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Une cinquantaine de films français et étranger, sur le thème de la fin des colonies, seront projetés au Festival du film d’histoire de Pessac. On y verra des documentaires, et des films de fiction, sur guerre d’Indochine, les indépendances africaines ou la guerre d’Algérie.

Dans le sillage des anciens films “orientalistes” qui ont entraîné le spectateur dans un monde mystérieux à la beauté immédiate, le cinéma qui expose la fin du système colonial est quelquefois un grand spectacle. On verra ainsi à Pessac, Gandhi de Richard Attenborough, qui retrace la vie et le combat de l’un des leaders spirituels les plus importants de l’histoire contemporaine de l’Inde. Cette fresque historique, interprétée par Ben Kingsley, fut couverte d’Oscars. Face à cette grosse “machine” de production, on trouvera aussi le film du cinéaste indien Satyajit Ray, qui, dans La Maison et le monde évoque la rencontre en 1908 au Bengale d’un noble cultivé élevé à l’occidentale et reçoit dans sa demeure un vieil ami devenu militant nationaliste. Les films de Satyajit Ray disent le poids d’une société indienne fortement hiérarchisée, se trouvant dans l’impossibilité de se transformer elle-même et d'organiser une lutte. Il faudra l’intervention d’acteurs en rupture avec l'ordre établi, qui quitteront leur “communauté” factice (militaire ou religieuse), pour bousculer les choses en place et assumer l’audace d’une vie nouvelle.

 

De l'histoire coloniale finissante, le cinéma a filmé toutes les périodes : la colère qui couve pendant des années, le temps violent et ardent du soulèvement, celui des joies et des blessures. Il y aura, dans ce Festival, des films qui ont marqué les années 1960, comme la 317e Section de Pierre Schonderfer ; des films sans moyens réels, et censurés, comme Afrique 50 de René Vautier, ou Le rendez-vous des quais de Paul Carpita ; des films, comme Indochine de Régis Wargnier, situant la généalogie des injustices permettant de comprendre les explosions de violence des « indigènes » ; ou des documentaires montrant l’engloutissement brutal de l’univers colonial.

 

Mais le nombre de films le plus important concerne la guerre d’Algérie. Car, contrairement à une idée longtemps répandue, le cinéma s’est beaucoup intéressé à cette période. Dans l’histoire française de fin d’empires, la guerre d’Algérie reste en effet un moment particulièrement décisif :  effondrement de la gauche et de la IVe République, naissance de la Ve République, putsch d’officiers contre le général De Gaulle, exode d’un million de pieds-noirs, massacres des harkis, et “mise hors de combat” de centaines de milliers d’Algériens. Dans les années 1960-1970, le cinéma français, montrera les traumatismes causés par cette guerre sur les soldats dans Muriel d’Alain Resnais censuré puis diffusé en 1963 ; la dénonciation de l’armée et de la guerre coloniale dans RAS d’Yves Boisset qui sort en 1973 ; le trouble de la société confrontée à la question de la torture  avec l’adaptation en 1976 par Laurent Heynemann de “La question” d’Henri Alleg ; le chagrin, immense, des pieds-noirs en 1979 dans Le coup de sirocco, d’Alexandre Arcady ; la solitude des porteurs de valise qui aidaient le FLN, dans Liberté la nuit de Philippe Garrel en 1982. Autour de la trame classique du basculement individuel vers la prise de conscience telle celle du Petit soldat de Jean-Luc Godard, existe également le sentiment d’exclusion, de solitude absolue qui étreint les personnages principaux de presque tous ces films et avec eux, sans doute, bien des spectateurs d’aujourd’hui.

 

Les films tournés du côté algérien, de René Vautier (L’Algérie en flamme) ou Yann Le Masson (J’ai 8 ans) seront distribués en salle après l’indépendance de 1962. Les premiers films algériens se veulent en rupture avec le cinéma pour qui « l’indigène » apparaissait comme un être muet, évoluant dans des décors et des situations « exotiques ». Les nouvelles images algériennes correspondent au désir d’affirmation d’une identité nouvelle. Elles se déploient d’abord dans le registre de la propagande, puis, progressivement, dévoilent des « sujets » de société. Les premières histoires sont édifiantes et maladroites, entre sentimentalisme exacerbé et discours politiques. Elles ont toutefois le mérite de rendre compte, quelquefois de manière efficace, que les gens ne sont pas seulement en guerre contre un ordre ou soumis à lui, mais aussi se parlent et même se racontent des histoires personnelles. On en veut pour preuve, surtout, les films dans les années 1970 de Mohamed Lakhdar Hamina. Le Vent des Aurès, tourné en 1965, l’histoire d’un jeune qui ravitaille des maquisards, se fait arrêter, et que sa mère recherche désespérément dans les casernes, les bureaux, les camps d’internement.  Décembre, sorti en salles en 1972, montre la capture de Si Ahmed et « interrogé » par les parachutistes français. Chronique des années de braise (palme d’or au festival de Cannes 1975) qui ne traite pas directement de la guerre d’indépendance, son récit s’arrêtant à novembre 1954, alternent les scènes de genre (la misère de la vie paysanne) et recherches d’émotion portées par des personnages fragilisés (une famille emportée dans la tourmente de la vie coloniale). Patrouille à l’est d’Amar Laskri, (1972), Zone interdite d’Ahmed Lallem, (1972) ou l’Opium et le bâton, d’Ahmed Rachedi, sont autant de titres programmes qui, sur le front des images, dessinent le rapport que les autorités algériennes veulent entretenir avec le « peuple en marche ».

 

Mahmoud Zemmouri, avec Les folles années du twist, en 1986, a filmé la société algérienne différemment, en mettant l’accent sur une jeunesse insouciante à la veille de l’indépendance. Après une décennie sanglante, qui a vu l’Algérie au bord du gouffre dans les années 1990, le cinéma algérien de la guerre a refait surface avec une fresque épique du cinéaste Ahmed Rachedi, consacré à Mostefa Ben Boulaid, un des principaux responsables nationalistes tué au combat en 1956.

 

Dans les années 1990-2000, pas moins d’une vingtaine de films évoquant la cruelle guerre d’Algérie ont été projetés sur les écrans français, de Outre Mer de Brigitte Rouan (1990) à Des feux mal éteints, de Serge Moati (1994), adapté du récit de Philippe Labro.



Faisant suite au beau film Elise ou la vraie vie de Michel Drach en 1970, Vivre au paradis de Boualem Guerdjou, en 1999, raconte la condition misérable des ouvriers immigrés pendant la guerre en France. Ce que tentera de faire en 2010, Rachid Bouchareb avec Hors la loi.

 

Philippe Faucon dans La Trahison a montré en 2005 de la présence des soldats musulmans dans l’armée française, et leur drame de conscience pendant cette guerre. Nuit noire, sorti aussi en 2005, d’Alain Tasma, a fait surgir sur les écrans la nuit tragique du 17 octobre 1961 vécue à Paris par les immigrés algériens. Harkis, avec Smaïn, sur les écrans de télévision en octobre 2006, a expliqué les conditions misérables d’accueil en France des harkis après la guerre d’Algérie. En 2007, Mon colonel, le beau film de Laurent Herbiet sur un scénario de Costa Gravas et de Jean-Claude Grumberg a raconté l’histoire d’un jeune soldat pris dans la tourmente algérienne dans l’année 1957. Et L’ennemi intime, le film de Florent-Emilio Siri, sorti sur les écrans français en septembre 2007 a dit l’engrenage cruel conduisant aux massacres sans fin. Le film de Mehdi Charef, Cartouches gauloises, diffusé en 2008 a montré une histoire d’amitié entre deux enfants, « algérien musulman » et « européen », forcément condamnée dans la violence terrible du printemps 1962.

 

Avec tous ces films nouveaux, s’ouvre aussi l’ère d’un questionnement plus mûr sur la guerre d’Algérie. Comment représenter cet événement sans en faire un spectacle dénué de sens ? Comment sortir des faux documentaires, à mi-chemin entre pamphlet de dénonciation abstraite et sensualisme exotique ? Comment dire toute l’ambiguïté des rapports entre communautés, entre ségrégation évidente et convivialité non assumée ?  Il est évident que plus s’éloigne l’événement-guerre d’Algérie, plus la maturité du cinéma sur cette question s’impose comme une évidence. La société française, et algérienne, bouge. Un retour de mémoire puissant s’effectue parmi des groupes nouveaux comme les petits-enfants de l’immigration algérienne en France qui veulent comprendre le présent qu’ils vivent. Derrière ce voyage mémoriel, l’histoire coloniale apparaît comme le grand territoire à découvrir. Dans ce besoin d’histoire, la mise en images du passé répond aussi à cette demande. Pourquoi, alors, les films sur la guerre d’Algérie ne remportent-ils pas, vraiment, de grands succès commerciaux ? Et dans le même temps, paradoxalement, pourquoi cette perpétuelle sensation d’absence d’images, et cette demande toujours lancinante de fictions et de documentaires ? On peut invoquer le cloisonnement des mémoires, chaque groupe porteur de la mémoire de cette guerre n’allant voir que le film qui les concerne directement. Dire également que les Français ont encore bien du mal à regarder sur un écran le drame de cette guerre. Entre sensation d’absence et surabondance réelle (la télévision française a diffusé… cinq documentaires consacrés à la guerre d’Algérie en septembre-octobre 2010), les rapports entre images et guerre d’Algérie se cherchent encore. Mais le fait est que le blocus autour de la mémoire de la guerre d’Algérie se fissure. Les images forment ainsi un vaste territoire visuel forcément hétérogène, où se devinent des figures attachantes, des vies d’acteurs engagés, des situations infernales. Le temps n’est encore venu d’un film comme La traversée de Paris, appliqué à la guerre d’Algérie…



*Benjamin Stora est Professeur des universités à PARIS 13, auteur de “Imaginaires de guerre. Les images des guerres d’Algérie et du Viêtnam”, (La Découverte, 2004), et de « Lettres et carnets des Français et des Algériens (1954-1962) », Paris, Ed Les Arènes.

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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