Pourquoi Good Morning Djebel et La 7ème compagnie au Vietnam n’ont jamais été tournés ? Benjamin Stora s’est posé la question dans son livre, Imaginaires de guerre.
Pour vous, qu’est-ce qu’un “imaginaire de guerre” ?
Un imaginaire de guerre, c’est un système de représentation porté par chaque individu quand sa société est en état de conflit, d’affrontement ou de haine. C’est une mémoire particulière, traumatique. Un imaginaire de guerre, en fait, renvoie toujours à une autre guerre, il y a toujours un phénomène de déplacement.
Dans la mémoire collective française, l’Algérie remplace et rachète l’Indochine ?
La guerre d’Algérie a plus renvoyé à la guerre américaine du Vietnam qu’à la guerre coloniale française d’Indochine. La guerre de conquête coloniale de 1830 n’existe pas, on n’a pas de référence à cette guerre-là dans la mémoire française. Comme on ne fait pas référence à la guerre de décolonisation, soit en Indochine, soit à Madagascar. Non, on fait référence à une autre guerre, menée par les États-Unis. Ainsi, par renvoi, par déplacement, l’imaginaire de guerre en France pour l’Algérie se hisse à la hauteur de États-Unis.
C'est occulté parce que l’Indochine met définitivement fin à la puissance coloniale française ?
Tout à fait. L’Indochine renvoie à une date clef : Diên Biên Phu. Or, il n’y a pas eu de Diên Biên Phu en Algérie. La hantise des Français c’est Diên Biên Phu : «la France ne connaîtra pas de nouveau Diên Biên Phu militaire, mais connaîtra-t-elle un Diên Biên Phu diplomatique ?». Ce qu’il faut effacer, c’est l’incontestable défaite militaire. Alors que sur la guerre d’Algérie, dans le fond, les Français peuvent argumenter comme les Américains : «nous avons perdu sur le plan politique, mais nous n’avons pas perdu sur le plan militaire». Il y a cette espèce d’argutie qui leur permet de ne pas regarder la réalité en face, le fait qu’ils ont perdu en Algérie et au Vietnam.
On a l’impression qu’aussi bien en Algérie qu’au Vietnam, les moyens de communication modernes ont complètement changé la mise en perspective historique.
Oui, et la construction de l’imaginaire. La guerre française d’Algérie, c’est le transistor, c’est la radio. Alors que la guerre américaine du Vietnam, c’est l’apparition de l’image de télévision. C'est très important, parce que les imaginaires de guerre vont se construire sur l’Algérie autour du bruit et du son, donc sur du non-visible et du non-représentable. Alors que la guerre du Vietnam renvoie à un imaginaire d’images fortes, accentuées, redoublées par le cinéma américain, qui va même effacer l'image de la télévision. L’image forte de la guerre d’Algérie, c’est de Gaulle en uniforme au vingt heures. Le “Père de la Nation” s’adressant à ses enfants. C’est la seule image. Les opérations militaires dans les djebels, les hélicos, les déplacements de population, la torture, la bataille d’Alger... Toutes ces images-là n’existent pas. D’autant qu’ensuite la fiction n’est pas venue combler le déficit des images télévisuelles. Elle n’a pas pris à bras le corps le problème des images de la guerre d’Algérie, parce qu’elle a produit des images allusives, qui contournent, qui nous parlent de l’avant et de l’après, mais jamais du pendant. Et puis les films qui ont essayé d'en parler réellement, comme le film de Gillo Pontecorvo, La Bataille d’Alger, film italien, n’ont pratiquement jamais été montrés en France. Ce dernier, sorti dans une seule salle en 1970, censuré immédiatement, n’est jamais passé à la télévision française. Absence à la télévision et faiblesse de la fiction : autant de signes de la disparition de l’Algérie de la conscience française. Ainsi, de 1962 à 1990, il y a un trou béant de toute l’intelligentsia française. Aujourd’hui, c’est différent, il y a 3 690 000 spécialistes de l’Algérie... Mais entre 1962 et 1988, date de l’effondrement du parti unique, le Front de Libération Nationale : rien. Même à l’occasion d’événements importants, comme le Printemps berbère en 1981 ou l’assassinat d’Ali Messali, en 1987, sur le boulevard Saint-Michel à Paris. A priori, disparition de l’Algérie de la conscience française. Mais disparition apparente, parce qu’en fait l’Algérie existe de manière souterraine, travaillée par ses démons, par des fantasmes, et par la question nationale notamment.
Et puis par la forte immigration en France ?
L’imaginaire de guerre réapparaît de tous les côtés dans les années 1980. C’est assez extraordinaire car, à mon avis il réapparaît parce que de l’autre côté de la Méditerranée, ça s’effondre, ça se recompose et ça interpelle la France. Et qu’à partir de ce moment-là, la mémoire de la guerre d’Algérie revient. Mais elle revient de partout : avec les enfants de l’immigration, les enfants de harkis, les pieds-noirs, le Front national et les soldats du contingent qui réclament leur pension. Elle revient à travers tous les groupes porteurs de la mémoire de la guerre d’Algérie. Et puis bien sûr elle revient à travers la situation algérienne de l’autre côté de la Méditerranée, la question religieuse, la question des femmes... Tout revient, mais de façon anarchique.
Vous montrez à quel point, jusqu'à une période très récente, ces retours de mémoire sont cloisonnés. Comme si on n'arrivait pas à montrer une histoire commune.
Quand on regarde la production cinématographique sur la guerre d’Algérie, on le voit bien. Les années 1960 sont les années du soldat perdu, du remords et du retour. Muriel de Resnais, La Belle vie de Enrico, Cléo de 5 à 7 de Varda... Des films allusifs, sur des soldats perdus, qu’on retrouvera dans les années 1970 sous une forme anti-coloniale avec Vautier et Boisset. Pendant vingt ans le groupe dominant dans le cinéma, c’est le soldat. L’appelé ou l’officier, à travers les films de Schœndoerffer. On a un groupe qui se parle et qui dit : « on a souffert ». Ca ressemble beaucoup aux Américains au Vietnam. On ne parle pas du tout de l’Autre. On ne sait pas ce que sont devenus les Vietnamiens. Alors qu’il y a quand même deux millions de morts. Idem pour le cinéma français. On a une lancinante interrogation sur la blessure du soldat revenu d’Algérie, et qui dit : « j’ai beaucoup souffert ». Bon c’est très bien, et après... D’ailleurs, d’autres groupes sont porteurs de cette mémoire de la souffrance.
Les Pieds noirs, avec Coup de Sirocco, Roger Hanin, Arkady, jusqu'à Outremer — dans un genre très différent — de Brigitte Roüan. Et puis il y a un autre groupe, à côté, celui de l’immigration ou des enfants issus de l’immigration algérienne en France, qui voudront raconter aussi leur propre histoire, l’histoire de leurs parents. On le voit aujourd’hui à travers le documentaire de Yamina Benguigui Mémoires d’immigrés, ou le film de Rachid Akrim, Sous les pieds des femmes.
Pour résumer, il y a trois grands groupes de mémoire : les soldats, les pieds noirs et les immigrés, qui produisent des films où ils veulent se voir représentés dans leurs souffrances et leurs blessures. Mais sans entrer en communication avec les autres. Et pourtant, ils sont tous issus de la même histoire, du même territoire.
C'est une façon de s'épargner une mise en perspective sur l’origine de ces guerres ?
Tout à fait. Il y a deux phénomènes. Ce qui domine, c’est la puissance de la blessure, du traumatisme personnel... Il y a une certaine tyrannie du vécu : quand les gens expriment la souffrance, on n’a pas grand-chose à dire. Dans le fond c’est un peu normal, il faut d’abord faire un travail de restitution des mémoires. Mais, bien entendu, c’est totalement insuffisant. Parce que le vécu ne permettra jamais de régler le problème de la responsabilité étatique et politique, la question de l’origine des guerres, du racisme et de la colonisation. ça, c’est politique. Et ce n’est pas la puissance du vécu, que ce soit par l’image ou par l’écrit, qui réglera ça. C’est une illusion de croire que c’est simplement par la diffusion d’une image vraie qu’on va régler le problème, car «une image juste est juste une image». Les responsabilités de la classe politique française dans la décolonisation, le putsch des généraux, etc... n'ont pas été mises à plat. Et c’est à partir de là qu’on assiste à un réveil de cette mémoire de revanche pro coloniale, qui va s’exprimer dans les années 1980, notamment à travers la mémoire réactionnelle-réactionnaire du Front national.
Le Pen règle maintenant ses comptes avec ce qu’il a fait ou pas réussi à faire pendant la guerre d’Algérie ?
Le vécu principal de Le Pen, son expérience pionnière, c’est l’Algérie. Cela se voit dans la guerre qu’il livre, dans la société française d’aujourd’hui, à ceux qu’il appelle «les cosmopolites, les immigrés, les voyous maghrébins». Cette guerre renvoie à sa propre guerre : la bataille d’Alger de 1957. Il la continue. C’est ça l’imaginaire de guerre.
À quel point la télévision et le cinéma ont-ils contribué à la construction d’imaginaires de guerre du côté vietnamien et algérien ?
L’imaginaire qui va se construire dans les films algériens et vietnamiens est un imaginaire d’unanimisme héroïque, qui gomme toutes les différenciations sociales : c’est le Peuple un, debout contre l’agresseur étranger. Il y a une stratégie de légitimation de la Nation par le cinéma. Alors que le cinéma d’en face vise à déculpabiliser celui qui a agressé. D’un côté on va essayer d’exorciser et de déculpabiliser et de l’autre on va essayer d’édifier et de légitimer, par l’intermédiaire de l’image. Mais ces deux imaginaires-là vont entrer en crise. En Algérie, par exemple, il y a des cinéastes qui essayent de casser l’unanimisme, qui essayent d’aborder de front les problèmes de la guerre-révolution elle-même. Par exemple, le film de Okacha Touita, Les Sacrifiés, sorti en 1982, montre les règlements de comptes entre le F.L.N. et le Mouvement National Algérien, et remet en question la vision unanimiste du mouvement de libération nationale. C’était la guerre, sorti à la télé en 1992, montre les liquidations, les règlements de comptes, les purges, à l’intérieur des maquis algériens. Et le film de Rachid Akrim aborde la question des femmes dans la guerre d’indépendance. Selon la mythologie officielle, les femmes auraient été très libres pendant la guerre et puis seraient rentrées à la maison après 1962. Le film ne montre pas tout à fait ça. Il montre déjà, malgré leur héroïsme, la soumission des femmes au combat révolutionnaire mené par les hommes. C’est un aspect nouveau, de déconstruction des imaginaires, peut-être parce qu'on a moins à affirmer la légitimité du combat livré. Il faut passer à une autre phase dans la construction de la nation. La question nationale n’est pas finie, en Algérie. À la limite, on peut même dire qu’elle commence vraiment. On n’a plus besoin de prouver la Nation, maintenant il faut la construire, dire comment elle existe, dans ses différences : question des Berbères, des femmes, problème du religieux, de l’école... Et ça, le cinéma doit le montrer ; il commence à le montrer.
Dans votre livre, vous essayez de «voir comment les guerres démaquillent des sociétés, […] montrer, en fusion, les pulsions noires qui les habitent». Est-ce que l’historien est un démaquilleur de société ?
Pour moi, un historien ne se contente pas seulement de “voler” des archives, pour restituer des pans du passé, de manière objective et distanciée, dans la société où il vit. C’est surtout quelqu’un qui cherche à démaquiller, à mettre à nu, à donner à voir des sociétés à la fois dans leur cruauté et dans leur générosité. La subjectivité de l’historien est forte. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si je m’intéresse aux guerres, aux traumatismes et aux blessures, plus qu’à l’histoire longue, quantitative... ça renvoie à ma propre subjectivité, c’est sûr.
Benjamin Stora, Imaginaires de guerre ; Algérie - Vietnam, en France et aux États-Unis, Paris, éditions de La Découverte, 1997.