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L'image

La "deuxième" guerre d’Algérie est fortement privée d’images. Le cinéma répond-il à ce manque ? Ou bien les douleurs, présentes et anciennes, restent-elles impossibles à représenter ?

Dans les représentations du terrible conflit qui a secoué l’Algérie tout au long des années 1990, et qui a causé la mort de plus de cent mille personnes, l’important est la sensation de "vide" d’images. Un territoire de lumière, situé au sud, se trouve assombri d’une immense tâche noire. A l’heure du bombardement massif, sauvage, des images (et la vitesse de leur propagation), la grande "invraisemblance" de cette tragédie tient aux aspects matériels de sa représentation : l’effacement des lieux de la tragédie procure une impression d’étrangeté. L’Algérie, longtemps interdite d’accès aux caméras, se transforme en un décor plongé dans l’ombre. Puisque la diversité consistante du réel fait défaut, il sera bien difficile de partager une expérience sensorielle de cette guerre. Ainsi privé de "paysages", l’événement échappe aisément à la chronologie, ne délivre pas de sens, de cohérence.

Dans cet affrontement, où tout le monde se trouve toujours près du front, où l’on peut se sentir en permanence en danger, il semble absurde de ne pas trouver les acteurs du conflit. Volontairement, ils tentent de se dissimuler aux regards. Le régime et les islamistes se déplacent sans cesse sur l’échiquier politique, modifiant leurs actions, changeant de programmes, de rôles. Dès lors, à qui et comment s’identifier ? L’invisibilité de cette guerre vient aussi de son impossible identification, à l’un ou l’autre des acteurs qui s’affrontent férocement. Et comment trouver la "majorité silencieuse" qui résiste au monde truqué qui l’entoure ?

Lorsque le voile se lève parfois, apparaissent les récits et les images d’une incroyable violence, donnant de ce conflit de l’extrême fin du XXe siècle l’aspect d’un "tableau" non figuratif. La mécanique folle des tueries qui s’emballe et semble ne plus finir est un spasme de violence et de défis à toutes les lois connues de perception et de visibilité. Comment voir, lire, trouver une cohérence à ce conflit ?

Les images cinématographiques qui conservent un élément de singularité ouvrant le regard au sensible, entraînant d’insidieuses interrogations, modifiant l’identité de celui qui regarde, ont tenté de relever le défi de la "guerre invisible". De 1993 à 1999, six longs métrages de fiction ont traité du drame algérien. Trois films ont été réalisés par des cinéastes français, et trois par des cinéastes algériens.

Il est frappant de constater que ce terrible conflit n’a pas été l’occasion de fabriquer de "belles images" : aucun de ces films de fiction ne fait de concession à une esthétique de la guerre en forme de pyrotechnie spectaculaire, savante et ambiguë, remarquée par exemple dans les films américains consacrés au Vietnam.

Mais tous se rapprochent d’un intimisme aperçu lors de la "première guerre d’Algérie" traitée comme une tragédie à huis clos. Les films algériens ne se sont pas transformés en "véhicules patriotiques" par lequel seraient exaltées les vertus du nationalisme contre la "barbarie intégriste". Et les films français, sans se situer dans la nostalgie de la "première guerre d’Algérie" perdue par la France en 1962, ont sans cesse fonctionné dans le travail de renvoi d’une tragédie à l’autre.

De sorte que dans chaque film, il est possible de voir toujours deux films défiler l’un sur l’autre : le premier raconte l’histoire, développe des thèmes (la violence, la peur, la nostalgie), les problèmes ; et le second montre des images subjectives, obscures, allusives. Un faisceau d’allégories transmises transforme le réel, provoque l’interrogation. Le cinéma a donc travaillé notre regard pour ouvrir à la compréhension. Reste que, six films, c’est bien peu pour une telle tragédie.

LES FILMS FRANÇAIS DE FICTION DANS LE TRAVAIL DE "RENVOI"

Les trois fictions françaises, L’Autre Côté de la mer de Dominique Cabrera, Sous les pieds des femmes de Rachida Krim et Là-bas mon pays d’Alexandre Arcady, servent d’échanges indirects avec un réel passé, nous font pénétrer dans l’inépuisable domaine des interrogations de la "première" guerre d’Algérie. Les images actuelles font surgir ces histoires anciennes de la séquence 1954-1962, les animent par la puissance de leur vision. Dans les représentations de toutes sortes du drame actuel, la seule qui soit massivement présente est la relation de renvoi à la guerre d’indépendance. Le sens de l’imaginaire se développe dans l’exercice du renvoi, des déplacements des souvenirs. Ce qui peut être montré, et fait trace dans les mémoires, est de l’ordre de la reconstruction, voire de l’actualité de la remémoration des années 1950-1960.

Avec L’Autre Côté de la mer, présenté au Festival de Cannes en 1997, Dominique Cabrera montre ainsi des déplacements d’une guerre à l’autre. Georges Montéro (joué par Claude Brasseur), qui est resté en Algérie après 1962, propriétaire d’une conserverie d’olives à Oran, doit séjourner à Paris, pour se faire opérer d’une cataracte. C’est là, à sa descente d’avion, que le film commence. Il se fait soigner par un jeune médecin "beur", Tarek (Roshdy Zem). Rencontre de deux regards qui vont être obligés de s’accepter. Dans cette inversion d’identité, ce trouble où le spectateur se demande qui est vraiment "l’Algérien", remontent les souvenirs des séparations provoquées par la guerre d’Algérie. Une réalité que l’un comme l’autre avait jusque-là occultée. Georges voulait croire qu’il pouvait être chez lui dans l’Algérie d’aujourd’hui ; Tarek retrouve des origines que l’assimilation à la société française lui avait fait oublier. L’Algérie, d’hier et de maintenant, construit un fil conducteur : les guerres des années 1960-1990, l’islam et l’islamisme, les générations issues de l’immigration, le sort des pieds-noirs… Sous les pieds des femmes, le film de Rachida Krim, tourné en 1997, lie également les "événements" de 1958 avec ceux de 1996, les fait se déplacer, circuler d’un point à l’autre de la mémoire. Indépendance de l’Algérie, et indépendance acquise par une femme algérienne, Aya (interprétée de manière émouvante par Claudia Cardinale) : les deux mouvements progressent ensemble, de manière douloureuse, chaotique. Aya a milité dans les rangs de la fédération de France du FLN pour l’indépendance de son pays, en femme libre, rejetant la soumission des femmes musulmanes pour s’inscrire dans un combat égalitaire avec les hommes. Elle assiste par hasard, effrayée et silencieuse, à une réunion de cellule du FLN qui décide l’exécution d’un couple de militants parce qu’ils s’aiment. La femme est déjà mariée, ils enfreignent la loi coranique. La scène de la mise à mort des deux amants, particulièrement saisissante, lève un tabou sur des pratiques du FLN à l’œuvre pendant la guerre d’Algérie. Aya reste en France, après l’indépendance de 1962, avec son mari et ses enfants. Amin, l’homme qu’elle aimait (et qu’elle aime encore ?) au moment où elle militait avec lui au sein d’un réseau clandestin dans le sud de la France, réapparaît dans sa vie en 1996. Il est désormais menacé par les islamistes, dénoncé par son propre fils. Dans les fragments désordonnés de mémoire, entre les deux guerres, surgissent les doutes, les interrogations sur les combats pour les libertés et le goût douxamer de s’être ou non trompé. Sous les pieds des femmes est à la fois une tentative d’analyse critique de la guerre d’indépendance algérienne à l’aune de la tragédie contemporaine, et un regard sur le statut des femmes dans le monde musulman. Construit sur le chevauchement incessant des deux époques, par retour en arrière successifs, le film veut montrer ce qui préfigure, dans une société décolonisée, la guerre civile, les brisures qui précèdent l’affrontement ouvert.

Alexandre Arcady, qui avait réalisé en 1979 Le Coup de sirocco, un des premiers films consacrés à l’exil des pieds-noirs, revient vers l’Algérie de la "seconde guerre", avec Là-bas, mon pays. Comme fasciné par le "mystère" de cet arrachement sans retour de l’été 1962, son film sorti en salles en avril 2000 nous confronte lui aussi à l’angoissante question d’une cruelle violence secouant l’Algérie à plusieurs années de distance, de 1962 à 1992. Pierre aime Leïla dans l’apocalypse algérienne de l’été 1962. Amour impossible entre un jeune pied-noir rêvant de fraternité et une adolescente algérienne musulmane voulant s’arracher à la force contraignante de la tradition. Illusions romantiques, épanchements amoureux de la jeunesse séparée par la guerre. Plus de trente ans après, Pierre, interprété avec une grande gravité par Antoine de Caunes, aura des nouvelles de Leïla : un appel à l’aide pour sauver sa fille Amina. Pierre, devenu un célèbre journaliste de télévision, s’embarque pour un voyage à haut risque. Le film est celui d’un double retour. Pierre revient dans l’Algérie d’aujourd’hui, et il revient fouiller dans les plis de sa mémoire ancienne. Exercice difficile, ambigu, où la vérité s’écrit avec les lignes courbes de la mémoire, profond travail d’introspection qui donne le vertige. Entre douleurs présentes et nostalgies anciennes, l’Algérie se construit comme lieu du dévoilement, de la mise à nu du personnage principal. Dans sa quête perpétuelle pour retrouver Leïla et sa fille, Pierre traverse un pays en proie à la menace impalpable, à la peur. Et voilà qu’il se "désagrège", dans le doute généralisé sur sa propre existence menée depuis tant d’années, sur le sens de sa vie. Pierre court sans cesse, tente d’échapper à ses "gardes" ou ses poursuivants, bifurque dans les rues et sort précipitamment des maisons où l’on veut qu’il soit. Sa course dans les tremblements de la société emportée par la folie d’une guerre "des lâches" se poursuit dans les montagnes d’une Kabylie rebelle… Où s’arrêtera cette longue fuite ? Le film dit les séismes algériens, les lumières étranges d’un pays violemment aimé, les spasmes d’une société toujours imprégnée de la mémoire collective qui émane des pierres et des sites, de l’air même, et des événements porteurs de lourds secrets. Mais il reste inscrit dans les plis de la mémoire nostalgique, comme si l’Algérie ne pouvait s’apercevoir que par le prisme de sa "première" guerre.

Ces films de cinéma mettent en avant de façon très nette un caractère "mémoriel" détachés de toute représentation réaliste. Cette mise en avant de la fiction par le souvenir de la "première" guerre d’Algérie se double, dans la façon dont la guerre actuelle est abordée, d’une fuite devant sa représentation. Celle-ci se manifeste par la faible présence d’images "réalistes" qui auraient pu évoquer les "événements" des années 1992-1999. Les films évoquent la guerre des années 1990, entre les souvenirs de la "première" guerre d’Algérie et les effets de la guerre actuelle, mais faiblement du "pendant" de ce conflit (dans les films de Rachida Krim et d’Alexandre d’Arcady la plupart des scènes renvoient délibérément aux années 1960). Entre le va-et-vient des souvenirs, il n’y a rien que l’absence, qui est aussi absence d’images. La guerre actuelle est dans ce blanc. Ce "blanc" d’images pourrait produire la sensation d’une guerre difficile à représenter. Toutefois, en dépit de leurs manques et insuffisances, l’effort des réalisateurs, femmes et hommes, des années 1993-1999 perpétue la représentation cinématographique de la guerre d’Algérie. Par eux, ce premier conflit passe là comme l’ombre menaçante et fantasmée d’un cauchemar d’enfant (les réalisatrices Dominique Cabrera et Rachida Krim sont nées dans les années cinquante).

En se réappropriant cette "tâche" traditionnelle portée par des hommes (par elles s’opèrent le passage, la transmission, l’échange des expériences guerrières), les femmes réalisatrices, particulièrement, ne se manifestent pas comme de simples gardiennes, statiques, de mémoires recroquevillées, proposant des images futiles ou nombrilistes. Basculement du point de vue et vues nouvelles (la réalisation se fait à partir d’un entre-deux historique et géographique), le travail de Dominique Cabrera et de Rachida Krim construit un nouveau stock d’images sur les guerres. Cette forte prise en charge de l’Algérie dans l’histoire en train de se faire est décisive. La représentation filmique ne cherchant pas à accuser, mais à "pacifier". La guerre montrée n’est pas celle de la stratégie militaire, mais du traumatisme, des traces de poudre et de sang entre présent et passé. Traces à perdre, à découvrir. Ainsi dans L’Autre Côté de la mer, à travers les deux personnages principaux, se devinent les maux qui travaillent depuis des années les deux sociétés des deux côtés de la Méditerranée, obsession refoulée de Tarek en France, névrose affichée de Georges en Algérie. Voyage dans le sud de la France qui va faire resurgir le terrible passé de la guerre d’indépendance, conversations dans les bistrots de l’exil à Barbès interrompues par l’annonce du meurtre d’un jeune chanteur par des fanatiques religieux, tendres retrouvailles de Georges avec un amour de jeunesse (l’Algérie d’avant…). Au terme d’une double trajectoire, pleine de détours, les deux hommes tissent lentement la trame d’une expérience vitale, cherchant l’apaisement. Les deux réalisatrices, Dominique Cabrera et Rachida Krim, ne revendiquent pas leur féminité pour prétendre à une meilleure compréhension des univers de guerre. Elles construisent une temporalité qui dépasse l’opposition entre reconstitution d’époque et enregistrement du présent, pour élaborer un temps proprement cinématographique. Les deux films se situent non pas dans un univers (et un temps) irréel, mais décalés par rapport à une réalité passée ou présente, directement liés au trouble face à la guerre.

Le cinéma français, s’appuyant sur la "première" guerre d’Algérie, avait pris l’habitude de camper ses personnages ensevelis sous le stéréotype (soldat égaré, pied-noir malheureux, officier trahi, harki fidèle, avec parfois la silhouette du combattant algérien), ou confinés dans la marginalité (déserteurs, insoumis). Cette fois, les films français, réalisés principalement à partir de 1993, nous montrent autre chose. D’abord, un écoulement du temps, un va-et-vient perpétuel de mémoire entre les deux rives de la Méditerranée, entre les deux guerres d’Algérie, entre les hommes et les femmes ; et, dans cet entre-deux, des identités indécises, fragiles, en devenir, une "mixité" toujours difficile. Reste que le conflit actuel ne peut décidément être perçu qu’a travers le prisme ancien de la période coloniale française.

LES FICTIONS ALGÉRIENNES, DE LA SURVIE À L’ALLÉGORIE

Après 1992, le cinéma algérien affronte directement un double péril : le marteau islamiste, qui pèse de tout son poids par le chantage au scénario, les menaces et intimidations sur les comédiens et les techniciens, les tentatives d’assassinat sur les cinéastes (Djamel Fezzaz est grièvement blessé le 6 février 1995) ; et l’enclume étatique, des gouvernements qui ne favorisent pas la diffusion de films qui lui déplaisent pendant ces années infernales. Dans ce contexte, les rares films de réalisateurs algériens ont quelque chose de proprement "héroïque".

Bab el Oued City est réalisé par Merzak Allouache, à la fin du printemps et au début de l’été 1993, quasi clandestinement en Algérie. Pendant le tournage, les meurtres d’intellectuels (dont celui du poète Tahar Djaout), la terreur contre ceux qui pensent, écrivent ou créent, redoublent. Bab el Oued City évoque directement la montée de l’intolérance, portée par l’islamisme radical, dans la capitale algérienne. Evoquant une séquence clef du film, le démontage du haut-parleur d’un lieu de culte, le cinéaste égyptien Youssef Chahine dit à Merzak Allouache : "Dans ton film, toute cette histoire de haut-parleur, c’est très fort. Quand j’ai vu ça, je me suis dit que tu avais trouvé un symbole incroyable. Car c’est vrai : ils nous imposent leur parole grâce au haut-parleur. L’appel du muezzin, autrefois, c’était quelque chose de beau. On savait si on était plus ou moins loin de la mosquée. Aujourd’hui, avec ces haut-parleurs, nous sommes tous à la même distance, tous réduits à ne plus répliquer."

Le film est présenté au Festival de Cannes en mai 1994, mais il ne sera pas distribué en Algérie. Dans la même veine, l’écriture d’une histoire qui dénonce avec force l’intolérance de l’intégrisme religieux, une femme cinéaste, Hafsa Zinaï Koudil, se lance dans l’aventure d’un premier long-métrage, Le Démon au féminin. Le film sera tourné entre septembre 1992 et mars 1993, et sera montré au Festival d’Amiens où il obtient le Grand Prix du public en janvier 1995. Il raconte l’histoire de Salima, enseignante, dont le mari, devenu activiste du FIS, veut lui dicter une nouvelle façon de vivre. Elle refuse. Alors, amis, parents et militants se mettent d’accord pour dire qu’elle est possédée par le diable. La mère et le fils de Salima encouragent ce discours. Ils invoquent la sauvegarde du foyer familial et des traditions. Le film montre également le soutien apporté par d’autres femmes à Salima, torturée moralement et physiquement. Elles lui expriment leur solidarité, par des manifestations de rue. Le spectateur se trouve là en présence d’un cinéma actif, sinon militant, qui puise dans la tourmente du conflit sa matière filmique. Un cinéma qui n’entend pas se replier dans la sphère intime, cherchant à se rapprocher de ceux qui refusent les diktats obscurantistes. Mais cette histoire d’un couple où le fils est embrigadé par les fanatiques religieux, où le père sombre dans la folie, et où la mère est victime de séances d’exorcisme, a été critiquée, car elle montre l’extrémisme religieux comme un problème de troubles mentaux. De son film, Hafsa Zinaï Koudil dira : "J’ai fait Le Démon au féminin pour attirer l’attention de la situation sur la femme en Algérie, voulue par les intégristes comme par certains qui se disent démocrates et progressistes. Je voulais dénoncer le fait que les femmes servent de boucs émissaires, parce qu’elles sont un pilier fondamental de la résistance, ce que les intégristes ont fort bien compris." (Libération, 20 février 1995)

Dans ce registre d’un cinéma qui refuse les situations d’injustice, s’engage à montrer le réel pour le modifier, apparaît brusquement La Colline oubliée, "film berbère" d’Abderrahmane Bouguermouh, sorti en salles en France en 1997. Bien que son sujet ne soit pas la tragédie qui traverse l’Algérie des années 1990, il présente cette singularité de s’inscrire dans un courant qui exige la pluralité culturelle, précisément dans ces années de drame. L’apparence du film, tiré d’un roman de Mouloud Mammeri, est celle d’une chronique villageoise, une évocation du printemps 1939 dont le récit est consigné dans le carnet intime d’un jeune homme. La Colline oubliée est le premier film entièrement parlé en langue berbère, véritable immersion dans un pays méconnu se présentant comme une exception résistante dans une Algérie au bord du gouffre, travaillée par les démons de l’enfermement dans une seule tradition.

Ce qui frappe avant tout avec ces quelques films, dans une période si grise, c’est la volonté de survie. Comme si les cinéastes avaient pris la décision collective d’aller à la rencontre d’un monde qui visiblement ne les attendait plus. Naïfs quelquefois, maladroits peut-être, sincères toujours, leur volonté de sortir du bourbier de la guerre présente les détermine à rechercher une lumière plus chaude, un ciel moins plombé, une "innocence" qui dirait autrement l’Algérie. A la fin des années 1990, un autre film, par sa force et son originalité cinématographique, nous dira le passage d’un cinéma de survie à celui de l’allégorie. Comme s’il était possible de se détacher du naturalisme pour donner une visibilité énigmatique du conflit, si conforme à cette guerre indescriptible. Ce sera Le Harem de madame Osmane.

Dans ce film, tourné en 1999, la vie des personnages se situe entièrement dans le présent et le récit ne tente de spéculer sur rien d’autre, ni le passé ni le futur. Ce premier long-métrage de Nadir Moknèche, réalisé à 35 ans, est une chronique de la vie d’un immeuble à Alger dans l’année 1993, moment de l’embrasement. Madame Osmane, interprétée par Carmen Maura, tente de maintenir la cohésion d’une petite "communauté" vivant dans une tension croissante. Depuis que son mari lui a préféré son amante française, l’épouse abandonnée, ancienne combattante de la guerre de libération algérienne, fait régner l’ordre d’une main de fer dans cette maison sans homme. Carmen Maura, tour à tour désespérée, destructrice, fascinante, terrorise sa domestique, sa fille, ses locataires. Le film montre une société en modèle réduit, étouffante et brimée, qui vit une sorte de tragi-comédie à huis clos. Les personnages semblent tous frappés d’hystérie, évoluant dans un climat électrique. Les paroles fortes et les cris résonnent dans la maison, parce qu’ils sont emplis de vie, construisent une transmission possible entre tous les personnages. Le film connaît un certain apaisement au moment où il s’éloigne de la fournaise algéroise, lorsque tous les protagonistes se rendent à un mariage au bord de la mer. Il se termine par la mort de la fille de madame Osmane, fauchée dans une fusillade dont on ignore les auteurs. Le spectateur ne verra pas non plus le corps de la jeune fille restituée par les autorités, le cercueil restera plombé. La manifestation visible du conflit n’a rien à voir avec une quelconque extériorisation de bruits assourdissants.

Nadir Moknèche s’est reconstruit un monde en mélangeant souvenirs, fantasmes et images prélevées sur le réel. Il y a dans ce film l’absence des hommes partis à la guerre, dans les champs pétroliers ou en France, l’absence de l’Algérie réelle (le film a été tourné au Maroc), l’absence des engagements idéologiques, l’absence du sang de la guerre. Pourtant tout est là, suggéré en permanence, avec une extrême finesse : l’intégrisme pouvant s’abattre à tout moment sur ces femmes trop libres, le conformisme coincé des hommes, les bruits de la guerre invisible, la puissance hypnotique de l’Algérie dans l’épreuve. C’est la force du film de ne jamais "esthétiser" le conflit, de le saisir dans ses dimensions effrayantes et ses significations concrètes. Mais cette sensation de l’absence de la guerre, des hommes, et du pays obsède…

LES IMAGES D’UN MANQUE

La majorité des films de fiction, français et algériens, semblent accréditer l’idée que la guerre en Algérie se décline toujours sur le même mode, celui de l’intimisme et de l’analyse psychologique "coupés du réel". Il y va ici et là de ce que l’on appelle un effet de signature, un effort pour personnaliser à outrance son sujet, suivre le sillage d’un personnage principal. Des films d’auteurs, donc, comme d’habitude à propos de l’Algérie, et de ses guerres ? On se souvient d’autres films, d’autres fictions à propos de la "première" guerre d’Algérie, en particulier du Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, avec Corinne Marchand, quatre-vingt-dix minutes exactement, soit le temps de projection, de la vie d’une chanteuse. Cléo apprend qu’elle est atteinte d’un cancer, et rencontre un jeune soldat prêt à partir pour la guerre d’Algérie. Réalisé en grande partie dans les rues de Paris, ce film est un émouvant poème d’amour et de mort. La "première" guerre d’Algérie apparaissait ici à travers un appelé permissionnaire qui vivait sa dernière soirée à Paris avant de retrouver son régiment en Algérie. C’est lui qui, après le récit de ses peurs, donnera à l’héroïne la force d’affronter le verdict médical qu’elle s’évertuait à fuir. L’Algérie apparaissait alors comme un territoire lointain, fascinant, insaisissable mais synonyme d’une mort possible. L’Algérie réelle n’existait pas. Aujourd’hui toujours, au cinéma, le manque d’Algérie fabrique des personnages sans territoires qui cherchent des issues. Absence d’ancrages, de repères, seulement des rivages friables, des rencontres fugitives, des pertes. Scénarios dont le cheminement consiste à retrouver la réalité fantasmatique d’un univers à la fois perdu et en gestation. La mémoire des acteurs de ce Sud bouleversé se transforme en terrain d’aventures, dessine un lieu de départ perpétuel.

Les réalisateurs, Français ou Algériens, jouent avec lucidité de ce monde perdu, de ce territoire inventé. Il n’y a pas chez eux une capitalisation d’effets de nostalgie, mais un engagement à vif contre la barbarie actuelle, un retour impossible vers une Algérie "heureuse" (celle des pieds-noirs pour les Français, ou de l’après-indépendance pour les réalisateurs algériens). Le port est désormais trop loin. L’essentiel n’est pas ce qui se joue entre les personnages dans le présent (et le passé) qu’ils vivent (ou revivent), mais l’impossibilité d’éviter les saignements de mémoire. A leur manière, chacune des entreprises fonctionne comme des interrogations lancinantes sur le temps humain et les brisures d’identité. Mais il faut dire aussi que, sous leurs faux airs intimistes, tous ces longs-métrages ne sont pas simple évocation émue du passé, ou mémoire ravivée pour le plaisir. C’est le présent de la tragédie actuelle qui impose ses exigences, permet la résurgence du passé, la redéfinition du savoir à propos de l’Algérie vouée à la guerre.

Ainsi des imaginaires de la guerre actuelle se forgent dans les emprunts à d’autres situations, à d’autres guerres, en particulier la précédente, celle de 1954-1962 ; se nourrissant aussi d’appropriations personnelles, déroulant ses "énigmes" devant lesquelles, à défaut d’être muette, la "théorie" reste quelquefois impuissante, devenant brusquement "énigme" indéterminée. Les représentations apparaissent comme une sorte de magma. Elles ne construisent pas un ensemble d’éléments définis, ordonnés.


NOTES
[ 1]
Benjamin Stora est né à Constantine en Algérie, en 1950. Professeur d’histoire du Maghreb contemporain à l’INALCO (Langues orientales, Paris), il est coréalisateur avec Jean-Michel Meurice du documentaire Été 1962 en Algérie, l’indépendance aux deux visages, et a publié en particulier La Guerre invisible. Algérie, années 90, Presses de Sciences Po, 2001.
[ 2]
Sur cette problématique, je renvoie à mon ouvrage, La Guerre invisible, Algérie, années 90, Presses de Sciences Po, coll. "Bibliothèque du Citoyen", Paris, 2001.
PLAN DE L'ARTICLE
Les films français de fiction dans le travail de "renvoi"
Les fictions algériennes, de la survie à l’allégorie
Les images d’un manque
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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

2018 31 mai Stora Mucem 1