A propos du documentaire « Les Années algériennes[1] »
Votre film commence par la mise en scène d'un événement familial, le retour de votre mère et de votre sœur à Constantine, sur les lieux où vous avez vécu jusqu'à l'indépendance de l'Algérie. Ce procédé, qui met en scène votre intimité, n'est-il pas une entorse au devoir de distance qu'on attend de l'historien ?
Benjamin Stora : Tout à fait. Cette entrée en matière est un choix délibéré de ma part. L'histoire de l'Algérie est vécue, la plupart du temps, sur le mode passionnel. Elle est synonyme de subjectivité et de drame. J'ai donc décidé commencer ce propos en impliquant mon regard et ma sensibilité. Il s'agit d'une forme d'égo-histoire.
De ce fait, l'entrée de ce film est une mise en scène de ma propre mémoire, en tant qu'historien. Cependant, on ne me voit jamais à l'écran. On n'entend que ma voix. Or, à partir du moment où je n'ai pas voulu me placer moi-même devant la caméra, pourquoi ne pas filmer un élément qui m'apparaît très fort dans la tradition méditerranéenne, je veux dire le personnage de la mère ? Pourquoi, pour reprendre l'expression de Camus dans le contexte de la guerre d'Algérie, ne pas "choisir sa mère" ?
Cette mise en scène était aussi un clin d'œil en référence à cette manière de voir, de sentir et de vivre la Méditerranée.
Par ailleurs, on entre dans ce film par le retour, si je puis dire. Montrer ma mère, trente ans plus tard, revenant sur les lieux du départ, signifie encore qu'il faut essayer de comprendre ce drame de l'intérieur. Il est nécessaire de partir des personnages eux-mêmes, et non pas de grilles de lecture théoriques préétablies.
Lorsqu'on aborde l'histoire maghrébine, ou arabe, voire méditerranéenne dans son ensemble, la tentation est forte, en effet, de recourir à nos schémas d'interprétation "européens". C'est-à-dire avec une certaine froideur, avec une attitude volontairement distanciée, très "objective".
Or, pour tenter de comprendre la guerre d'Algérie, il faut savoir pénétrer au sein de cette société, faite de Pieds-noirs, de Juifs et d'Algériens musulmans.
Comment définiriez-vous ce film ? Est-ce un documentaire ? Est-ce un film enquête ?
B. S. : C'est un documentaire et une enquête. Il s'agit également d'un travail de deuil sur soi-même. Donc, ce film, Les Années algériennes, est à la fois un travail d'historien et une enquête subjective.
Un documentaire est-il nécessairement subjectif ?
B. S. : Non. Les historiens ont des prétentions très fortes à l'objectivité, à la distance. Les discours énoncés sur la nécessaire rupture méthodologique entre le vécu et le construit historique sont fréquents.
En ce qui me concerne, je ne pouvais pas adopter ce point de vue. Je suis né à Constantine, une ville qui était massivement judéo-arabe, pas du tout européenne comme pouvaient l'être Alger ou Oran. Alors, ce drame, je le vis de l'intérieur, depuis l'enfance.
D'ailleurs, mon implication personnelle dans ce film m'a été reprochée par des historiens. L'argument était : "Pour un historien, ce type de travail est incompréhensible parce qu'il confond mémoire et histoire". Pour ma part, j'ai essayé de relever le défi de la mémoire par l'historien. J'ai voulu réfléchir sur le problème suivant : comment un historien peut-il restituer des mémoires ?
Un autre parti pris fort de ce film est de donner la parole à de nombreux témoins anonymes. Pourquoi le choix de cet angle ?
B. S. : D'abord, contrairement à une légende tenace, je veux rappeler que l'histoire de cette guerre avait déjà été traitée par le documentaire. Yves Courrière et Philippe Monnier avaient réalisé La Guerre d'Algérie en 1972, film que j'avais vu, bien sûr. Dix ans plus tard, il y avait eu Mémoire enfouie d'une génération de Denis Chegarayen, en 1982. Puis, Peter Batty, en 1989, avait tourné La Guerre d'Algérie.
Les principes de base de ces trois documentaires, tous d'une durée de plusieurs heures, sont assez semblables. Des témoins célèbres de la guerre d'Algérie, des grandes figures comme Jacques Massu, Raoul Salan, Yacef Saadi, Ahmed Ben Bella, sont interviewées. Leurs interventions sont entrecoupées par des images d'archives en noir et blanc, comme autant de garanties d'authenticité, comme si le noir et blanc induisait nécessairement l'histoire vraie. Ces archives sont commentées par des voix-off neutres, récitant des textes rigoureux se voulant d'une objectivité scientifique. Un type de construction assez classique, dans le fond. Au total, ces documentaires m'apparaissaient comme une sorte d'histoire officielle de la guerre d'Algérie.
Il n'était pas question de suivre cet angle pour Les Années algériennes. Ma démarche est allée à l'inverse. Je voulais essayer de rentrer dans les passions et dans le drame. Partant de ma subjectivité, c'est-à-dire du présent, je suis remonté vers le passé. Ainsi, dans mon documentaire, on voit des gens parler aujourd'hui, depuis leur situation actuelle, pour retrouver leur mémoire.
J'estime que l'histoire s'écrit au présent. Je n'ai pas une démarche fondée sur le récit chronologique classique. J'ai adopté une position à la fois subjective et déconstruite du point de vue généalogique. Partir de la mémoire, de soi, pour aller vers la parole enfouie. Dès lors, il me fallait rencontrer des témoins anonymes, ou presque. Des pieds-noirs, des harkis, d'anciens combattants du F.L.N.,...
De ce point de vue, il m'est donc apparu essentiel d'interroger des soldats sur leur guerre. D'autres ont procédé de la même façon, par la suite. La guerre sans nom, par exemple, de Bertrand Tavernier et de Patrick Rotman, fut réalisé quelques mois plus tard, en 1992. On y voit les témoignages de nombreux appelés anonymes.
Votre film évoque à peine le contexte des années cinquante, guerre d'Indochine, IVe et Ve Républiques, etc… Pourquoi ?
B. S. : Là, on entre dans la mécanique de construction d'un film. Les Années algériennes est donc l'antithèse des films de Peter Batty et d'Yves Courrières où les archives dominent l'ensemble. Dans la mesure où je tenais à donner la priorité aux témoignages, il fallait faire un choix et je ne pouvais m'étendre trop longtemps sur la mise en place du contexte général.
Dans mon documentaire, les archives ne viennent qu'en éclairage ponctuel, comme bornes chronologiques. Elles agissent en contrepoint. Le récit est donné par les acteurs, et non par les images d'archives. Mon parti pris méthodologique a donc été que la force du témoignage, construit et ordonné, fasse sens.
Votre démarche, dans Les Années algériennes, s'inscrit-elle dans ce qu'on appelle l'histoire des mentalités ?
B. S. : Totalement. J'ai voulu, sans anachronisme, bien sûr, reconstituer des atmosphères d'époque. D'ailleurs, en plaçant les personnes interrogées en situation, j'ai essayé, justement, d'éviter le piège de l'anachronisme.
Concernant le drame de l'Algérie française, en effet, on ne comprend rien en se situant, après coup, dans le cadre d'une reconstruction théorique des années 1970-1980. Il faut savoir qu'en 1955, alors que cette guerre commence, tous les pieds-noirs, et même une grande partie des Algériens musulmans, sont persuadés que l'Algérie va rester française pendant des années et des années encore. Personne ne peut alors imaginer que cette terre va être séparée de la métropole. Dans les mentalités de l'époque, l'Algérie, c'est trois départements français. A cette date, il n'y a qu'une poignée de nationalistes algériens pour croire, dur comme fer, à l'indépendance.
A partir de là, des comportements se sont développés, des incompréhensions et des tragédies se sont nouées. On ne peut les comprendre avec les grilles de lecture actuelles.
Le cinéma est-il un outil privilégié pour celui qui travaille sur l'histoire des mentalités ?
B. S. : Si l'on parle de l'image, je répondrais oui et non. Oui, parce que l'image restitue une émotion extraordinaire et nous permet de la vivre. Non, parce que la force de l'émotion tue le raisonnement. L'image ne doit pas faire disparaître ni la distance, ni la rigueur.
En fait, je n'ai pu réaliser ce documentaire, donc entrer dans la subjectivité pleine, que parce que j'ai travaillé comme un historien "classique" pendant quinze ans. J'ai commencé ma thèse sur Messali Hadj en 1975 et j'ai tourné ce documentaire à partir de 1990. Donc, je possédais les dates, les personnages et les situations. Je « baignais » dans mon sujet.
J'ajouterai même que c'est parce que j'ai travaillé en historien classique sur la guerre d'Algérie auparavant, que j'ai pu, d'une certaine manière, déconstruire ensuite cette histoire. Si on s'amuse à rentrer dans le subjectif sans rien connaître de l'histoire "scientifique", sans avoir peiné sur elle pour de bon, il y a un danger très fort d'être emporté par sa propre subjectivité.
Donc, même si elle dit beaucoup, une image ne peut pas tout dire du point de vue de la vérité historique. On ne peut pas s'émanciper d'un travail de distance et de réflexion.
Considérez-vous votre film comme une histoire de la guerre d'Algérie ?
B. S. : C'est l'une des histoires possibles de cette guerre. Elle fait appel aux occasions perdues, aux rendez-vous manqués de l'histoire entre la France et l'Algérie, entre les pieds-noirs et les Algériens musulmans.
C'est sous cet angle-là que j'ai abordé l'Algérie et je dois dire que cela a surpris beaucoup de monde. Compte tenu de mon passé engagé, certains se sont imaginés que j'allais faire un documentaire très didactique, de dénonciation du colonialisme dans sa version traditionnelle. C'est bien ce que j'ai fait, d'ailleurs, puisque j'ai réuni des témoignages. Mais, j'ai aussi dépassé tout cela pour essayer d'atteindre autre chose, cette histoire qui me hante, comme historien et comme individu.
Il s'agit, à la fois, de l'histoire d'une sorte de racisme dans le contexte de la colonisation et de celle d'une forme d'extraordinaire convivialité. L'histoire coloniale, c'est tout ce partage, toute cette ambiguïté. C'est ce que je pourrais appeler, à la limite, un "sudisme". Et cette forme de "sudisme" à la française, en Algérie, demeure pour moi une énigme non encore vraiment élucidée. Il a quelque chose de spécifique dans la mesure où on ne le retrouve ni au Maroc, ni en Tunisie, qui ont été des colonies de peuplement très faible. N'oublions pas que l'Algérie, ce fut des centaines de milliers d'Européens, réunis dans des villes entières, comme Alger, cernées par les bidonvilles.
Donc, cette dimension "sudiste" qui existe dans l'histoire de l'Algérie me fascine. Aujourd'hui, on la retrouve transférée en France, dans les banlieues. C'est, d'ailleurs, le sujet du quatrième épisode de mon documentaire. Il se termine par la mise à jour de l'extraordinaire mémoire de la revanche qui est celle des partisans du Front National. Et cette mentalité « Algérie française », transférée dans les banlieues, m'interroge beaucoup.
Comment avez-vous retrouvé les témoins que vous interviewer dans votre documentaire ?
B. S. : Une très vaste enquête a été nécessaire. Pendant un an, nous avons interviewé au moins deux cents témoins. Au bout du compte, nous n'en avons retenu qu'une quarantaine. Ce fut, à la fois, un travail d'historien et de journaliste.
Nous savons comment se structure un milieu de mémoire, à savoir par des réseaux associatifs, par connivence politique, idéologique,… C'est toujours comme ça. La mémoire brute n'existe pas. Nous sommes donc passé par les associations d'anciens combattants, les réseaux associatifs pieds-noirs, les mouvements "beurs", les associations de harkis.
Côté algérien, les gens que je connaissais m'en ont fait rencontrer d'autres et ainsi de suite. Donc, la mémoire est aussi une affaire de structures. Il y a un cadre de la mémoire.
Beaucoup de témoins, dans ce film, ont une difficulté à parler, qu'il s'agisse de la torture ou des actes de guerre. Le cinéma est-il plus apte que l'écrit à lever ce genre de tabous ? Dans quelle mesure la caméra peut-elle faire reculer le non dit ?
B. S. : Cette question n'est pas simple. Pour arriver à "montrer" des paroles tel que nous l'avons fait dans ce documentaire, il a souvent fallu laisser tourner la caméra pendant des heures.
Prenons l'exemple de Charlie Robert, un appelé dont le magazine télévisé Cinq colonnes à la une, à l'époque, avait fait le portrait. Nous l'avons retrouvé. Nous avons dû attendre longtemps avant qu'il s'effondre et qu'il raconte son histoire, comme une sorte de confession.
En fait, la caméra ne délivre pas. Parfois, même, elle inhibe. Beaucoup de patience et d'écoute sont indispensables pour que les gens commencent à aborder les aspects qu'on considère comme essentiels.
Par rapport à ces témoins, quelle a été votre attitude ? Votre approche du questionnement est différente de celle du Chagrin et de la pitié, par exemple, où la méthode est presque policière, parfois.
B. S. : Ce n'est pas du tout le cas dans mon film. Je suis très attendri par cette histoire qui est aussi une tragédie. Les Algériens ont gagné l'indépendance de leur pays. C'est évident, c'est essentiel. Mais on ne peut pas en rester là. En définitive, tout le monde a perdu quelque chose dans l'histoire coloniale. Il y a eu des mutilations, des viols, des dépossessions, chez tous les groupes porteurs de la mémoire algérienne.
Les Algériens qui ont conquis leur indépendance sont eux-mêmes mutilés, quelque part. On ne peut pas impunément vivre dans une société, y compris colonial, sans en même temps en subir les effets de mixité, ceux de la convivialité, du miroir de l'autre, etc…
Il y a, dans mon film, ce témoignage extraordinaire d'un grand colon, je crois, énoncé sur un ton très paternaliste. Je dirais même très "sudiste". Il se souvient d'un voisin algérien qui lui avait dit, au moment des réjouissances de l'indépendance : "On a fait la fête pendant trois jours. Maintenant que c'est fini, quand allez vous revenir ?". Et c'est très vrai. Le plus grand étonnement des Algériens envers les pieds-noirs, en 1962, fut : "Pourquoi partez-vous ?". La masse des gens que j'ai rencontrés - je ne parle pas des élites politiques, révolutionnaires, tiers-mondistes ou autres -, n'a pas compris pourquoi les pieds-noirs ont quitté le pays en 1962. Et, de leur côté, les pieds-noirs n'ont pas tous compris pourquoi les Algériens se sont soulevés contre eux. Avec ce paternalisme très répandu, ils disaient alors : "On les aime et on les aide, nos Arabes".
L'ensemble de ces deux attitudes d'incompréhension, c'est cela qui m'intéresse dans la guerre d'Algérie et ses suites. La question que je me pose est : qu'est-ce qui est en jeu dans cette affaire, dans cette double attitude ? A partir de là, je ne peux pas avoir un comportement policier, accusateur ou pervers.
J'emploie ce dernier mot parce qu'il peut y avoir des formes d'entretiens pervers dans un documentaire. Le meilleur exemple que j'ai rencontré dans ce domaine concerne Saïd Ferdi. J'étais allé le voir car il avait écrit un livre bouleversant, Un enfant dans la guerre, paru au Seuil en 1982. Ce roman m'avait secoué et je voulais recueillir son témoignage.
C'est l'histoire d'un enfant de treize ans qui se retrouve embrigadé chez les harkis. On a là un type algérien musulman, fils de paysan, ne parlant pas un mot de français, et qui se retrouve à défendre "l'Algérie française". La situation est complètement délirante. Dès lors, le voici au cœur d'un engrenage, plongé dans la spirale d'une déstructuration personnelle.
Par une succession d'événements tragiques, il est conduit à porter les armes puis à s'enfuir d'Algérie, comme beaucoup de harkis, pour un pays dont il ne connaît rien. Et voici cet homme, arraché à son pays, à sa ruralité et à sa langue, transporté en France, côtoyant des Algériens ultranationalistes qui, eux, parlent tous le français. C'est quand même ça, l'histoire des harkis, le drame d'une parole trahie.
Alors, comment me comporter, pendant un entretien, envers cet homme ? Je ne peux pas m'asseoir en face de lui et lui dire : "Vous avez trahi l'Algérie". Qu'aurait-il trahi, au juste ? A la fin de la guerre, il ne pouvait plus rester en Algérie, c'était une question de vie ou de mort. Il avait autour de dix-huit ans. Quel regard porter sur cet homme? Le voir comme un milicien de la Seconde guerre mondiale ? Certainement pas. Je ne pouvais le regarder, et donc l'interroger, qu'en tant que victime.
En fait, le cas de cet homme peut être élargi, à des degrés divers, à une grande partie des acteurs et témoins de ces événements douloureux. Souvent, ce sont davantage des victimes que des agents conscients ayant perpétré des crimes abominables. L'histoire coloniale a mutilé et brisé les Juifs d'Algérie, les Algériens harkis, les immigrés, les pieds-noirs, les soldats français qui ont perdu leur jeunesse et leurs illusions.
La guerre d'Algérie n'est que la fin d'une histoire commencée un siècle en amont. Dans Les Années algériennes, nous avons pris la photographie terrifiante de cet épilogue. Comment aurai-je pu me comporter en inquisiteur envers des gens qui m'apparaissaient comme les victimes d'un siècle d'accumulation de faits ?
Est-ce qu'il y a des aspects dont vous n'avez pas pu parler parce qu'il n'y avait ni témoins, ni images d'archives, ni rien à filmer ?
B. S. : Oui. Par manque de temps. Réaliser un film pour la télévision revient aussi à fabriquer un produit "commercial". Il y a des délais à tenir, des contraintes financières fortes… Les conditions sont très différentes de celles de l'écriture d'un livre-enquête sur lequel on peut travailler un ou deux ans, voire davantage.
Entre autre, je regrette de n'avoir pu aller davantage du côté des Algériens. J'aurais voulu, par ailleurs, aller en Tunisie et prendre le temps d'approfondir encore l'affaire du bombardement de Sakiet Sidi Youssef, le 8 février 1958. J'avais très envie, également, d'aller voir les enfants algériens des frontières, ceux qui avaient dû quitter l'Algérie pour se réfugier de l'autre côté. C'est un aspect qui m'intéresse beaucoup parce que toute l'histoire de l'Algérie, fondamentalement, est une histoire de l'exil. Avec les émigrés, puis, ensuite, les pieds-noirs, les harkis, les Algériens déplacés aux frontières par l'armée française, puis réfugiés en Tunisie, cela fait beaucoup de gens qui sont partis vivre à l'extérieur de ce pays.
D'autres points méritaient aussi d'être creusés davantage. Je pense aux événements sanglants du 17 octobre 1961, même si j'y ai consacré un quart d'heure dans mon film. C'était sans doute trop tôt. On n'avait pas accès, à ce moment là, aux archives qu'on a mises à jour par la suite : corps dans la Seine, etc…
Votre film est loin d'être une simple mise en image de l'histoire. C'est à la fois une enquête et une démonstration dans laquelle vous soutenez une thèse. Dans quelle mesure le documentaire est-il une démarche historique spécifique ? Est-elle différente de celle que vous suivez dans vos livres ?
B. S. : La tâche de l'historien est la même, avec des contraintes matérielles différentes. A partir d'un canevas, d'un modèle construit sur les bases d'un travail très approfondi en amont, il faut partir à la recherche des témoins, des archives, des sources. Bref, la démarche classique. On part d'une thèse, puis on va la démontrer, la confirmer ou l'infirmer.
Mais, dans le cas d'un documentaire, il faut tenir compte de données supplémentaires. Il y a les nécessités du tournage, par exemple, qui impliquent beaucoup d'intervenants. Les déplacements sont plus lourds. Il a fallu se rendre sur place, en Algérie. Cela a pris beaucoup de temps. Ensuite, il y a tout le travail de montage qui représente une activité très minutieuse. De plus, en réalisant un documentaire, on fabrique un "produit" qui sera montré à des millions de gens. On est obligé de réfléchir à ce qu'on construit par rapport à cette donnée.
L’historien agit seul, avec son magnétophone, voire sa petite caméra, pour aller à la rencontre des témoins.
Cela dit, concernant le processus de réalisation d'un documentaire, j'insiste sur l'importance d'une démarche classique effectuée au préalable. Prenons l'exemple de la séquence relative au massacre de Mélouza, dans la deuxième partie. C'est l'est l'un des points forts des Années algériennes. Une équipe de tournage est montée à Mélouza pour interviewer la femme qui raconte le massacre de 374 villageois, égorgés par une unité de l'A.L.N. en mai 1957. Un assassinat revendiqué par le responsable du F.L.N. de l'époque. Il ne faut pas oublier que cela a été tourné deux ans avant la guerre civile en Algérie, bien avant ce qu'on connaît aujourd'hui, c'est-à-dire la violence, les égorgements. Comment cette séquence sur le massacre de Mélouza a-t-elle été rendue possible ? Elle n'est pas arrivée comme cela, par hasard. En fait, en tant qu'historien, je savais que ces événements tragiques avaient existé bien avant d'avoir l'idée d'en filmer des témoins.
L'image est-elle plutôt un frein ou plutôt un atout pour l'historien ?
B. S. : Elle peut-être un frein parce qu'on sait qu'il faut être simple et efficace dans un documentaire. On sait qu'il faut être compris tout de suite par le plus grand nombre. Le problème de la télévision, c'est une banalité de le dire, réside dans le fait qu'elle ne se prête pas à la complexité. En effet, si l'on propose des discours théoriques, cela ne passe pas. La force du documentaire s'évanouit aussitôt. La puissance de l'image, comme du son, vient de la simplicité et de la clarté maximales.
En fait, dans ce film, une certaine complexité a pu être exprimée lors du montage. J'ai donc essayé d'approcher celle-ci par la mise en scène de paroles, parfois elles-mêmes très élémentaires. Ce n'est pas le contenu du discours lui-même, d'un seul discours, qui fait sens. C'est l'addition des paroles.
Comment avez-vous trouvé et choisi les éléments d'archives filmiques ?
B.S. : Le premier problème posé par ce genre d'archives est d'ordre financier. On trouve des documents extraordinaires mais qui coûtent trop cher. Pour cette raison, je n'ai pas pu utiliser les archives américaines. De même, je voulais insérer des images extraites de films de fiction français, Le petit soldat de Jean-Luc Godard (1960 - 1963), par exemple. Je voulais mélanger la fiction, qui renvoie, pour moi, à des images d'archives, avec la parole de mémoire. Mais cette démarche était également trop onéreuse.
Par conséquent, j'ai dû me restreindre aux documents les plus accessibles, ceux des archives publiques françaises. Je pense d'abord aux archives de l'INA, puisque j'ai travaillé essentiellement avec elles, notamment celles issues de la télévision. Il s'agit ensuite des archives de l'armée. On en a visionné beaucoup mais elles étaient très pauvres. Cela a pu changer aujourd'hui, car il y a eu une certaine ouverture. Je peux vous dire qu'en 1989-1990, ces archives étaient très sélectionnées. On en a quand même pris quelques-unes, surtout concernant les harkis.
Dans le film, vous faites souvent un va-et-vient entre, d'une part, les témoignages d'anonymes, d'autre part, les images d'archives qui ressortent de ce qu'on peut appeler "la grande Histoire". Pensez-vous que le cinéma, par ce type de procédé, soit le moyen d'arriver à ce que Marc Ferro appelle une "contre-histoire" ?
B. S. : Quelque part, oui. Le cinéma enrichit de toute façon l'histoire. L'image est un défi nouveau pour les historiens et représente une véritable révolution technologique. Elle est un plus, surtout dans le domaine de l'histoire contemporaine. Je pense plus particulièrement aux années cinquante et à celles qui suivent.
C'est formidable de pouvoir travailler sur ce matériau, de le malaxer, d'y réfléchir comme à une source d'archives à part entière dont il ne faudrait pas plus se méfier, ou se défier, que de la source écrite.
Je ne vois pas pourquoi, en effet, on se méfierait davantage de l'image que de l'écrit. Celui-là nous raconte aussi des histoires qui ne sont pas toujours réelles. L'image, doit donc être considérée au même titre que la source écrite ou que le témoignage oral.
Pourquoi avez-vous inclus une séquence extraite du magazine télévisé Cinq colonnes à la une dans votre film ? Comment fonctionne-t-elle ?
B.S. : Il fallait d'abord signifier l'importance de Cinq colonnes à la une pendant la guerre d'Algérie. Ce magazine a commencé avec elle. La séquence que j'utilise a d'ailleurs été extraite du premier sujet qui a été présenté. On peut donc dire que l'Algérie a profondément marqué les premiers temps de l'information à la télévision française.
Je savais que Cinq colonnes avait ouvert son premier reportage avec le portrait d'un appelé en Algérie, Charlie Robert. C'est en interrogeant à mon tour Charlie Robert, bien après la guerre, donc, que le scoop s'est produit. Dans le reportage télévisé de l'époque, on voyait Charlie Robert en situation, sur le terrain, au cœur d'une opération militaire. Mais, quand j'ai évoqué avec lui cet aspect, Charlie Robert m'a révélé qu'en fait, tout avait été reconstitué. " Ils avaient tout nettoyé ", m'a-t-il dit, parlant des autorités militaires.
Pour moi, ça été un choc. Avant d'entendre ce témoignage, je voyais Cinq colonnes à la une comme un monument d'histoire dans la représentation qu'on pouvait avoir de la guerre d'Algérie. Pour moi, ce magazine faisait partie de la même mythologie de l'image que De Gaulle au "vingt heures", dans les foyers français.
Dans ces conditions, présenter cette séquence de Cinq colonnes dans mon film a pris une seconde signification. C'était une façon de dire : "Méfiez-vous de l'écriture de l'histoire par les images d'archives. Vous croyez qu'elles sont l'enregistrement du réel, mais elles peuvent n'être qu'une façon de le reconstruire ". Quand on travaille sur les images d'archives, on sait bien qu'elles ne sont que montage.
A votre avis, les journalistes de Cinq colonnes à la une étaient-ils au courant de cette mise en scène ?
B. S. : Oui, je pense qu'ils le savaient. Cependant, il faut se souvenir qu'on est alors dans les années cinquante. Le déluge d'images soumises à des enjeux financiers considérables, destinées souvent à frapper les imaginaires pour exister, que nous connaissons actuellement, n'existe pas encore. Aujourd'hui, nous sommes avertis des manipulations tous azimuts de l'image.
Le contexte de Cinq colonnes est très différent. On est alors dans des années de censure et d'autocensure. Il faudra attendre le Viêt-Nam pour que la guerre pénètre vraiment dans les foyers. Là, c'est encore l'époque du pédagogique démonstratif lourd et non celle de la recherche du spectaculaire visuel immédiat.
Dans ces conditions, le portrait de Charlie Robert présenté par Cinq colonnes, revient à montrer à la France l'importance du drame algérien à travers une histoire aseptisée par l'Etat. Souvenons-nous qu'à ce moment-là, l'Etat contrôle tout, la télévision, la presse écrite, les institutions, l'armée,… Il existe, alors, une omniprésence de l'Etat qu'on a du mal à imaginer aujourd'hui.
Donc, quand l'armée dit à une équipe de l'unique chaîne de télévision, "nous allons vous aider à préparer ce reportage", cela paraît normal. Le code de conduite déontologique des journalistes, qui va s'élaborer par rapport au déluge d'images des années 70, n'existe pas encore. Pour ces journalistes de Cinq colonnes, ce qui compte à ce moment-là, c'est d'essayer de montrer la guerre d'Algérie, même si l'assistance des services de l'armée est incontournable. Il n'y a pas d'interrogation sur le fait d'être, ou non, manipulé par elle. D'ailleurs, toute la télévision étant régie sur le mode du contrôle, les journalistes n'ont pas de réel détachement critique, au moins jusqu'en 1968. Ils essaient simplement de faire leur métier le mieux du monde, à l'intérieur des limites qui leurs sont imposées.
J'ai donc une démarche très historienne en disant qu'il faut se replacer dans le contexte d'un Etat omnipotent et bien se fondre dans les mentalités de l'époque.
Un documentaire nécessite l'intervention de plusieurs personnes aux compétences très diverses. Pour ce film, comment se sont passés les rapports entre l'historien que vous êtes et les autres intervenants ?
B.S. : Je veux rappeler que ce documentaire a été réalisé à trois. Philippe Alfonsi, producteur de télévision connu, qui a aussi travaillé avec moi comme journaliste sur ce film, le réalisateur de cinéma Bernard Favre et moi-même, en tant que témoin, historien et auteur.
Dans ce genre de démarche collective, les conflits entre créateurs sont fréquents. Or, là, pas du tout. Ces hommes d'image, Philippe Alfonsi et Bernard Favre, avaient besoin de moi et moi, j'avais besoin d'eux. En faisant ce documentaire, j'ai pénétré dans un monde que je ne connaissais pas bien. Alfonsi et Favre m'ont appris que l'image pouvait avoir une puissance évocatrice que n'avait pas l'écrit. Ma tendance naturelle était de glisser vers la démonstration rhétorique, vers des discours très longs en voix-off. A chaque fois, ils ont su m'orienter vers des raccourcis, vers davantage de simplicité, vers la force de l'émotion.
Ce film est surtout écrit avec des images. Il y a très peu de commentaires. J'ai fait ce qu'on appelle un montage papier, travail très prenant qui a duré presque un mois. J'ai fait taper à la machine tous les textes, toutes les interviews. Nous nous sommes retrouvés, ainsi, avec dix cahiers. Puis nous avons réalisé un montage uniquement basé sur les mots, afin d'obtenir une succession de paroles faisant sens.
Ensuite, après avoir resserré l'ensemble, j'ai remis ce montage à Alfonsi et à Favre. Sur celui-ci, ils ont fait jouer la force des images. A ce stade, ils avaient tout le temps besoin de se raccrocher à moi, qu'il s'agisse des points de repère chronologiques ou personnels. Par contre, en ce qui concerne le montage final, j'ai dû leur laisser une grande marge d'initiative dans la mesure où il s'agit d'un travail très spécifique.
Comment avez-vous réfléchi à la question de la musique pour ce documentaire ?
B. S. : Pour la musique, l'idée n'est pas venue de moi. Philippe Alfonsi et Bernard Favre m'ont vu, progressivement, être très pris par cette histoire, au point de ne pas en mesurer, parfois, tous les effets. Ainsi, ils ont su comprendre l'importance que la musique pourrait avoir dans ce film. Pour ma part, j'avais pensé plutôt à une illustration musicale franco-française. Je songeais à Eddy Mitchell, puisqu'à l'époque, il avait sorti un disque sur sa guerre d'Algérie, comme appelé. Beaucoup de chanteurs français, Jacques Higelin ou d'autres, avaient écrit des textes sur cette période de leur vie. Ces chansons, d'ailleurs, sont souvent peu connues du public.
Mais, Philippe Alfonsi a eu la bonne idée de proposer, à la place, la musique qu'on entend dans le générique et au début du film. C'est un genre très connu en Algérie. On l'appelle le "malouf" constantinois. C'est aussi une musique judéo-arabe, la musique du partage déchiré, de l'exil et de la mutilation. Je sais que cette musique a bouleversé les très nombreux Algériens qui ont suivi Les années algériennes, lors de sa diffusion en 1991, grâce aux paraboles. Ils l'ont ressentie comme une sorte de déchirement.
Au départ, je n'avais pas du tout fait attention à cet aspect d'un documentaire, l'accompagnement musical. En fait, cela joue énormément. Nous parlions, tout à l'heure, de l'histoire des mentalités. Il est évident que le son est un facteur extraordinaire de reconstitution de la mémoire, d'un climat, d'attitudes.
En ce qui les concerne, par le choix de cette musique, Philippe Alfonsi et Bernard Favre sont en quelque sorte entrés dans le partage, dans le mémoriel et la douleur de ces événements.
Dans une séquence, un personnage du mouvement Jeune Résistance met en cause le Parti communiste. Vous n'accordez pas de droit de réponse à ce parti. D'une manière plus générale, vous ne laissez que peu de place aux responsables politiques de l'époque alors que vous les mettez parfois en cause. Pourquoi ?
B. S. : C'est vrai que le Parti communiste est mis en cause dans ce documentaire. D'ailleurs, la SFIO est aussi mise sur la sellette, de manière plus terrible encore, si l'on pense à l'acceptation des pouvoirs spéciaux en 1956. A droite, l'évocation de l'affaire du 17 octobre 1961 implique la responsabilité de l'état, c'est-à-dire, à l'époque, du général de Gaulle.
Ce film est donc critique, d'une manière globale, par rapport aux politiques suivies pendant la guerre d'Algérie. Cela dit, j'ai fait un choix de départ, parler de cette guerre depuis des personnages peu connus. Si j'avais fait entrer les politiques dans le documentaire, cela aurait signifié le retour, par la bande, des "grands personnages." Par conséquent, toute la conception de mon documentaire aurait été remise en question.
Par exemple, si j'avais interrogé Henri Alleg, je n'aurais pas seulement recueilli le témoignage d'un homme qui avait été torturé. J'aurais aussi donné la parole à un responsable du Parti communiste. Donc, il fallait encore faire intervenir un responsable du Parti socialiste, puis tous les gaullistes, Pierre Mesmer, etc… Ce n'était pas l'angle que je m'étais fixé au départ.
L'un des grands axes de ce film est de mettre en évidence l'occultation de la guerre d'Algérie. Estimez-vous que le documentaire peut réussir, dans l'œuvre de divulgation, là où le livre a échoué ?
B. S. : J'ai cru cela. J'ai fait ce documentaire dans cet esprit là, celui de la force d'une image qui vient se répandre dans les profondeurs d'une société pour atteindre des millions de personnes. J'ai cru au "pouvoir de guérison" de l'image, à sa capacité de cicatrisation, d'apaisement.
Et puis, je suis tombé de haut parce que cette image, en fait, ne se répand que parmi les gens concernés. Elle ne va pas bien au-delà. De plus, j'ai compris que ce n'est pas l'image qui peut guérir des traumatismes ou énoncer des vérités. Elle peut contribuer, certes, mais elle ne guérit pas. "Il n'y a pas d'image juste", pour reprendre la formule de Godard, "c'est juste une image".
Ma grande découverte fut donc la puissance de l'image mais, aussi, son extraordinaire indigence. J'ai cru naïvement, comme un bon historien positiviste du XIXe siècle, avoir mis la main sur un nouvel instrument de connaissance qui aurait pu aider à surmonter des traumatismes. C'était bien une illusion positiviste dans la mesure où ce qui peut permettre de surmonter, voire de guérir, ce sont, fondamentalement, les actes politiques. Ce n'est pas l'image. C'est la reconnaissance par l'Etat français des crimes commis pendant la guerre d'Algérie qui permettra de dépasser ce traumatisme, et non le simple fait de montrer.
En d'autres termes, les historiens s'imaginent qu'écrire beaucoup de livres, et, maintenant, réaliser beaucoup de films, permettra enfin de divulguer tous les secrets de l'histoire. Ils espèrent que l'histoire sera ainsi assumée. Et bien non, parce que l'histoire continue de saigner. Il y a, d'ailleurs, quelque chose d'extraordinaire dans ce divorce, ce décalage, entre le travail scientifique et les mémoires qui continuent de saigner. En fin de compte, il est illusoire de croire que les historiens puissent se substituer aux hommes politiques et à l'état, qui décideraient, ou non, de reconnaître des crimes.
Propos recueillis par Didier Folléas
[1]de Philippe.Alfonsi, Bernard. Favre, Patrick. Pesnot et, Benjamin. Stora. Diffusion Antenne 2, septembre 1991. Editions René Château Vidéo. Quatre films d'une heure. Noir & blanc et couleur.)