13 mars 2012 | Par Antoine Perraud - Mediapart
Des cataractes de documentaires et de fictions inondent les chaînes de télévision en ce mois de mars 2012, à l'occasion du cinquantième anniversaire des accords d'Évian et donc du cessez-le-feu en Algérie. Ce dimanche, il y a eu La Déchirure, sur France 2, avec son lot d'archives coloriées (le noir et blanc semble être devenu horrifique). Hier lundi, sur Arte, ce fut La Bataille d'Alger, de Gillo Pontecorvo, film tourné en 1965, au moment même où, sur place, profitant de ces prises de vues annoncées, Boumédiène (1932-1978) déployait ses chars pour renverser Ben Bella (né en 1916).
Ce mardi 13 mars, à 20h35 sur Arte, voici sans doute l'approche la plus ambitieuse, intime et pourtant collective, qui nous soit proposée : Algérie, notre histoire, de Jean-Michel Meurice. Cet homme de télévision (il dirigea l'unité documentaire d'Antenne 2 de 1981 à 1983 ; il fut le premier directeur de la Sept, l'ancêtre d'Arte, de 1986 à 1989) est également artiste peintre. Nous lui devons, pour les petits écrans, des fresques politico-économiques sur Elf ou sur Le Crédit lyonnais (six épisodes), mais aussi des coups d'œil historiques au cours desquels il questionne l'archive ou l'absence d'archives. Dans Apartheid (1992), il envisageait ainsi, avec finesse et fermeté, le destin de l'Afrique du Sud depuis 1830.
Né en 1938, appelé en Algérie pendant les deux dernières années d'un conflit sans nom, Jean-Michel Meurice avait cru pouvoir oublier cette terre en une fuite éperdue vers l'Amérique, une fois démobilisé, en 1962. Mais la télévision l'y ramène à date fixe : en 1972, pour un Pierre Desgraupes insufflant, sur la première chaîne, un vent de liberté qui cessa cette année-là avec le départ forcé de Jacques Chaban-Delmas de Matignon. Puis en 2002, pour Arte, Jean-Michel Meurice interrogeait, avec Benjamin Stora, quelques acteurs de la révolution algérienne : ce fut L'Indépendance aux deux visages.
En ce troisième retour, Jean-Michel Meurice s'appuie de nouveau sur Benjamin Stora. Il lui propose un pacte autobiographique. Le réalisateur mêle ses souvenirs de jeune soldat confronté à l'odeur de la poudre ( « On ne peut pas dire que j'avais des illusions, mais des manques. La presse de gauche les comblait ») et les impressions de l'historien, alors enfant de Constantine tremblant pour sa famille, qui allait entamer des études capables de le délivrer d'un trauma pourtant tapi au fond de sa gorge et qu'un sanglot mal étouffé fait surgir.
Fasciné par les sursauts et les flux de la mémoire, Jean-Michel Meurice filme l'émotion à fleur de souvenir. L'écrivain Pierre Guyotat donne le point de vue de la troupe : chacune de ses apparitions s'avère un choc. Constantin Melnik, alors au cabinet de Michel Debré, rappelle comment la bonne marche de l'État se calait sur le Verbe du général de Gaulle. Le collectionneur et marchand d'art Philippe Durand-Ruel, ancien lieutenant du 1er REP, incarne le putsch manqué du printemps 1961.
Ce « pronunciamento militaire », ainsi fustigé par Charles de Gaulle en uniforme le 23 avril 1961, donne lieu à un traitement extraordinaire. Tous les brins des différentes mémoires offrent une pelote événementielle digne d'une palette. La complexité tragique de la brutalité des choses nous est offerte. L'injuste mais profond arrachement algérien devient palpable, dans toutes ses douleurs, ses horreurs, ses absurdités, ou ses machiavélismes polyphoniques.
Cette odyssée générationnelle d'une heure et demie décape et recoud, met à vif et panse. Jamais, côté français, n'avaient sans doute été ainsi réunies tant de divisions, pour former un héritage commun, par la grâce de l'écriture documentaire. Une telle démarche devrait être entreprise en Algérie, où une monophonie de fer imprime encore la cadence mémorielle.
Cinquante ans plus tard, « après tous les morts qu'on avait eus et qu'on avait faits », selon les mots de Philippe Durand-Ruel, grâce à la plongée de Jean-Michel Meurice, on mesure l'honnêteté vulnérable que déclenche un fluctuant réel. On peut être à la fois pour l'indépendance de l'Algérie et sensible à la détresse d'une « rapatriée » sans patrie : « Chez moi, c'était de l'autre côté de l'eau. »
Jean-Michel Meurice a commis l'impossible : nous faire comprendre l'inadmissible et nous faire admettre l'incompréhensible. Son documentaire transmet le grondement vertigineux d'une page plombée qui se tourne.
Algérie, notre histoire. Documentaire de Jean-Michel Meurice, avec Benjamin Stora. Coproduction : Arte France, Zadig productions (2012, 1h28). Mardi 13 mars à 20h35 sur Arte.