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Biographie

 

(1918-1993) Marthe Stora. Propos recueillis par Leila Sebbar
Je suis née à Constantine, en 1918. J'ai eu une enfance heureuse. Mon père tenait une bijouterie dans le quartier musulman. Nous habitions le quartier israélite, une belle maison. Dans la famille, on avait des terres à blé, du côté de ma mère.
Mes parents étaient de bons juifs. En Algérie, les juifs observaient. On a toujours observé. On était sept filles et un garçon. Les filles ne fréquentaient pas l'école religieuse. C'était réservé aux garçons. Ils apprenaient l'hébreu pour dire les prières en hébreu le jour de la communion. Nous les filles, non. On n'a jamais reçu d'instruction religieuse. On aidait ma mère à la cuisine, pour les rites juifs. Je fais la cuisine de chez nous, le couscous, les gâteaux. C'est ma mère qui m'a appris. On n'achetait jamais la pâtisserie, les cigares aux amandes, les makrouts, les gâteaux au miel; tout était fait à la maison. Aujourd'hui encore... mes enfants me demandent la cuisine de là-bas.


Je ne suis pas allée à l'école du consistoire mais à l'école française, jusqu'au brevet. C'était une école de filles, à côté de l'école des garçons. Les filles musulmanes ne venaient pas à l'école. Je n'en ai jamais vu, ni au collège. Je n'ai pas eu d'amie musulmane. Les filles se voilaient à douze ou treize ans et on ne les voyait plus. Les garçons avaient des amis musulmans qui fréquentaient l'école française. Mon grand-père avait un ami, un cheikh qui venait tous les jours bavarder avec lui au magasin, il avait sa chaise. Ils parlaient en arabe. J'ai un oncle paternel qui savait très bien l'arabe, c'était un lettré. Il était interprète militaire. Il a écrit des livres en arabe. L'autre oncle, celui qui était président du consistoire, était scientifique, il est devenu commandant dans l'armée française. Mon père a fait la guerre de 14~18. On était Français. Un frère de ma mère est mort à Bordeaux, pendant la guerre. Son corps a été transféré à Constantine. Un autre oncle est mort à Arras, au début de la guerre, il est enterré là-bas, dans une fosse commune.

J'ai eu une enfance heureuse.

Avec mes sœurs, les voisines, les cousines, on s'amusait à la marelle comme toutes les petites filles, mais ce que j'aimais, c'était le mariage des poupées avec les poupons. On a passé des heures, à l'étage, à jouer au mariage, avec Citronnelle et Grenadine. On mangeait des gâteaux avec les poupées, on les habillait comme des mariées. Henriette qui était couturière coupait et cousait les robes, elles avaient des toilettes magnifiques. On leur faisait des cadeaux. Un vrai mariage....
Noël, on ne le fêtait pas. Mais mon père nous offrait des cadeaux. Il ne voulait pas que les enfants soient malheureux ou qu'ils pensent qu'ils ne méritaient pas de cadeaux. Mon père était généreux, hospitalier. Il a recueilli une fille que ses parents ne pouvaient pas élever, elle est restée chez nous jusqu'à son mariage. Elle vivait avec nous, comme nous. Ma mère n'a jamais pris de bonne musulmane. On était assez nombreuses à la maison pour l'aider. On s'occupait de la maison et du trousseau. Une fille ne quittait pas la maison de son père sans son trousseau. Mon père a veillé lui-même au trousseau de chacune de ses filles. Ma sœur aînée avait appris la couture dans un ouvroir où elle avait rencontré une Française de Biarritz, une couturière de vingt ans qui s'était enfuie de chez elle avec un jeune musicien. Elle vivait à Constantine mais un jour son musicien a disparu, elle s'est retrouvée seule sans personne. Son père l'avait reniée... Mon père lui a proposé de venir vivre chez nous, elle a accepté. Elle est restée quinze ans, jusqu'à son mariage. Elle s'appelait Henriette. C'était une femme accomplie. Elle savait tout faire dans une maison. C'est elle qui nous a aidées pour le trousseau. Une fille, si elle n'avait pas de dot, devait partir de chez elle avec un trousseau complet: le linge de corps, le linge de maison, le linge de toilette, les draps brodés; les parures en soie et en satin, le linge de nuit en satin... Deux douzaines de chaque... Et aussi les bijoux, les bracelets, les colliers... Le fiancé offrait la bague de fiançailles, des bijoux aussi et avant tout, la chambre à coucher... Henriette, c'était notre grande sœur, elle avait les clés du coffre, elle s'est occupée de tout avec nous. Quelquefois elle m'emmenait à l'église, à la messe de minuit. Pour épouser un parent de mon père, elle s'est convertie à la religion juive. Quand son père est mort, elle a pu revoir sa mère et sa grand-mère. Elle a quitté Constantine pour Bordeaux. Elle n'a jamais eu d'enfant mais elle s'est beaucoup occupée de l'une de mes nièces.
Moi, je me suis mariée à la synagogue et à la mairie. A cette époque là, la virginité, ça comptait. Il fallait être vierge, mais on n'avait pas à le prouver, nous les filles, on se tenait. Les filles se tenaient. Elles n'étaient pas dévergondées, je ne connaissais pas de filles volages. On allait dans les fêtes, on s'amusait en famille, on dansait.

La musique orientale
Pour les mariages et les circoncisions, on faisait de grandes fêtes. Les familles invitaient des orchestres, louaient des salles, tout le monde venait de l'intérieur, on se retrouvait à cent, deux cents, trois cents pour la cérémonie religieuse. On se mariait à la mairie le mercredi ou le jeudi et le dimanche à la synagogue. Pour ma sœur aînée, mon père a fait un grand mariage. La fête a duré huit jours. Après sa mort, pour nous les autres filles, c'était fini. On connaissait les chanteurs juifs et musulmans, les orchestres orientaux. Fergani, un musulman, chantait dans les mariages juifs. Pour le mariage, mon père avait fait venir un musicien, Benkaoud, un pianiste de Bône. Il jouait de la musique orientale au piano. Moi, j'ai pris des leçons de piano jusqu'à treize ans. Mon père aimait beaucoup aussi Raymond. On l'appelait Raymond, il s'appelle Raymond Leiris, il était chanteur d'orchestre, il chantait en arabe. Le père d'Enrico Macias, Sylvain Gnancia, jouait du violon dans son orchestre. Mon père mettait souvent la chanson de Raymond: " Mon ami, je viens vers toi "... On avait un électrophone. C'était sa chanson préférée. Je l'ai chez moi. Quand je suis allée à Constantine l'année dernière pour le film avec mon fils, des jeunes de Constantine m'ont chanté cette chanson de Raymond en arabe. Pour les jeunes, à l'époque, on faisait venir des orchestres français qui jouaient des airs à la mode. Souvent dans les mariages, on retrouvait les deux orchestres, l'oriental et le français. Raymond a été assassiné en 1961. On l'a tué à coups de couteau en plein marché, à Constantine. Tout le monde a été horrifié.

Les événements de 1934

Mon mari aussi avait des amis musulmans. Il travaillait dans la semoule. J'allais souvent avec lui dans les villages chez les fellahs. Il les connaissait bien. Ils étaient toujours très hospitaliers avec nous. Mais à cause des événements de 1954, tout a changé. Ils ont dit à mon mari qu'ils ne pourraient pas le protéger, lui et sa famille, en cas de coup dur. D'ailleurs avant 1954, déjà en 1945 avec Sétif, et avant, en 1934, ça n'allait plus entre nous et les musulmans.
J'ai été heureuse jusqu'en 1934. J'avais quatorze ans. Les événements de 1934, je les ai vécus. J'ai eu très peur. Les musulmans avaient dit qu'un israélite avait uriné devant la mosquée, un vendredi. On les voyait, de la terrasse, se rassembler vers Sidi-Mabrouk. Le dimanche, ils sont descendus en masse sur Constantine, un massacre... Ils ont égorgé. Ils ont éventré les vitrines. C'était affreux. J'avais quatorze ans, j'étais là. J'ai des photos des magasins détruits. C'était contre les juifs. Ils ont tué beaucoup de juifs ce jour-là. Après, les juifs ont été boycottés par les musulmans. Notre magasin de vente était dans le quartier musulman, on travaillait beaucoup avec les Arabes. Mon père est mort en 1936. Un malheur après l'autre. J'avais seize ans. Mon père, tout le monde l'aimait, la bonté même. Il aurait adopté tous les enfants sans famille. D'ailleurs, il en a élevé plusieurs pendant des années. Il était incomparable. Je n'ai jamais rencontré un homme comme lui. Il s'est occupé de nous jusqu'à sa mort. Sa mort a été le plus grand malheur de ma vie. Encore aujourd'hui, après cinquante ans, je rêve de mon père. J'ai porté le grand voile noir de deuil pendant deux ans, mes sœurs et ma mère aussi. On s'habillait en noir et on ne sortait pas sans le chapeau et le grand voile. Le grand voile nous enveloppait tout entières. Henriette aussi a porté le deuil de mon père, comme nous, ses filles.

Le magasin
A la mort de mon père, j'avais seize ans. Mon frère en avait quatorze. Il ne connaissait rien au métier de bijoutier. Moi non plus, d'ailleurs. J'ai dû tout apprendre, tout. Ma sœur aînée s'est occupée de ma mère, moi je suis allée au magasin de vente. J'ai quitté les classes. J'allais jusqu'à Alger chercher la marchandise. Un oncle me conseillait. J'ai appris le métier. Je parlais arabe avec la clientèle. On fabriquait des bijoux à l'atelier. On achetait la matière première au Comptoir, dans les banques. On rachetait des bijoux à la casse, on fondait l'argent et on le raffinait avec de l'argent vierge. On savait le titrage des lingots... J'ai travaillé jusqu'au remboursement des dettes. Après 1934, mon père avait racheté leurs parts à ses frères, ils étaient cinq. J'ai travaillé comme une folle. Pendant la guerre, on ne recevait plus la marchandise de France, les creusets pour fondre, les acides...
On faisait beaucoup d'argent, de l'or aussi, mais plus d'argent. Avec mes sœurs, on a travaillé à la maison. On avait la matière première. Dans la salle à manger, on a installé un établi, on travaillait jusqu'à deux heures du matin. On a fabriqué, nous les filles, les chaînes que les Arabes recherchent. C'était contrôlé. On vendait aux bijoutiers. Les Américains sont arrivés, ils voulaient acheter de l'oriental, ils allaient dans les rues arabes, ils achetaient tout.
J'avais tout remboursé quand je me suis mariée; je n'ai plus travaillé au magasin. J'avais mon appartement avec mon mari. On a eu deux enfants. On a tout refait à neuf en 1958. Mon mari ne voulait pas croire qu'on partirait. Je ne connaissais pas la France, mon mari oui. On allait en vacances au bord de la mer en Algérie. On est parti en juin 1962. C'était la valise ou le cercueil. Une valise, vingt kilos de bagages, un avion militaire... On a tout laissé.
Pour un film, mon fils m'a emmenée à Constantine avec une équipe de la télé, l'année dernière. Je n'étais pas retournée depuis trente ans. j'ai retrouvé la langue, j'ai parlé en arabe. A Sartrouville, je croyais avoir oublié, après tant d'années. Une langue que je ne parlais plus. A Constantine, tout m'est revenu en arabe, comme si je n'étais pas partie... Après trente ans... J'ai parlé avec la femme qui habite mon appartement. Je n'ai rien oublié.
J'ai revu la maison de maman. Une maison de maître de quatre étages avec l'atelier de bijouterie au rez-de-chaussée, autrefois. Une maison de maître. Dans la salle à manger, on pouvait mettre jusqu'à cent couverts. Les escaliers étaient en marbre, c'était carrelé partout à hauteur d'homme. Quand j'ai revu la maison de ma mère... C'était effroyable. Avant, une seule famille vivait dans cette maison. Là... les chambres étaient au deuxième et au troisième étage, au quatrième, il y avait la buanderie, la lingerie, la terrasse pour étendre le linge.
En Algérie, on coupait l'eau. Mon père avait fait fabriquer un réservoir de mille cinq cents litres. La maison de maman... Ils ont tout cassé. Plus d'escaliers, plus de marbre, la porte d'entrée... Quand j'ai vu la maison de maman... J'ai dit, maintenant, il ne faut pas pleurer pour la maison, pour Constantine, je leur ai dit: "Mais pourquoi, pourquoi tout est cassé ? ". Le réservoir ne servait plus. Rien n'est réparé. Qui va réparer ? Quand on vit à plusieurs familles avec beaucoup d'enfants, il faut réparer. Ça se dégrade vite. Mais là, rien. Rien.

Sartrouville, France. Les usines Peugeot
Quand nous sommes arrivés en France, je me suis mise à l'usine, chez Peugeot. Je ne connaissais rien à ce travail. Ça a été très, très dur.
Pour les Français, on leur enlevait le travail. On a d'abord vécu à trente dans un petit appartement à Montreuil le temps de chercher. Mon mari a retrouvé un ami qu'il avait aidé à Constantine. Il nous a prêté un petit deux-pièces, un taudis, une ancienne forge, avenue Mozart. Avec mon mari et nos deux enfants, on a vécu là deux ans. Mon fils est allé à Jeanson-de-Sailly, il avait douze ans. Il prenait le train, on habitait Sartrouville. Après il a continué à Saint-Germain-en-Laye. Il a mené la vie d'un enfant d'ouvriers, de déshérités. On n'avait rien touché comme rapatriés. Mon mari à cinquante-trois ans ne trouvait rien. Il a dû reprendre l'école... Mon fils, pendant les vacances, venait travailler avec moi à l'usine... Ma fille est allée en Angleterre, au pair. Elle est revenue de là-bas avec la langue. Elle avait dix-huit ans. Plus tard, elle a repris des études universitaires. Elle écrit des livres comme son frère. Mes enfants ont fait leur chemin. C'est nous qui avons souffert. Si on était restés en Algérie, mes enfants n'auraient pas pu continuer leurs études, on n'avait pas les moyens de les envoyer à Alger. A Sartrouville, on était ensemble. Très unis.
A l'usine, c'était la chaîne. Il fallait contrôler et mettre dans les cartons. Certaines n'y arrivaient pas, j'allais les aider. Moi, je fermais les cartons, je mettais les étiquettes, je tenais les fiches, je plaçais sur le chariot et ça partait.
Au début, j'ai eu mon HLM, en 1964, alors que certaines faisaient des demandes depuis quinze ans, moi je l'ai eu au bout de deux ans, il y a eu des jalousies. En usine, c'était dur, c'était chronométré. Je n'étais pas habituée au rendement. Tout ca pour moi, c'était de l'hébreu. Je comprenais rien au système. On affichait le rendement, l'augmentation, c'était pour celle qui travaillait le plus. Des filles étaient plus lestes que d'autres. Je faisais du conditionnement. Après, je tenais les fiches du stock. Je connaissais tous les numéros de Renault, Peugeot, Simca... Il y avait 9 000 numéros. Je savais ce qui sortait de l'atelier. Je suis restée quinze ans chez Peugeot à la Garenne-Colombes. Je quittais la maison à six heures du matin. On faisait les deux-huit. Une semaine je travaillais de 7 h à 14 h, la semaine suivante de 14 h à 22 h, avec une demi-heure pour manger. Je prenais toutes les heures supplémentaires. J'ai fait jusqu'à soixante heures par semaine, le samedi compris. J'ai pris ma préretraite en 1979. Après 1975, on faisait trente-huit heures par semaine. J'ai travaillé très dur. C'est comme ça qu'on a pu s'installer. Mon mari, avec son diplôme de droit, a trouvé un travail, mais c'était pas très bien payé. Il s'est arrêté à soixante-sept ans. Lui aussi a fait des heures supplémentaires. Il est mort en 1985.

J'ai été heureuse de 1979 à 1985.
Je vis seule. Mais je ne suis pas seule. Je vois mes enfants et mes petits-enfants. J'ai une sœur à Toulon, une à Bordeaux, les autres sont à Paris. On se voit pour les fêtes. Mon frère qui tenait une bijouterie vers la Nation est à la retraite. C'est chez lui que ma mère a vécu jusqu'à sa mort. Avant son départ pour Constantine, elle était déjà aveugle, mais elle était dans sa maison, elle la connaissait. Là, dans une autre maison... En ce moment, je n'ai pas beaucoup de temps. C'est le grand nettoyage de printemps. J'ai fait tous mes cuivres et mon argenterie. Il me reste la cuisine, jusqu'au plafond, c'est le plus dur.

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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