avec la guerre du Vietnam, il faut dire que le cinéma américain sur cette guerre a trouvé sa force, en un sens, dans la télévision : cette dernière a déversé tellement d’images que le cinéma n’avait pas à raconter vraiment la guerre elle même. Le cinéma américain arrivait dans une sorte de scène déjà connue, il poursuivait un récit. Le cinéma américain sur le Vietnam était le contre-champ ou le contrepoint de ce que la télévision avait filmé. Et cela n’existe pas pour l’Algérie. Pour l’Algérie, le récit historique semblait perdu, ne fonctionnait pas. Il faut se représenter ce qu’était la guerre d’Algérie dans la société française des années 60. Les Français ignoraient tout de ce pays lointain et mystérieux, de la réalité de tous les « hommes du Sud », pour reprendre l’expression d’Albert Camus. Les grandes dates de la guerre étaient également inconnues13.

L’absence dans le refus du mélange.

A propos des retards, des silences, des décalages, il faudrait aussi évoquer les refus de « croisements », de mélanges mémorielles qui renforcent le sentiment de l’absence de l’autre. Du côté français, la guerre d’Algérie est aussi une guerre civile, un affrontement franco-français, dans lequel tous les acteurs se positionnent en victime, les Harkis, les soldats, les pieds-noirs. Comme s’il n’y avait pas, jamais eu de responsable. A partir de là, dans l’après-coup, la guerre ne peut être qu’un récit entièrement personnel, qui ne peut être compris par les autres car chacun reste enfermé dans sa propre mémoire. Tous les acteurs ont reconstruit leur récit rétrospectivement. Quel film aurait pu rendre compte de cela, de cette blessure, de cet abandon, de cette trahison ? Les films sont faits pour des publics qui ne se mélangent jamais. Et deviennent ainsi des échecs commerciaux, ne pouvant fédérer les différentes mémoires.

Chacun cherche une description de sa propre douleur, de son propre vécu. Il n’existe pas de possibilité de croisement, de rentrer dans la parole et la douleur de l’autre. Le spectateur se trouve face à une accumulation de récits dont il faut éviter à tout prix qu’ils ne se croisent. Le film documentaire de Tavernier, La Guerre sans nom, essentiel en ce qu’il restitue du vécu, ne donne la parole qu’aux appelés français et pas aux Harkis, ces combattants du mauvais choix, ou du non-choix. Dans les années 1970, Alexandre Arcady dans Le coup de sirocco va tenter de plaire aux pieds-noirs, Pierre Schoendoerffer dans L’honneur d’un capitaine aux officiers, et Yves Boisset dans RAS aux anticolonialistes. Quel film peut donner tous les points de vue ? Quelques-uns ont tenté ce « croisement » comme Outremer de Brigitte Roüan (1990), qui montre le regard des Algériens, des pieds-noirs et des métropolitains.
Le cinéma français, en ce moment, se « réveille » sur des questions touchant à l’histoire tragique vécue par les Algériens, avec deux films : Nuit noire, d’Alain Tasma, (2005) qui montre les massacres d’immigrés à Paris dans la nuit du 17 octobre 1961 ; et La trahison, de Philippe Faucon, (2006), plongée dans les profondeurs de l’Algérie rurale. Avec la vie quotidienne de soldats sous l’autorité de jeunes officiers français, apparaissent des villageois algériens déplacés brutalement, éclatent les accrochages et les « interrogatoires », et circulent les sentiments de quatre « Français de souche nord-africaine », selon l’expression de l’époque. Ce beau film montre des soldats trop jeunes confrontés à choix difficiles, tragiques.
Quant aux films algériens sur la guerre, ils ont été étiquetés, un peu rapidement, comme des films de propagande et ils n’ont pas été vus par les Français qui, visiblement, n’ont pas cherché à voir et à comprendre ce que disaient les Algériens, à saisir leur souffrance.

Dans le regard des colonisés : l’omni présence de l’Autre.

Le cinéma algérien naît, essentiellement, après l’indépendance des années 1960. Pendant la guerre, l’absence d’image du côté des Algériens, comparée à celle des images officielles de l’armée française, est significative du déséquilibre du conflit entre les armées régulières d’un Etat puissant, et des maquisards. Les films militants, tournés du côté algérien, de René Vautier (L’Algérie en flamme) ou Yann Le Masson (J’ai 8 ans) sont soumis à la censure officielle et ne sont pas distribués en salles. Après l’indépendance de 1962,  se voulant en rupture avec le cinéma colonial pour qui « l’indigène » apparaissait comme un être muet, évoluant dans des décors et des situations « exotiques », le cinéma algérien témoigne d’abord d’une volonté d’existence de l’Etat-nation. Les nouvelles images correspondent au désir d’affirmation d’une identité nouvelle. Elles se déploient d’abord dans le registre de la propagande, puis, progressivement, dévoilent des « sujets » de société.
A l’origine du cinéma algérien, il y a cette question des films « vrais », « authentiques », celle de l’équilibre fragile entre la nécessité de raconter la vraie vie du colonisé et le besoin de s’échapper du ghetto identitaire construit par l’histoire coloniale. Les premières histoires sont édifiantes et maladroites, entre sentimentalisme exacerbé et discours politiques. Elles ont toutefois le mérite de rendre compte, quelquefois de manière efficace, que les gens ne sont pas seulement en guerre contre un ordre ou soumis à lui, mais aussi se parlent et même se racontent des histoires personnelles. On en veut pour preuve, surtout, les films dans les années 1970 de Mohamed Lakhdar Hamina. Le Vent des Aurès, tourné en 1965, l’histoire d’un jeune qui ravitaille des maquisards, se fait arrêter, et que sa mère recherche désespérément dans les casernes, les bureaux, les camps d’internement.  Décembre, sorti en salles en 1972, montre la capture de Si Ahmed et « interrogé » par les parachutistes français. Chronique des années de braise (palme d’or au festival de Cannes 1975) qui ne traite pas directement de la guerre d’indépendance, son récit s’arrêtant à novembre 1954, alternent les scènes de genre (la misère de la vie paysanne) et recherches d’émotion portées par des personnages fragilisés (une famille emportée dans la tourmente de la vie coloniale). Patrouille à l’est d’Amar Laskri, (1972), Zone interdite d’Ahmed Lallem, (1972) ou l’Opium et le bâton, d’Ahmed Rachedi, sont autant de titres programmes qui, sur le front des images, dessinent le rapport que les autorités algériennes veulent entretenir avec le « peuple en marche ».  Le cinéma algérien examine, fouille alors dans le passé proche, mais il n’y a pas d’image première de référence. Tout est reconstruire à partir de rien. Quelque chose relève ici de l’insolence des pionniers, ceux pour qui tout n’est que (re)commencement. Cette image sans passé (il n’y a rien sur les figures anciennes du nationalisme algérien, de Messali Hadj à Ferhat Abbas, ou de Abane Ramdane à Amirouche) cache peut être aussi la hantise de se voir dévoré par des ancêtres jugés archaïques. Ce cinéma décomplexé vis-à-vis d’aînés peut donc avancer rapidement, et la production première de films sur la guerre d’indépendance est importante.

Mohamed Lakdhar Hamina a tenté la restitution d’un métissage échoué et impossible, avec Véronique Jannot, dans La Dernière image, qui date de 1986. Le film évoque l’Algérie des années 1940. La figure de Camus est révélatrice aussi en ce qui concerne le cinéma. L’Etranger de Luchino Visconti est un échec. Visconti n’a pas saisi cette situation difficile, tout en clair-obscur, de fascination, de haine, de ségrégation. Et la mise en scène de Camus comme personnage reste à faire : l’adaptation de son dernier livre Le Premier homme reste un défi que le cinéma doit relever, dans la mesure où ce livre contient toute la complexité de l’univers de Camus.
L’absence de mélancolie apparaît comme une différence centrale avec les films français sur l’Algérie et la guerre, travaillés quelquefois par les remords, et la sensation permanente d’oubli….

Le cinéma algérien s’avance vers plus de complexité. Dans Les Sacrifiés, d’Okacha Touita, (1982), on voit la condition misérable des immigrés algériens en France, et, surtout, les terribles règlements de compte entre militants du FLN et du MNA (les partisans du leader nationaliste Messali Hadj), dans les bidonvilles pour le contrôle de l’immigration. Avec Les folles années du twist, de Mahmoud Zemmouri, (1985), le spectateur découvre l’insouciance d’une jeunesse algérienne dans la fin de guerre (le film se passe au moment de la signature des accords d’Evian de mars 1962), et les combattants de la « vingt-cinquième heure » qui s’apprête à rejoindre le camp des vainqueurs. Ces deux films, dans des registres très différents, adoptent un comportement de rupture avec l’unanimisme nationaliste qui régnait jusque là. Ils annoncent, sur le mode tragique ou humoristique, les « événements » d’octobre 1988, qui voient la jeunesse algérienne ébranler le système du parti unique. Ahmed Rachedi, dans C’était la guerre en 1993, n’hésitera plus à évoquer la violence interne du mouvement nationaliste (liquidations physiques dans les maquis).  Mais la terrible tragédie qui secoue l’Algérie dans ces années 1990, va interrompre le tournage de films en Algérie.

Conclusion : se regarder l’un l’autre.

L’imaginaire, et cela vaut pour la guerre (on allait dire surtout…) peut devenir brusquement « énigme » indéterminée fuyant de tous côtés, fascinations, engloutissements, « délires », débuts d’explorations de soi ou des autres. En vérité, la guerre reste « composite ». Elle accepte (et forge) plusieurs imaginaires étranges, faits d’emprunts à d’autres guerres, se nourrit d’appropriations personnelles, déroule ses « énigmes » devant lesquelles à défauts d’être muette, la « théorie » reste quelque fois impuissante. Le terrain des certitudes de l’historien se trouve alors miné. Avec les déflagrations des guerres, tant d’oeuvres écrites ou orales, de sources disparaissent que les liaisons, les connexions, les rapprochements, les comparaisons, les datations, volent en éclats (ou échappent par pans entiers). Les classements rigides des archives restantes se mettent à craquer.  Les "restes" de livres et de musiques, les fragments d’images de cinéma et de télévision, les vestiges de monuments toujours là, peuvent apparaître comme des apports précieux, inventaire de passions et désirs. Les représentations servent d’échanges indirectes avec un réel passé, et nous font pénétrer dans l’inépuisable domaine des interrogations sur les guerres passées… ou à venir.

Un des grands enjeux est celui de la fabrication d’un imaginaire de guerre commun, croisé, entre des nations qui ne se font plus la guerre. 
La fiction est-elle capable de croiser tous ces points de vue ?14  Sur la rencontre des mémoires, une première expérience cinématographique a été tentée, mais sans suite. Il s’agissait de l’entreprise du commandant Azzedine15  et de Jean-Claude Carrière16 qui ont croisé leurs regards avec un scénario intitulé C’était la guerre17. Cette première tentative qui date de 1992 n’a pas été renouvelée. Cela reste difficile. A cause de la complexité de l’histoire coloniale la spécificité même de l’histoire de l’Algérie. Cette histoire peut se lire tout à la fois comme une histoire coloniale de ségrégation, et une histoire française républicaine. Les deux histoires cohabitaient, se chevauchaient sans cesse. Les Algériens ainsi se heurtent aussi à un problème essentiel, celui de la place des pieds-noirs dans leur histoire et dans l’histoire du cinéma. La pauvreté sociale était partagée au quotidien par les pieds-noirs et les Algériens, mais les premiers avaient un privilège juridique : le droit de vote18. Comment peut-on restituer cet univers « sudiste » où il y a à la fois de la ségrégation et du contact ? Le cinéaste doit relever ce défi-là, pour mettre en scène cette histoire du contact. Dans l’histoire d’un « sud » d’aujourd’hui, André Téchiné dans Loin a réussi à le faire pour le Maroc, en éclairant le double processus de séparation et de circulation. D’un désir inavoué, d’une division des territoires. D’invisibilité communautaire et en même temps d’extraordinaire existence communautaire. Entre les Juifs et les Musulmans marocains, les Français.

L’analyse des regards croisés pourrait aider à rendre plus sereines les relations entre la France et l’Algérie. À travers une démarche commune, peut-on envisager que les regards convergent, et ce dans une confrontation des souvenirs des anciens combattants des deux bords de la Méditerranée ? Cette question j’ai tenté de la poser  dans une série d’émissions Les années algériennes19 , où la mémoire officielle était mise en perspective avec celle des anonymes. En 1991….

Benjamin Stora.


[1] Sur le départ des troupes françaises d’Indochine, voir l’article de Charles-Robert AGERON, « Les adieux à l’Indo », Le Monde, 26 août 1992.
[2] Jean TULARD, Guide des films, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1990, t. 2, p. 242.
[3] Ibid., t. 1, p. 383.
[4] Guy GAUTHIER, « Rêve d’empire », La Revue du cinéma, n° 483, juin 1992. En 1966, Claude Bernard-Aubert avait réalisé Le Facteur s’en va-t-en guerre, avec Charles Aznavour. Un facteur, en quête d’aventures, demande sa mutation en Indochine. Il se trouve obligé de partager le sort d’un détachement de légionnaires. Replié sur Diên Biên Phu, il est fait prisonnier.
[5] Entretien de l’auteur avec Pierre Schoendoerffer, octobre 1995, Rueil-Malmaison. Ancien parachutiste devenu écrivain et cinéaste, Schoendoerffer n’a rien renié de ses convictions ; son œuvre est plus univoque, moins ambiguë que celle de Bernard-Aubert. Avec la Section Anderson (1968), il continue sa guerre d’Indochine. Il voit le même aveuglement (américain) dans une guerre qui se poursuit. Sur Pierre Schoendoerffer, voir l’article de François De La Breteque, Les Cahiers de la cinémathèque, n°57, octobre 1992.
[6] Pierre Brocheux et Daniel Hemery, Indochine, la colonisation ambiguë, 1858-1954, La Découverte, 1995.
[7] En 1995, la même année, se pose, en images, le miroir Diên Biên Phu (1954)/Saigon (1975) : avec les documentaires de l’Américain Michael Dutfield, La chute de Saigon, et du Français Patrick Jeudy, De Diên Biên Phu à Diên Biên Phu. Les deux films sont diffusés à la télévision française en septembre 1995.
L’Indochine est revenue surtout par la fiction. La même année, 1992, sortent trois films de fiction qui abordent les rivages indochinois : L’amant de Jean-Jacques Annaud tiré du livre best-seller de Marguerite Duras, Dien-Bien-Phu de Pierre Schoendorfer qui conte la défaite française à hauteur d’hommes, et Indochine de Régis Wargnier.
[8] Thomas Michael Gunther, « Le choc des images de Paris Match », in La France en guerre d’Algérie, catalogue de la BDIC, 1992, pp.228-231.
[9] Sur les photos militaires, Marie Chominot, La mémoire photographique de la guerre d’Algérie, mémoire de DEA, 2002, université Paris 8-Saint Denis ; Pierre Miquel, La guerre d'Algérie, images inédites des archives militaires, Paris Pierre, Chêne, 1993.
[10] De Marc Garanger, La guerre d’Algérie vue par un appelé du contingent, Paris, Seuil, 1984 qui est un choix de photographies prises au quotidien au poste d’Ai:n Terzine et dans le secteur d 'Aumale ; Femmes algériennes 1960, Paris, Contrejour, 1982 qui sont des photographies d'identité de femmes algériennes réalisées sur commande en 1960, dans le but d'éditer des cartes d’identité ; Femmes des hauts plateaux, Paris, La boîte a documents, 1990.
[11] Sur ce sujet, voir Abderrezak Hellal, Préface d'Ahmed Bedjaoui : Image d’une révolution : la révolution algérienne dans les textes français durant la période du conflit. Alger, OPU, 1988, 172 p ; Images et visages du cinéma algérien : Alger, catalogue Oncic, 1984 316 p.
[12] Sur l’absence de l’Autre dans le cinéma colonial, voir Adelkader Benali, Le cinéma colonial, Paris, Le Cerf, 1999 ; Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, et Francis Delabarre,, Images d’Empire, 1930-1960 : 30 ans de photographies officielles sur l’Afrique française, Paris, La Martiniere, La Documentation Française, 1996.
[13] Sur l’état de l’opinion, La guerre d’Algérie et les Français, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Paris, Fayard 1988.
[14] Pour une interrogation sur ce thème, Marc Ferro, Cinéma, une vision de l’histoire, Paris, Le Chêne, 2003.
[15] Azzedine, commandant, On nous appelait fellagha, Stock, 1976, 345 p.
[16] Carrière, Jean-Claude, C’était la guerre, Plon, 1992, 465 p.
[17] « C’était la guerre ». Production : la production Dussart / A2 / Telecinex. Coul., 180 minutes (2 x 90 minutes), LM, Fict, 35 mm. Co-Réalisation : Maurice Faivelic, Ahmed Rachedi. Scénario : commandant Si Azzedine, Amazit Boukhalfa, Jean-claude Carrière, Maurice Faivelic, Ahmed Rachedi, d’après On nous appelait fellagha du commandant Azzedine et La paix des braves de Jean-Claude Carrière. Ce film évoque entre 1956 et 1960, l’apprentissage de la guerre à travers l’histoire d’un jeune Algérien qui a rejoint le maquis, et celle d’un appelé français, instituteur dans le civil, et dont les destins vont se croiser. Comme ont choisi de croiser leur regards sur une même réalité des auteurs français et algériens. Il s’agit bien  de la première tentative du genre.
[18] Voir Eric Savarese, L’invention des pieds noirs, Paris, Séguier, 2002.
[19] Documentaire, Les années algériennes, production : INA, A2, 4 x 60 minutes, 1991. Réalisation : Bernard Favre, Auteurs, Benjamin Stora, Philippe Alphonsi, Patrick Pesnot, Bernard Favre.

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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