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camusL'œuvre, l'itinéraire d'Albert Camus sont revenus en force sur le devant de la scène culturelle et politique. Et la sortie en salles du film de Gianni Amélio, adapté du livre de Camus, Le Premier homme, participe de ce mouvement général. Pourquoi, aujourd'hui, avons-nous encore tant besoin de Camus ?

De sa naissance à Mondovi dans le Constantinois en 1913, jusqu'à l'accident qui, en janvier 1960 jeta contre un arbre la Facel-Vega qui le transportait et le tua sur le coup, la vie d'Albert Camus, traversée par de longues vagues qui le portent et l'épuisent, nous intrigue, nous passionne toujours.

Il y a ses liens et ses rapports conflictuels avec le communisme, et sa littérature si forte, célèbre, émouvante ; ses engagements en faveur de l'Espagne républicaine, et sa passion pour le théâtre. Camus nous intéresse encore par son refus du stalinisme, des dogmes qui enferment et appauvrissent la pensée. Et aussi, par son déchirement entre la fidélité à ses origines et le respect des principes d'égalité. Avec au centre de ses pensées, l'Algérie, sa terre natale, dont le destin le bousculera, de l'enthousiasme au désespoir.

Le Premier homme nous raconte cela. Camus évoque son univers si particulier. Sa mère, analphabète, commotionnée par la mort de son mari en 1914, a du mal à parler, s'exprimer. Sa famille vit pauvrement dans un étroit logement de Belcourt, quartier populaire à l'est d'Alger. Nous voilà encore loin de "l'assimilation" à la France, le rêve républicain d'Albert Camus. Le petit peuple des Français d'Algérie ne mêle pas profondément aux "Arabes", même si l'on se croise, se parle au marché, si l'on s'invite pour les fêtes. Même pauvres, les Européens d'Algérie ont accès à l'école communale. Dans la classe du cours moyen où Camus étudie sous la conduite de l'instituteur Germain (qui déterminera toute son existence), il y a trente-trois élèves, dont trois Algériens. En observant ces derniers, Camus apprend à distinguer la pauvreté qui est celle des Européens, et la misère que subissent les "indigènes". Mais pauvres ou miséreux, tous étaient des prolétaires et Camus ne les sépare pas. Il ne considèrera jamais sa famille comme des "colons". Il se construit une vision personnelle et pragmatique de l'univers de la colonisation en Algérie. Elle lui valut des inimitiés violentes...

Il ne sera donc pas un "indépendantiste" pour l'Algérie, parce que refusant le sort pouvant être refusé aux siens. Il écrit sur la misère de la Kabylie dans le journal Alger Républicain. Pour autant, il ne franchit pas le Rubicon et refusera l'indépendance donc, la séparation. Il fait l'effort de la traversée pour jeter des ponts, non pour séparer. C'est un homme de passerelles, il n'est pas un éradicateur, attaché à une histoire méditerranéenne commune, faite de strates mêlées d'influences européennes et algériennes. Mais avec la guerre d'Algérie, l'histoire s'accélère, l'urgence politique entre en contradiction avec l'élan de Camus vers la compréhension réciproque, la réconciliation. À partir de ce moment-là, une angoisse s'installe en lui, celle de la perte de l'histoire des siens. Est-ce la raison pour laquelle il écrit Le Premier Homme, son plus grand livre, pour garder une trace de ce monde qui va disparaître ?

Camus nous intéresse aujourd'hui encore, par son effort de réconciliation des mémoires qui restent fermées les unes aux autres, dans un mélange de méfiance, de sentiment de spoliation et de refus de chacun de reconnaître ses torts. La figure de Camus peut aujourd'hui incarner d'une manière ou d'une autre ce souhait de réconciliation entre Français et Algériens.

Camus a toujours été d'une grande honnêteté intellectuelle. Il voulait transmettre, s'expliquer. Quand il ne savait plus, il s'est tu, a adopté le silence - un silence public, car il continuait d'écrire énormément de lettres et de notes. Mais historiquement, sa position dans une guerre cruelle est restée dans un entre-deux problématique. Pour cette raison, il s'est retrouvé écartelé entre des récupérations dénaturant totalement sa volonté de réconciliation.

Au-delà des polémiques qu'il suscite (en particulier sur son refus de la violence révolutionnaire), Camus reste toujours un personnage insaisissable, à l'écart parce que lui-même refusait d'être enfermé dans des catégories politiques rigides. Cette position singulière, d'étrangeté parle à la jeunesse actuelle. Nullement parce qu'il est mort à 47 ans. À cet âge-là, un peuple d'écrivains, de musiciens, de peintres, d'artistes de Van Gogh à Schubert avaient donné une œuvre parvenue à maturité. Mais Camus a quelque chose de particulier pour les jeunes. Il procède par vives découvertes suivies d'une réaction presque toujours généreuse, et des générations de lycéens, d'étudiants, ne cessent pas de s'y reconnaître et d'en être bouleversés, éveillés, révélés à eux-mêmes. La brusque mort de ce personnage célèbre renforce ce sentiment d'inachèvement, de dernier mot jamais dit, le tout fixé dans l'image très romantique d'un homme encore jeune. C'était enfin un méditerranéen avec tout ce que cela implique : aimant et aimé des femmes, solaire, émouvant, charnel. Et c'est pourquoi, l'on est si tenté de vouloir lui ressembler aujourd'hui encore.

Par Benjamin Stora

Le premier homme, de Gianni Amelio. Sortie le 27 mars. Avec Jacques Gamblin.

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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